Rutebeuf - Œuvres complètes, 1839/De maistre Guillaume de Saint-Amour, ou La complainte de maître Guillaume de Saint-Amour

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De Maistre Guillaume de Saint-Amour,

ou ci encoumence
LA COMPLAINTE MAÎTRE GUILLAUME DE SAINT-AMOUR,
ou
LA COMPLAINTE DE SAINT-AMOUR.


Mss. 7218, 7633, 7615.
Séparateur



« Vous qui alez parmi la voie,
« Arestez-vous, et chascuns voie
« S’il est dolor tel com la moie »,
Dist sainte Yglise.
« Je sui sor ferme pierre assise :
« La pierre esgrume et fent et brise,
« Et je chancèle.
« Tel gent se font de ma querele

  • Qui me metent en la berele[1] ;

« Les miens ocient
« Sanz ce que pas ne me desfient,
« Ainz sont à moi, si comme il dient,
« Por miex confondre.
« Por ce font-il ma gent repondre,
« Que nus à els n’ose respondre,
« Ne mès que sire.
« Assez puéent chanter et lire,

« Mès mult a entre fère et dire ;
« C’est la nature.
« Li diz est douz et l’uevre dure :
« N’est pas tout or quanqu’on voit luire.
« Ahi ! ahi !
« Com sont li mien mort et trahi
« Et por la vérité haï
« Sanz jugement !
« Ou cil qui à droit juge ment,
« Ou il en auront vengement,
« Combien qu’il tart ;
« Com plus couve li feus, plus art.
« Li mien sont tenu por musart,
« Et je l’ compère :
« Pris ont César, pris ont Saint-Père[2],
« Et s’ont emprisoné mon père
« Dedenz sa terre[3].
« Cil ne le vont guères requerre
« Por qui il commença la guerre[4]
« C’on n’es perçoive :
« N’est mès nus qui le ramentoive ;
« S’il fist folie, si la boive.
« Hé ! arcien !
« Décretistre, fisicien,
« Et vous la gent Justinien
« Et autre preudomme ancien,
« Comment souffrez en tel lien
« Mestre Guillaume
« Qui por moi fist de teste hiaume ?

« Or est fors mis de cest roiaume
« Li bons preudom
« Qui mist cors et vie à bandon !
« Fet l’avez de Chastel-Landon[5].
« La moquerie
« Me vendez, par sainte Marie.
« J’en doi plorer, qui que s’en rie ;
« Je n’en puis mais.
« Se vous estes bien et en pais,
« Bien puet passer avril et mays.
« S’il en carcha[6] por moi tel fais,
« Je li enorte
« Que jus le mete où il le porte,
« Que jà n’est nus qui l’en déporte,

« Ainz i morra,
« Et li afères demorra.
« Face du miex que il porra,
« Je n’i voi plus ;
« Por voir dire l’a l’en conclus.
« Or est en son païs reclus[7],
« A Saint-Amor,
« Et nus ne fet por lui clamor[8].
« Or i puet fère lonc demor,
« Que je l’i lais,
« Quar vérité a fet son lais.
« Ne l’ose dire clers ne lais :
« Morte est Pitiez,
« Et Charitez et Amistiez ;
« Fors du règne[9] les ont getiez
« Ypocrisie,
« Et Vaine-Gloire et Tricherie,
« Et Faus-Samblant et dame Envie[10]
« Qui tout enflame.
« Savez porqoi ? Chascune est dame,
« C’on doute plus[11] le cors que l’âme ;
« Et d’autre part,
« Nus clers à provende ne part,
« N’à dignité que l’en départ,
« S’il n’est des lor.
« Faus-Samblant et Morte-Color

« Emporte tout ; a ci dolor
« Et grant contrère.
« Li douz, li franz, li débonère,
« Cui l’en soloit toz les biens fère,
« Sont en espace ;
« Et cil qui ont fauce la face,
« Qui sont de la devine grâce
« Plain par defors,
« Cil auront Dieu et les trésors
« Qui de toz maus gardent les cors.
« Sachiez, de voir,
« Mult a sainte chose en avoir
« Quant tel gent la vuelent avoir,
« Qui sanz doutance
« Ne feroient por toute France
« Jusqu’au remors de consciance.
« Mès de celui
« Me plaing qui ne trueve nului,
« Tant ait esté amez de lui,
« Qui le requière.
« Si me complaing en tel manière :
« Ha ! fortune ! chose légière,
« Qui oins devant et poins derrière[12],
« Comme es marrastre !
« Clergie, comme estes mi fillastre !

« Oublié m’ont prélat et pastre[13] ;
« Chascuns m’esloingne,
« A poi[14] lor est de ma besoingne :
« Séjorner l’estuet en Borgoingne[15],
« Mat et confus.
« D’iluec ne se mouvra-il plus,
« Ainz i sera ce seureplus
« Qu’il a à vivre,
« Que jà n’ert nus qui l’en délivre.
« Escorpion, serpent et guivre
« L’ont assailli :
« Par lor assaut l’ont mal bailli,
« Et tuit mi droit li sont failli,
« Qu’il trait[16] avant.
« Il auroit pais, de ce me vant,
« S’il voloit jurer par convant
« Que voirs fust fable,
« Et tors fust droiz, et Diex déable,
« Et fors du sens fussent resnable,
« Et noirs fust blanz ;
« Mès por tant puet user son tans,
« En tel estat, si com je pans,
« Que ce déist,
« Ne que jusques là mefféist,
« Comment que la chose préist ;
« Quar ce seroit
« Desléautez : n’il ne l’ feroit,
« Ce sai-je bien ; miex ameroit

« Estre enmurez,
« Ou desfez ou desfigurez[17] ;
« N’il n’ert jà si desmesurez,
« Que Diex ne veut :
« Or soit ainsi comme estre puet.
« Encor est Diex là où il suet,
« Ce sai-je bien ;
« Je ne me desconfort de rien.
« Paradis est de tel merrien
« C’on ne l’a pas
« Por Dieu flater isnel le pas ;
« Ainz covient maint félon trespas[18]
« Au cors soufferre.
« Por cheminer parmi la terre,
« Por les bones viandes querre,
« N’est-on pas sains ;
« S’il muert por moi, s’ert de moi plains.
« Voir dires a cousté à mains
« Et coustera ;
« Mès Diex, qui est et qui sera,
« S’il veut, en pou d’eure fera
« Cest bruit remaindre :
« L’en a véu remanoir graindre.
« Qui verra .ij. cierges estaindre[19]

« Lors si verra
« Comment Jhésu-Crist ouverra[20],
« Qui maint orguillex à terre a
« Plessié et mis.
« Se il est por moi sanz amis,
« Diex s’ert en poi d’eure entremis
« De lui secorre.
« Or lera donc fortune corre,
« Qu’encontre li ne puet-il corre[21] ;
« C’est or la somme.
« Où a-il nul si vaillant homme,
« Qui por l’apostoile de Romme
« Ne por le Roi,
« Ne veut desréer son erroi,
« Ainz en a souffert le desroi
« De perdre honor ?
« L’en l’apeloit mestre et seignor,
« Et de toz mestres[22] le greignor.
« Seignor et mestre,
« Li enfant que vous verrez nestre
« Vous feront encor herbe pestre
« Se il deviennent
« De cels qui ensamble se tienent,
« Et c’il vivent qui les soustienent
« Que j’ai descrit !
« Or prions donques Jhésu-Crist
« Que cestui mete en son escrit
« Et en son règne
« Là où les siens conduit et maine ;

« Et si l’en prit la souveraine
« Virge Marie,
« Qu’avant que il perde la vie
« Soit sa volonté acomplie. »
                    Amen.


Explicit de mestre Guillaume de Saint-Amor, ou Explicit la Complainte de Saint-Amor.
  1. Berele, dispute, contestation, querelle ; en bas latin, berellus.
  2. Ms. 7615. Var. Son père.
  3. Allusion à l’exil de Guillaume de Saint-Amour.
  4. Ce vers est sauté dans le Ms. 7615.
  5. C’est-à-dire : Vous vous êtes moqués de lui. — Les habitants de Château-Landon passaient en effet pour être très-satyriques. On retrouve ce proverbe : La moquerie de Château-Landon, parmi ceux qui composent la pièce intitulée De l’Apostoile, et qu’a publiés et commentés M. Crapelet (Paris, grand in-8o, 1831). On lit également dans Les miracles de sainte Geneviève (voyez mon édition de ce mystère dans mon 1er  volume de Mystères inédits du 15e siècle, page 263), à propos d’un certain Tiébault, grand faiseur de mauvaises plaisanteries :
    Il fut né à Chasteau-Landon,
    Sire, pour Dieu ne vous desplaise ;
    Jamais il ne dormiroit aise
    S’il ne moquoit : c’est sa nature.
    On trouve encore dans un petit recueil de Contes populaires, traditions, croyances superstitieuses, proverbes et dictons applicables à des villes de la Lorraine, recueillis par M. Richard, bibliothécaire de Remiremont, le proverbe suivant, rimé ou à peu près :
    Château-Landon, petite ville mais de grand renom :
    Personne n’y passe qui n’ait son lardon.
    Du reste, la plupart du temps, au moyen âge, les villes comme les personnes avaient chacune un sobriquet. C’est ainsi qu’on disait : les moqueors de Dijon, li buveors d’Aucerre, li jureors de Baiex, li larron de Mascon, etc.
  6. Ms. 7633. Var. Charja. — Ms. 7615. Var. Enseiga, pour enseigna.
  7. Ce vers est omis au Ms. 7615.
  8. Voyez la note K, à la fin du volume.
  9. Ms. 7633. Var. Païs.
  10. On voit ici percer ce goût pour l’allégorie dont Le roman de la rose est le nec plus ultrà, et qui tint plus tard une si grande place dans notre littérature aux 14e et 15{{e siècles.
  11. Ms. 7615. Var. Et doute plus.
  12. On trouve à la pape 32 du Jeu de Pierre de la broce, espèce d’églogue anonyme qui doit être considérée comme l’un des premiers essais de notre théâtre, et que j’ai publiée en 1835, la répétition de ce vers. Cette circonstance pourrait donner à penser que Le jeu de Pierre de la broce, pièce toute politique touchant la mort du favori de saint Louis et de Philippe-le-Hardi, est de Rutebeuf, si cette locution, sinon très-poétique, du moins proverbiale, ne se retrouvait beaucoup trop fréquemment chez les trouvères pour qu’on pût en appuyer l’hypothèse dont nous parlons.
  13. Ms. 7615. Var. Pape.
  14. Ms. 7633. Var. Mult pou.
  15. Ms. 7615. Var. Boloigne.
  16. Ms. 7615. Var. Met.
  17. Ms. 7615. Var.
    Ou trestoz vis desfigurez
    Qu’il fut jà si desmesurez :
    Fère ne l’ veut.
    Or en voit si com estre puet.
  18. Ms. 7633. Var. Ansois convient maint fort trépas. — Ms. 7615. Var. Cruel trépas.
  19. Je crois que ce vers et le précédent pourraient bien être une allusion à la mort du pape Clément IV et à celle du roi, qui se suivirent d’assez près ; mais ce passage n’est pas assez explicite pour que j’ose l’affirmer.
  20. Ms. 7633. Var. Overra.
  21. Ms. 7615. Var. Acorre.
  22. Ms. 7633. Var. Autres.