Rutebeuf - Oeuvres complètes, 1839/Notes et éclaircissements Vol 2/Note C

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Rutebeuf - Oeuvres complètes, 1839/Notes et éclaircissements Vol 2
Rutebeuf - Œuvres complètesChez Édouard Pannier2 (p. 357-412).
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NOTE C.
(Voyez page 151, note 1.)


M. de Montalembert a donné dans son ouvrage l’indication des sources historiques consultées par lui pour la vie de sainte Élisabeth, et qui avaient été imprimées. Nous lui emprunterons seulement la liste des principales parmi celles qui sont restées manuscrites, parce que cette indication pourra peut-être donner l’idée d’en mettre quelqu’une au jour. Voici la première, qui appartient à la bibliothèque de Gotha, no 52, et qui se retrouve dans celle de Cassel (Berthold Ms.) : — Das Leben des edeln tuginthaflin lantgraven Ludewigis der de was elich gemahel unde wert der heiligin hochgebornen Frouwin Elisabeth… das beschrebin hat er berlt sin capellan der yme heymelich gewest ist von Joggent bis yn synen tod (vie du noble et vertueux landgrave Louis, qui était l’époux légitime et le seigneur de la sainte et très-noble dame Élisabeth ; écrite par sir Berthold, son chapelain, qui a été intime avec lui depuis sa jeunesse jusqu’à sa mort).

2o Vita sanctæ Elisabethæ lantgraviæ, à fratre Cæsario, sacerdote in monasterio vallis Sancti-Petri. (Se trouve en Belgique, à la bibliothèque de Bourgogne, parmi les documents réunis par les Bollandistes pour la continuation des Acta sanctorum.)

3o Der lieben frowen sant Elisabeten der landgrefin leben (vie de la chère dame sainte Élisabeth la duchesse. — Bibliothèque palatine, Heidelberg, Ms. allemand, no 105).

4o Sente Elsebet Leben, poëme allemand du 14e ou du 13e siècle. (Se trouve aux archives de Darmstadt. Ce poëme a été imprimé en partie par le professeur Graff dans la collection intitulée Diutiska.)

5o Von sente Elysabethen, poëme allemand de la bibliothèque de Strasbourg, fonds des Johannites, A 77 ; écriture du 14e siècle.

M. de Montalembert indique ensuite plusieurs autres sources également manuscrites, mais qui ne nous ont pas paru aussi importantes que celles que nous venons de citer.

Voici maintenant quelques détails sur sainte Élisabeth elle-même et sur quelques personnages dont il est question dans sa vie.

Élisabeth de Thuringe, que les anciens écrivains allemands nomment tous la chère sainte Élisabeth, était fille de Gertrude de Méranie, ou d’Andechs, qui descendait de Charlemagne. Dès son enfance, c’est-à-dire à l’âge de quatre ans (elle était née en 1207), elle fut fiancée au jeune duc Louis de Thuringe, fils du landgrave Hermann, qui en avait onze. À peine parvenue à l’âge de raison, elle se fit remarquer par une vive piété, qui lui attira bien des haines et faillit la faire renvoyer à son père ; mais le jeune Louis l’aimait trop pour céder aux obsessions dont on l’environnait. Il l’épousa donc en 1220, au château de Wartbourg, avec grande pompe. En 1227 le duc se croisa, et mourut au milieu des préparatifs de l’embarquement dans tout l’éclat de sa jeunesse, laissant après lui, livrés à des périls trop grands et trop réels pour qu’ils y pussent échapper, sa jeune épouse et ses enfants. Bientôt en effet les beaux-frères d’Élisabeth la chassèrent de ses états, et la sainte se vit réduite à la mendicité. (Voyez pour cette circonstance le texte de Rutebeuf, qui est fort touchant.) Élisabeth, tombée dans l’infortune, erra quelque temps sans asile ; et finit par être accueillie auprès de l’évêque de Bamberg, son oncle, qui la réintégra dans ses droits au landgraviat ; mais elle ne tarda pas à y renoncer. Elle mourut, à l’âge de 24 ans, dans les plus grands sentiments de piété.

Élisabeth fut canonisée par Grégoire IX en 1235 ; et l’une de ses filles, Gertrude, abbesse d’Aldenberg, morte en 1297, fut canonisée par Clément V. Quant à son directeur, que Rutebeuf appelle maistre Corras de Mapur, il se nommait Conrad de Marbourg, et appartenait à l’ordre de Saint-Dominique. Ce fougueux inquisiteur, pendant qu’on brûlait en France les Albigeois, faisait livrer aux flammes, en Allemagne, les Stadings, nom de plusieurs petits peuples hérétiques qui habitaient des marais aux confins de la Frise et de la Saxe ; mais, comme l’impunité des crimes, même de ceux qui ont Dieu pour prétexte, ne peut être éternelle, et qu’un jour ou l’autre tout peuple opprimé se venge, Conrad périt, le 30 juillet 1233, dans une embuscade qui lui fut tendue aux portes de Marbourg. On a de lui un écrit intitulé : Epistola ad papam de miraculis sanctæ Elisabethæ. La mémoire de Conrad, vénérée des catholiques, est exécrée des protestants.


CHI COUMENCHE DE SAINTE YSABIEL.

Ms. 1862, fonds de l’église Saint-Germain.


Hom, qui samblance en forme a
De Dieu, qui tout le mont forma,
Se doit mult de lui esjoïr
Et volentiers en doit oïr
Parler toutes les fois qu’il puet ;
Car c’est li chose qui esmuet
Plus le cuer à dévocion,
D’avoir de l’ tot s’entention
A Dieu amer et à ses sains ;
Car li enfers en devient sains
Et li péchières s’en acorde
Au Père de miséricorde.
Car mult i a de biaus essamples
Ès vies des sains, et plus amples
Est paradis par cele voie
Ke par nulle autre que g’i voie.
Por çou lo que vos entendés,
Vous qui à paradis tendés,
A la vie sainte Ysabel,
Por cui Dix maint miracle bel
A fait ; et por mimoire avoir
De li, vos voel faire savoir
Au comencier et à l’entrée
De quel lignage ele fu née.
Se vous demandés qui fu ille,
Je vous respont qu’elle fu fille
Au roi de Hongherie Andriu,
Ki mult ama et cremi Dieu,
Et à la roïne Gertru,
Sa feme, qui fille au duc fu
De Mélandre, et avoit .ij. frères
Dont il méismes estoit pères.
D’Aquilée fu patriarches
Li uns, li autres tint les marces
De la Menberge et la vesquie ;
Vesques fu tant com ert en vie.
Ces .ij. li rois de Hongerie
Ama forment toute sa vie,
Et seigneurs les fist de l’ roiame,

Que tot por amor à la dame
(La roïne si ert lor suer),
A ces trois tot donna son cuer
Li rois por l’amor à sa feme.
Ensi avint, mais cil qui seme
Cargerie avoec le forment
De ce s’esforça mult forment
Qu’entre les Hongres et le roi
Mist tel envie et tel desroi
Ke tot ensamble à un acort
Jurèrent de traitier sa mort
Et ensement de la roïne.
Et quant ele séut la covine,
Au roi celéement le conte,
Et li dist : « Sire, ceste honte
Et tele traïson portraitent
Votre home, qui de vo mort traitent
Et de la moie tot ensamble.
Il n’i a si bon, che me samble,
Ke vous partés tost de l’ païs,
Car vous estes, por voir, traïs.
Si en alés en aucun lieu,
Et jou en le garde de Dieu
Remanrai, qui garde est de tous :
De moi ne me caut fors de vous. »

Ensi la dame se conseille,
Et li rois, qui mult se merveille
Et qui l’amoit tant com son cors,
De son conseil n’ose issir fors,
Ains prent congié et si s’en part
Celéement, ne sai quel part
Le traist, tant qu’il ot pris congié,
Mais n’ot pas granment eslongié
Le lieu où ensemble parloient
Quant cil vinrent qui le queroient
Por ochire et por desmembrer ;
Mais ne le porrent pas trover.
La roïne troevent orant
Et por son signor mult plorant
En une cambre toute seule.
Tantost li ont colpé le geule :
Ensi reçut mort et martyre.
Assés vous en poroit-on dire

De la mère sainte Ysabel.
Sanlant nos samble estre à Abel,
Ki par envie reçut mort ;
Ensi com Abel et à tort,
Ensi morut, ensi fina.
Il m’est avis qui tel fin a
K’ele est plus que ors afinée,
Car par grant martire est finée.
De tel lignage fu estraite
Sainte Isabel, et de si faite
Mère nasqui com vous oés.
Por çou croire et savoir poés
Que par le mérite le mère
Haï plus tel joie amère
De l’ monde et trestous les déduis,
Car de bon arbre naist bons fruis.
La vérité vous ai contée
De l’ lignage et de la contrée
Saint Ysabel au miuls que puis
Et ensi que escrit le truis.

Or vous dirai la contenance
De ce qu’elle fist en s’enfance.
N’est pas drois que jou entr’oublie
Ke c’est que ses nons sénéfie,
Car li mistères est mult biaus :
Autretant nos dist Ysabiaus,
Et tant sénéfie en ébrieu
Ke le sietime dou non de Dieu.
Ceste parole samble oscure,
Mais se volés metre vo cure
A bien entendre la matère,
Ele vous samblera si clère
Ke vous verrés apertement
Dou non le sénéfiement,
Ensi com on le troeve escrit
En la grasce de Jésu-Crist,
Ki en .vij. dons est devisée.
Par cel non est bien figurée,
Et ce fu raison, ce me samble,
K’à celi qui devoit ensamble
Par grasces recevoir tels dons
Fu mis et asenés cis nons.
Encore n’ai-je pas conté

De cest non toute la bonté.
Se j’en ai conté une laisse
Et le millor à conter laisse,
Je ne feroie pas savoir.
Itant vous fai-je bien savoir
Que cis nons espiaut en .iij. sens :
Autretant con saoulemens
De Dieu, est cis nons forment propres
A celui qui tot mist en povres
A soeler et soustenir
Kan k’ele pot as mains tenir.
En povres mist toute sa cure :
Les nus vestoit en la froidure
Et les famileus repaissoit ;
Nul qui li rovast ne laissoit
Aler en nul fuer escondit.
N’ot pas oublié que Diex dist
Ke ce c’on fait à povre gent
Fait-on à lui noméement,
Car li povre sont membre Dieu.
Por çou avoit le cuer si pieu
Vers les povres qu’ele repeut.
Ensi Dame Dieu soeloit
Par les povres qu’ele paissoit,
Et Dieu dist qui tos les biens garde
Et au guerredoner ne tarde,
Rent à cent doubles qui le servent
Les guerredons que il deservent,
N’entroblia pas ceste dame,
Ains l’apela selonc l’âme
De mandes pures et mondes ;
Ce ne puet pas doner li mondes
Ne nus sans le confort devin,
Ce fu et de pain et de vin
De sainte contemplation
K’ele par tel dévotion
Son tans en tel manière usoit,
Ke nus dire ne le porroit.
Encor avoit autre penture,
K’ele de Dieu et d’escriture
Ooit parler mult volentiers,
Ke ses cuers estoit tos entiers
A oïr la parole Dieu.
Ke n’avoit ne plait ne lieu

Là où déust sermon tenir,
Ke ele n’i vausist venir,
Fust en châtel ou fust en borch
Si com celui dou Magdeborch.
Maistre Corrast, le préecheur
Ki converti maint pécéeur,
Suioit en quel lieu que ce fust,
Partot, à esckerpe et à fust,
Et si n’avoit pas sourde oreille ;
Mais, ensi com Diex li conseille,
Metoit à oevre la parole ;
Si qu’ele estoit toute sole
Cascun jor de ceste viande.
Bien faisoit çou que Diex comande :
L’autre més dont Diex le paissoit,
C’estoit cil qui mils li plaisoit,
Et soeloit plus doucement,
Ce fu de son saint sacrement
De l’ cors et du sanc le fil Dieu,
Ke li félon puant Giu
Por nous pendirent en la crois,
Crestiens, si com fu le crois,
Et Escriture le conferme.
En ceste foi estoit si ferme
Sainte Ysabiaus et si entière,
K’ele en avoit bone manière.
Tost par coustume et par talent
Faisoit acumenier sovent
En tel cremeur, en tel doutance
Et en si parfaite créance,
Et en si grant humelité,
Ce sachiés tot de vérité,
Que nus ne vos porroit retraire.
Por çou me voel à itant taire,
Car miels vient par raison conter
Ke en contant trop sermonner.

Or oiés coment ele usa
Cele qui mie ne musa
De la grasce Dieu en son tans :
N’avoit encore que .vij. ans
Ke l’on mist en sa compaignie
Une dame bien ensaignie
Et de bonté bien renomée

Ki dame Gode estoit nomée.
Cele de li servir soigna,
Et por vérité tiesmoigna
Et confrema par sairement.
Lors après le termisement
Sainte Ysabiaus que sans doutance
Comença-ele très enfance
Religion et sainteé,
Et si le tint tot son aé.
De Dieu servir fu si manière
K’ele en avoit une manière
Que tous ses fais et tous ses dis
Tenoit et adreçoit toudis,
Fust de savoir ou fust de peu,
A religion et à Deu,
Ki .viij. ans encore n’avoit.
Ne nulle letre ne savoit,
Et s’aloit menu et sovent
Devant l’autel par fin covent
Tout secréement en covert,
Et tenoit le sautier overt
Tout ausi come en orisons,
Et moult sovent à genillons,
Secréement, devant l’image,
Li jovencele de tel éage,
Et si queroit li mult sovent
Qu’ele péust tot coiement
Par li entrer en la capele,
Ke ne l’ séust ne cil ne cele ;
Kar merveilles honteuse estoit,
Et mult très bien aparcevoit
Ke ses compaignes le gaitoient
Et de ces coses le gaboient ;
Et quant ne pooit, en avant
S’aloit ausi comme jouant,
Corant tot droit vers la capele,
Ausi com s’acune pucele
Ki cele part fust vausist prendre.
Si les faisoit au giu entendre
Tant qu’ele éust passé le suell
De la capele, car son voell
Ne juast-ele d’autre giu
Ke d’ourer et de proier Diu ;
Et kant entrée estoit dedens

Si se couçoit tantost as dens
En orisons devant l’autel :
Cascun jor faisoit autretel ;
Et por çou que mains fust véue
Sa manière et aparcéue,
Car n’a cure que nus le voie,
Si se porpensa d’une voie
Vers la chapelle portraitier
Dont nus ne se pooit gaitier.
Selonc le coustume de l’ giu
Dont enfant giuent en maint lieu,
S’en alloit-on au piet saillant,
Et ses compaignesses caçant
Envers le chapelle tot droit,
Et quant ele entrer n’i pooit
A son voloir secréement,
Si baisoit mult dévotement
Le suel et les parois entor :
Ensi juant i fist maint jor.
Ne juoit pas de bestornée
Cele qui ert si atornée
A Dieu amer de cuer entier,
K’ele estoit entrée el sentier
Estroit qui est la droite voie
D’aler à parmanable joie.
A cest chemin, à ceste sente
Peu en troeuve-on qui s’i assente ;
S’en est aucuns si assentans
Si com ceste fu à son tans
Qui à cel sentier s’asenti.
Tant i ala qu’ele senti
En profitant de miex en miels
Celui qui est plus dols que miels,
Desous cui langue a miel et lait :
Faus est qui l’i troeve et l’i lait
Cil de grasce l’enlumina
Et cognoissance li dona
De lui cil cui done as enfans
Entendement, et qui ès flans
Sa mère ert com en cloistre,
A saint Jehan se fist conoistre
Et devens le ventre sa mère
La saintefia li sains père
Ki tot ce fist à saint Jehan.

A cesti dedens l’uitisme an
Dona tant et grasce et savoir
Del tot as celestieus biens
A cui ne se compère riens,
Si que l’entrée de sa vie
Usa en le milleur partie :
Ce fu en contemplation,
Et toute i mist s’entention
Par le grasce dou Sainte-Esprite,
Si que si jouene et si petite
Et si enfès com de .viij. ans
Ouroit-ele ou pensoit tos tans ;
Et kant lieus et poins en estoit
A son pooir redescendoit ;
De la vie contemplative
Si se remetoit à l’active
Ki est ès povres regarder
Et as malades visiter,
En conforter les desvoiés :
Jà ses cuers ne fust anoiés,
Ne ses cors lassés de bien faire :
C’est cose qui mult plaist à faire.
Ke doi-jou parler de s’enfance
Et de sa sainte contenance
Et de ses dis et de ses fais,
Car n’en i a qui ne port fais
Et essample de méurté ?
Et oiés quele séurté
Et quel fiance ele ot en Dieu :
S’il avenoit qu’el à nul ju
Juast com enfès qu’ele estoit
De gaaignier en Jhésu-Crist
Si c’aucune fois en promist
K’elle en diroit en orisons
Pater noster à genillons ;
Et quant rendre voloit son veu
Et ne pooit avoir bon leu
K’ele ne fust aperchéue,
C’est chose certaine séue
K’ele à ses compaignes venoit
Et celéement lor disoit :
« Se vous volés bon giu aprendre,
Por bien savoir laquele est mendre
Et laquele est grainde de nous,

Metons-nos à terre à genous.
Dementiers qu’eles entendoient
A celi où eles juoient,
Faisoit-ele ses orisons
Et paioit ses afflictions
K’ele avoit promis et voué,
Ausi com s’ele éust jué,
Si que garde ne s’en donoient
Celes qui avoec li estoient.
Se d’aucun ju s’entremetoit,
Aniaus ou deniers i metoit.
Si com cil enfant de jovent
Seulent entr’aus juer sovent,
La dime adiès en recevoit
Et tot coiement le donoit
A ces plus povres puceletes
Où eles savoit les disietes.
Cil bien de cele douce enfance
Faisoient au mont démonstrance
De plus grans biens en avant
Ki puis li soit venu devant ;
Car tout par ama netée
Et por garder sa castée,
Jà fust ce que Diex li éust
Porquis mari c’avoir déust :
Jehain l’évangélîste eslist
A son ami, si com on dist.
En sa vie, qui mult doit plaire,
Ne péust trover essamplaire
D’eslire millor ne plus fin
Por li garder dusk’en la fin.
Kant feste d’un apostle estoit
Plus en orisons se metoit
Et si prioit privéement
Son ami qui mult doucement
Li faisoit adiès sa besoigne ;
N’ele ne queroit pas cacoigne ;
Ains quist adiès le preu de s’âme,
Kant fu meskine et quant fu dame,
Kant d’aler dormir ert contrainte
Et sa lumière ert estainte
Se le jor n’avoit éu lieu
Trestot son veu paioit à Dieu.
El lit le restoroit si bien

Ke jà ne s’endormist por rien,
S’éust le défaute aemplie,
Si que nous trovons en sa vie.
Mult par auroit li hom à faire
Ki tous ses biens valroit retraire.
Je cuic bien k’à chief n’en venroit
Mais cil cui sovent souvenroit
Des biens qu’ele fist en son tans,
S’en poroit amender tous tans
Car li bone oevre de cuer fin
Atrait perdroit le bone fin
Ki bone vie velt aprendre
En ceste dame le puet prendre,
Ki ne vausist dire en nul fuer
Mençoigne ne penser en cuer,
Dont doit-on croire, ce m’est vis ;
K’ele peccast mult à envis
Kant cascun jor se valt retraire
D’aucune cose qui bien faire
Li loisist et tot sans mesfait ;
Mais ele haoit tant sorfait
Et amoit raison et mesure
Ke de nul sorfait n’avoit cure.
Kant à la carole ert menée
S’ele i estoit un jor alée
Jà plus proier n’en covenist
K’à la carole plus tenist,
Ains laissoit le sorplus por Dieu,
Si éust qui vausist son lieu
Ensi li vit-on maintes fois
Pluseurs choses metre en defois,
Et quant ele vint à l’éâge
De .xij. ans si par fu tant sage
D’avoir abstenence en plenté
Ke de se propre volonté
Retraioit chascun jor à li,
Si que par maintes fois failli
A son cors et li retoloit
Partie de che qu’il voloit.
Ce venoit de grant abstinence :
Quant ce venoit au diemence
Où solenneus feste ert venue,
Jà n’i éust mance cousue
Ne vuans ne portast en ses mains

Si passast miédis au mains,
Ne jà nus si haus jors ne fust
Ke de li parer cure éust,
Ne n’entendist à vanité.
Je vous di bien por vérité
Ke Dieu tant doucement amoit
K’en tous ses fais le reclamoit.
De teus biens et d’autres assés
Ne fu onques ses cors lassés ;
Mais nus n’en poroit somme dire.
Si vous doit bien par droit suffire
Ce que Gode nous en tiesmoigne,
Ki envis en contast mençoigne,
K’ele fu moult rélégieuse
En ceste vie périlleuse
Et m’est avoec sainte Ysabel.
Si le servi et bien et bel,
Après la mort de son signor,
Tant k’andeus guerpirent l’onor.
De cest siècle si se rendirent
Et les grises costes vestirent.
Par maistre Conrant, .j. saint home
De Marbourch qui ot de par Rome
Esté en tierre sarasine
Por préchier la loi devine,
Sainte Ysabiaus par cel saint home,
Ke la letre Conrat nous nome,
Devint forment religieuse.
Après ce qu’ot esté espeuse
Landegrave dont ai conté
Conte d’une riche conté,
Il et sainte Ysabiaus méisme
Menèrent vie si saintisme
K’ès coses espérituels
Ert lors afaires tous joiels.

El point que Maistre Conras fu
Plus embrasé de cel saint fu
De carité dont li bon ardent,
Li maufaiteur qui ne se tardent
D’aemplir lor iniquité
Sor ciaus qui aiment vérité
Et del tot se tienent à Dieu,
Virent .i. jor et tans et lieu

De lui mal faire, se li firent
Si cruelment que il l’ochirent
Por çou qu’il les ot defamés
D’un crieme qui tant est blasmés
Ke nous apeillons irésie.
Or oiés con grant cortoisie
Fist ses compains Frère Meneurs
A cui en vint mult grant honeurs.
Geras ot non ; quant il vit l’uevre
Si laide com il le descoevre,
Sor le cors celui s’estendi,
Et tant qu’il pot le desfendi ;
Mais li maufaiteur l’espargnoient
Ki ochire ne le voloient,
Et quant il virent en la fin
Que cil avoit le cuer si fin
K’il ne lairoit son compaignon,
Tot autresi com li vuaigon
Vont défoulant le gentil chien
Ki ne lor a mesfait de rien,
Ausi vous di-je ke cil fisent
Ki cestui avoec l’autre ochisent
Ki préechoient la loi de Dieu,
Bien est voirs que cil sont fai Dieu
As bons qui la loi Dieu desdaignent,
Car d’aus confondre ne se faignent ;
Mais se bon justicier estoient
En nul fuer il ne sousferroient
C’on fesist tant de mal el monde.
Covoitisse espesse et abonde
Et Justise s’en est partie,
Et Carités est refroidie
Si c’om ne set où el maint.
Toute Cortoisie remaint
Et Vilonie a bien son lieu,
Partot ceurent li sien cor lieu.
Si qu’ele est partot bien venue ;
Mais on ne set qu’est devenue
Carités dou cors, ne pitiés.
Cascuns en est si dehaitiés
C’on n’en velt jus oïr parler :
Vilonie voit-on à aler
Cascun jor en cascune rue,
Ki n’i puet avenir s’i rue

Tant qu’il en ait sa part bien prise ;
Mais carités est si desprise
Qu’ele ne troeve qui le voelle
Ne qui son message recoelle ;
Mais cis Gérars dont j’ai conté
Tint bien le poins de Karité
Ki morut sor son compaignon
Conrat, qui fu de grant renon.
Bien i parut ki s’entr’amèrent
K’à la mort ne se desevrèrent.
Andoi morurent à une eure,
Et andoi furent sans demeure
Enseveli et bien et bel
A l’église sainte Ysabel.

Or repaierrons à le gloire,
A la loenge et à l’istoire
Sainte Ysabel, qui tant fu sage.
Kant li tens vint qu’ele ot éage,
Se li porvit-on un signor
Qui l’espousa à grant honor,
Ki fu landegrave només
Et de bontés bien renomés.
Dix porvéi cel mariage,
Ki fu sages et cele sage ;
Mais jà son voel mari n’éust
Se Dix porvéu li éust ;
Ains avoit mis à Dieu son cuer,
Ke tot li siècle ot jeté puer.
Cil landegrave ert jovenchiaus,
En tos endrois et bons et biaus,
Bien apris et bien entechiés,
Et à tous biens faire adrechiés ;
Et qui sor toute riens doit plaire
En home d’un si grant afaire,
Dieu ama tous jors et cremi
De tout son cuer, nient de demi,
De coi en parties sont proeves
Et si jugement et ses oevres.
Justice si ferme tenoit
Landegrave qu’il n’esprenoit
Nului de droit ne de raison ;
Tant fust chevaliers ne haus hom,
Vilains ou quele hom que ce fust,

Ke son droit jugement n’éust ;
De droit ne se vaut desvoier
Por proumetre ne por loier ;
As bons estoit et bons et purs
Et as malvais aspres et durs.
Dix, qui tot set et qui tot voit
Et le mal et le bien perçoit,
Ces manières d’oevres esgarda
En quoi cis hom se traveilla.
En lui avoit vraie justice :
C’est une virtus c’on mult prise
Kant on rent à chascun son droit ;
S’on en use si com on doit.
Se l’ porvi li dous Jhésu-Crist,
K’il li dona feme de pris,
Feme sainte, relegieuse,
Bone, cremetans et honteuse,
Selonc ce que trovons escrit
De l’ saint qui la parole dist.
Ecclésiastes ot à non,
En cui escris maint bien troevon,
Et dist que pars bone et voillans
Est feme coie et bien voillans
Ki Dieu crient loiaument et aime,
Et son cuer i met et sa paine
En lui amer, en lui cremir,
En lui honerer et servir.
Tele doit-on doner par droit
Au preudome de cui on voit
Les biens fais et les bons usages :
A tel afiert bons mariages ;
Et si vous di bien sans alonge
Ke cis méismes sains tiesmoigne
Grasse sur grasce est plentueuse
Feme sainte, simple et honteuse.
Maisons et terres et avoirs
Vienent de par le père as oirs ;
Mais de Dieu vient tot propréement
Et de son douch porvéement,
Savoirs et feme de bones meurs :
C’est grans trésors et précieus.
Ces paroles ki chi vos non
Vienent dou sage Salemon.
Oiés coment fu landegraves

Pieus et dous, nobles et saves.
Or vous en voilliés escouter,
Ce que nous en volons conter,
Si com j’ai de preudome apris
Ki vaillans est et de grant pris,
Sage et de grant renomée
Par le païs, par le contrée.
Archevesque l’apelle-on
De Trèves, et Tieris[1] ot non.
Cil nous dist c’une nuit gisoient
Ensamble en lor lit et villoient
Sainte Ysabiaus et landegrave
C’on tenoit à preudome et save.
Li bon éurée Ysabiaus,
De cui fais li recors est biaus,
En tel manière l’aparole
Come feme qui n’ert pas fole ;
Si dist : « Sire, ne vous anuit ;
Je dirai mon pensé d’anuit.
Ce que j’ai pensé en mon lit,
Une vie où aroit délit
Et ki mestier nos averoit
Et Diex nos enconseilleroit,
Par quoi nous le porriens servir
A no pooir et retenir. »
Landegrave luès li respont :
« Douce amie, dites-le dont ;
Quel vie est ce que vous pensés,
Ke vous en volenté avés ? »
Sa feme li dist erramment :
« Je volroie mult doucement,
Et si le vous di tot por voir,
Une seule kerue avoir
De terre, dont nous vesquissons
Et dont nous provéissons,
Et .ij. cens brebis ensement.
De ce ai-jou moult bon talent,
Ensi com je voel deviser,
Qu’il vous convenroit ahatier
La terre, et mener les chevaus,
Et souffrir por Dieu les travaus ;
Et jou d’autre part overroie

As brebis et les tonderoie. »
A cest mot respont maintenant
Landegrave, et dist en riant,
Por la simplece qu’il savoit
Que sa feme en son cuer avoit ;
Se li a dit moult doucement
Et si très debonairement :
« E ! douce suer, se nous aviens
Tant seulement et tenissiens
La terre que vous devisés
Et les brebis que vous només,
Certes nous ne seriêmes mie
Povre por mener sainte vie ;
Ains porriens bien dire por voir
Que nous ariens assés avoir ;
En ensi est-il acomplit,
Et li sainte Escriture dist :
« Grasce de feme bone et sage,
De bones meurs, de bon usage,
Et ses os li encrassera
Son baron mult délitera. »
Li os, si com li maistre dient,
Sachiés les vertus sénefient.
Quant li home en bon estat sont,
Li bien qu’il dient et qu’il font
Par le grasce et par le sainté
Montent et croissent en plenté ;
Et par le grant devotion
Ke li feme a por son baron.
Cil landegrave c’ai nomé
Amoit tot bien et caesté ;
Et sachiés que sovent doutoit,
Par la grasce que il véoit
En sa feme et en ses fais,
K’il se gardoit plus des mesfais
Et vraie foi et loiauté
A sa feme a toujors porté,
Que por le peur qu’il avoit
De Dieu, qui tot set et tot voit,
Et por l’amor qu’il ot a li
Et ele envers lui autresi ;
Dont il avint aucune fie
Ke chevalier de sa mainie
I pensoient et esgardoient,

Et mult grant envie en avoient
De la grasce que il avoit,
Ki de par Dame Dieu venoit ;
Si qu’il disent aucune fie :
« Sire, nous esgardons vo vie.
Dites por coi vous demenés
Autres choses que ne véés
Faire les princes, les barons,
Nous et autres vous em blâmons.
Vous poés estre mult petit
Avoeques vo dame en délit.
C’est grans anuis en vérité
D’astenir en vo joventé ;
Por coi n’usés-vos des pucelles
Ki jovenes sont, plaisans et belles ? »
A cest mot il se teut tous cois,
Ne ’s aparla à cele fois.
Après en autre tans avint
Ke de ce méisme lor vint
Volentés de lui aparler,
De ce méismes araisonner ;
Aparler le vont voirement.
Il lor respondi erramment,
Si com cil qui estoit méus :
« Signor, dist-il, n’en parlés plus.
Si chier com vos m’amor avés,
Vous en avés de moi mal grés :
Gardés-vous-ent d’or en avant,
Je le voel et si le comant
Ke vous n’en tenés plus parole,
K’ele est malvaise et nice et fole.
J’ai feme à cui tenir me doi,
Millor de moi, fille de roi ;
Vous fesistes niceté fole
Quant vous en tenistes parole. »
Ensi si bel les castia
C’onques puis nul ne l’en pria.

Par nuit mult sovent avenoit
Ke sainte Ysabiaus se levoit
De son lit dalés son baron.
Si se metoit à orison
Por proier Dame Dieu merchi :
Et sachiés bien que je vous di

Ke mult li prioit ses barons
K’ele por Dieu et por ses nons
Ne traveillast son cors si fort,
Ains li fesist aucun déport ;
Il méismes se reprendroit
Kant ele du lit se levoit,
Et li prioit très doucement
Et mult très débonairement
K’ele à son lit repairast
Et que plus ne se traveillast.
Et sachiés qu’il estoit soigneus,
A grant merveilles curieus
Des maus, des travaus que souffroit
Sa feme, qui de cuer amoit.
Et sachiés li ancelle Dieu,
Sainte Ysabiaus, qui cuer ot pieu,
En sa mémoire bien lisoit
Che que li sautier li disoit :
« Biaus sire Diex, où est bone oevre,
Ke jou à mienuit descoevre
A toi mon cuer, qui es messires,
Mes vrais confors et mes vrais mires,
Et si me liève de mon lit
Et laisse le carnel délit
Por le dit et por le raison
De ta justification.
En autre lieu, par vérité,
Trovons en une autorité
Ki nous comande à l’anuitier
Lever por orer et villier
Et tous nos cuer à Dieu doner
Et par larmes et par plorer,
Et espandre devant sa face
Trestot no cuer et no corage,
Por çou que plus séurement
Puet-on dont et plus dignement
Et Dieu proier et Dieu ourer,
Et en plorant grasce trover. »
Sachiés que mult amonesta
Sainte Ysabel et commanda
Ses meschines de tot son cuer
Ke ne laissaisent coiement,
Et lor pria très doucement.
Celes li ont luès demandé

Et mult priet et mult rouvé
K’ele lor voille ensaignier
Comment le porront esveillier,
Car eles puent bien douter
Ke lor signor ne puist grever.
Ele lor respont simplement :
« Ensi ferés tot coiement. »
Sachiés k’à mienuit avint
K’Ysentrus droit al lit en vint.
Esveillier sa dame voloit
Ensi k’ensaigni li avoit.
Ele n’i seut garder mesure,
Ains esveilla par mespresure
Landegrave, qui se gisoit
Dalès sa feme et si dormoit.
Cil, qui ot bon entendement,
Entendi luès tot vraiement
Le conseil que ele avoit fait.
Si soufri en pais cel mesfait,
Et passa tot légièrement
Sans ire avoir et maltalent.
Et aucune fie r’avenoit
Ke quant sainte Ysabiaus oroit
Devant son lit à geneillons,
Par les très longues orisons
Ke sor son tapit s’endormoit
Por le grant somel qu’ele avoit.
Et sachiés bien de ceste cose
La blasme Ysentrus et cose ;
Et les autres tot ensement
L’en reprisent mult durement,
Et disent ; « Voir mils avenroit,
Et plus grans honestés seroit
Ke vos en vo lit dormissiés,
Dame, si com vous déussiés,
Tot en pais dalès vo baron.
Mult i aroit plus grant raison
K’à la terre pure gésir
Ne ensi tel anui sousfrir. »
Sainte Ysabiaus lor respondi :
« Douces amies, je vous di
Ke je ne puis pas par raison
Estre tous tans en orison ;
Car no cars par est trop en deule

Et trop malade et trop feule,
Et toutes séures soiés
Ke plus m’anvie et plus m’est griés
Li force que fait mes barons
De moi esrachier d’orisons.
Sachiés por voir ce me tormente
Plus c’angoisse de me jovente. »
Encor di de sainte Ysabel,
Dont li essample sont mult bel,
Kant ele de son lit levoit
A ses meschines se faisoit
De verges batre en vérité
Sans miséricorde, sans pité ;
Ensi et en tele manière
Repairoit à son lit arrière,
Et ce faisoit-ele sovent,
Che savoit-on tot vraiement,
Et si vous voel encore dire,
Kant il avenoit que ses sire
En aucun besoing s’en aloit,
Savés-vous dont qu’ele faisoit ?
Ele martirioit tot son cors
Et par dedens et par defors,
Par batéures et par juner
Et par veillier et par plorer.
Parmi ces maus qu’ele soufroit
De tout son cuer estudioit
Comment ele péust ovrer
K’ele se péust confremer
As passions de Jhésu-Crist,
Ki en la crois por nous mort prist ;
Et nous r’avons bien oï dire
Que troi genre sont de martire,
Car sains Grigoires le nous dist
Ki en escriture le mist :
Li uns est que nous espandons
No sanc por Dieu et por ses nons ;
L’autre que assiduelment
Metons nos cors et nos jovent
En angoisse, en afflictions,
En oevres, en dévotions ;
Li tiers est c’om se doit doloir
De ce c’om voit sen proisme avoir
Disete et angoisse et anui,

C’on ait compassion de lui ;
Et si sachiés trestot de fi
Que sainte Ysabiaus ne failli
A nul de ces trois vraiement.
Si vous dirai raison coment,
Se vous n’avés bien retenu
Che que dit est et entendu,
Coment de li issoit li sans
Des aguës vergues poingnans
Kant ele batre se faisoit,
Coment ele mortefioit
Sa char par juner, par veillier,
Par orisons, par traveillier,
Et par autres dolours assés,
Dont li siens cors ert tot lassés.
Assés avés oï retraire
Coment de bon cuer débonaire
Sainte Ysabiaus son proisme aidoit
Quant sa disete ele savoit,
De plain cuer débonaire et pieu,
Ausi les malades por Dieu,
Et ensi vous di-je de tous ceus
Cui ele savoit besoingneus.
Tel compassion en avoit
Ke nus dire ne le porroit.
Assés vous en est demonstré
Li essample devant conté,
Et ausi le vous monsterront
Li essample k’après verront.
Bien sachiés ne se tairont mie
Des martires c’ot en sa vie
Li essample quant tans verra
Quant esclairier le vous devra.

Les dames qui le connoissoient,
Quant eles à li s’en venoient
Por parler et por li véoir,
Sainte Ysabiaus à son pooir
Estudioit d’eles monstrer
Coment on doit de cuer amer
Nostre Signor et Nostre-Dame,
Et metre cors et cuer et ame
A lui amer, à lui servir,
Et ses commandemens tenir.

Ensi lor monstra et lor dist
L’oeuvre que li dous Jhésu fist.
Tot son parler, tot son pensé
Tornoit à spiritalité
Et as coses de l’ ciel ausi.
Ensi faisoit com je vous di ;
Et aucunes fois avenoit
K’aucunes d’eles atornoit
A la voie d’umelité,
De douçor et de karité,
De vivre à droit et à raison,
Et ausi de relegion
Ensi fist-ele aucune avoir
Et la vesture et le voloir.
Et bien sachiés qu’ele metoit,
De quanques onques ele pooit,
Trestot son cuer et sa proière
Que ele en aucune manière
Le péust des péchiés retraire,
Au mains d’aucun laissier à faire
Ki pertinent à vanité
Dou siècle et à joliveté,
Si com péchiet de caroler,
De trop kenniement aler
As festes, as chevaleries ;
Trop i voit-on de légeries :
De ses chaviaus entretelier,
Deruner et déconseillier,
En plusieurs lieues là où ne doit
Et de li keudre trop estroit ;
Et de toute tele manière
De vanité bouter arière
Metoit-ele paine mult grant
A laissier de l’ tot en avant,
A l’essample et au monstrement
Ke li apostles nos aprent
En ses escris et en ses dis
Ke li feme se doit toudis
Estre sougite à son baron
Et par tot droit et par raison ;
Et s’il avint aucune fie
Ke li barons ne voeille mie
Croire le parole de li,
Or sachiés bien trestot de fi

Ke sans parler le doit atraire
A bien dire et à bien faire ;
Si vous dirai par quel raison :
Par sainte conversation,
De son abit, de son ator,
Ke on voie en li toute jor
Dehors honeste et mesure
Sans vilenie et sans ordure,
Sans nul mal c’on n’i puist noter
En son venir n’en son aler,
Ne parole dire en nul fuer
Dont on doive penser en cuer
De li malvastié ne noter :
De ce se doit-on bien oster.
Ne si n’afiert ne il n’est drois
K’ele en son abit mete orfrois,
Or ne argent n’i afiert mie
A dame qui de nete vie
Est et de bon entendement :
Au bien se doit prendre asprement.
Encor sachiés de vérité
Ke l’on troeve en autorité,
Et l’Escriture le despont,
Que trois manières de gens sont
A cui affiert auriola[2] :
C’est un joiaus que Diex dona,
Por çou qu’il est et biaus et gens,
A ces trois manières de gens.
Li un sont martir apellé :
Cil ont por Dieu lors cors livré
A mort, à martire, à torment.
Li autre manière de gent
Sont apelées virgenes pures,
Ki ont en Dieu mises lor cures ;
Et prélat sont li tiers nomé.
Or vous sont li troi devisé.
As martirs est cis dons rendus
Por lor sanc’, qui est espandus
Por Dieu trestot noméement
Et as virgenes tot ensement,
Por lor chars qu’eles ont gardé
Por Dieu entire et enneté ;

As prélas por le préechier
Et por les âmes adrechier.
Or vous redisons tot por voir
Sainte Ysabiaus à son pooir
Travilloit que faire péust
K’en li ces trois ordenes éust :
Des martirs par le passion
Et par le grant affliction
K’ele faisoit son cors avoir
Les ensuivoit à son pooir,
Etles virgenes tout entresait
Par le veu que ele avoit fait
De li garder en continence
De cuer, de cors, de conscience.
Les prélas ausi ensivoit,
Nient por ce qu’ele faisoit
De par sa conversation
Ne par sa grant religion
Seulement, mais par l’ennorter
Et par le bien dire et monstrer.
Ensi cuidons trestot de fi
Ke cest joel dont je vous di
N’averont mie toutes celles
Ki de car sont virges pucelles ;
Ains lor covient par estavoir
Le cuer et net et pur avoir,
Et se pensée s’i embat
De péciet de car s’i combat
Li cors encontre et dessente,
K’ele en nul fuer ne s’i consente,
Car je croi s’on i consentoit
Virginités empierroit,
Si com de celes qui ont pensé
De mariage et volenté.
Le marier eles désirent
Et en tel point moerent et firent,
Ausi puet-il bien avenir
C’aucune aura mult grant désir,
Et en son cuer porpensera
Et tout plainement vouera
A estre et vivre en caasté,
Et contenir tot son aé ;
Avoec celi aucuns gira
Par force et le corrumpera ;

Et avient que puis en avant
Se garde trestot son vivant
A son pooir mult castément.
A tristor et a cuer dolent
De le force c’om li a fait,
De le vilonie et dou lait.
En tel duel est jusqu’à la fin
De vrai cuer net et pur et fin.
Ensi en dolant finera
Li bone feme et si morra.
Je croi bien et à droit jugier
N’en perdera point de loier
Ki afiert à virginité.
Ensi cuidons par vérité
Tot che que nous vos en disons.
Une grans sainte en est tiesmoins :
C’est sainte Luce, li martire.
Ausi nous poons-vos bien dire
De sainte Ysabel qui vivoit
En caasté et mult l’amoit,
Si k’en la vie son baron
Fist-ele par dévotion
Veu que castée garderoit
S’ele son baron sorvivoit ;
Et sachiés bien k’en tel manière,
Et par essample et par proière,
Fist-ele grans dame vouer
Et castement vivre, et garder
Lors cors tous tans en neté,
En douceur et en honesté,
Et que tous jors se contenroient
Puis que lor barons mort seroient.

Puis avint ens en un castel,
Ke landegrave avoit mult bel,
Èrent la contesse et li quens,
Ki mult estoit preudom et buens.
I. jor son cheval demanda ;
Quant venus fu il li monta :
As cans ala esbanoier.
De lonch choisi un chevalier
Ki venoit à mult grant compaigne
Trestot contreval la campaigne.
Landegrave le vit venir :

Vers lui valt son chemin tenir.
Au-devant li vint liement
Et le salua hautement,
Et le haut home mult honeure,
Et li proie que il demeure
Et qu’il voist o lui herbegier ;
Mult en pria au chevalier,
Car il estoit d’outre les mons,
Ensi com nous ichi trovons ;
Et cil dist qu’il li demourra
Par tel covens qu’il li dira :
« G’irai o vous par tel covent
Que m’otroiés outréement
Ke la dame puisse véoir
Où il a tant bien et savoir,
Et cui tant ai oï prisier
K’à li me valrai acointier. »
Landegrave li respondi :
« Par Dieu, biaus sire, je l’otri.
Très bien vos i acointerai
Au milz que jou oncques porrai. »
Cil en ala avoec le conte,
Qu’il n’i fist mie lonc aconte.
Landegrave mult l’onera
Et à son palais l’enmena.
Li keu en la cuisine alèrent
Et le mangier tost atornèrent.
Quant li mangiers fu atornés :
« Sire, mes covens me tenés,
Fait lors li chevaliers au conte ;
Drois est, et bien à vos amonte
Ke le me faciés liement. »
— « Sire, je l’ ferai voirement,
Car en covenant le vos ai ;
Biaus dols sire, se l’ vous ferai. »
Ses camberlens i envoia
Por la dame que mult ama.
Dolante en fu, ne set que die,
Car n’estoit pas si bien vestie
Come dut estre feme à conte :
S’en avoit por son signeur honte.
Les camberlens a apellés :
« A monsigneur, dist-ele, alés ;
Se li dites que je li proi

K’il se deport hui mais de moi,
Car n’ai pas tels acememens
Com pour véoir mult haltes gens.
Ce redites à monsignor,
Si chier com vous avés m’amor. »
Cil s’en tornèrent erranment ;
Au conte disent coiement :
« Sire, ma dame pas n’agrée
Que ci viengne désafublée
Sor vous ne sor la bone gent :
Trop povre sont si garnement. »
Li quens l’oï, mult l’en pesa,
A la dame tantost ala,
Qui tant ert douce et débonaire
Que nus ne le poroit retraire.
« Ah, dame ! fait li quens, coment
Ne venés à mon mandement ? »
— « Hé ! biaus dous sire, or esgardés
Coment mes cors est acesmés :
N’osoie issir de cambre fors ;
Désacesmés est trop mes cors.
Biaus dous sire, si ne vos poist,
Chi me laissiés tant qu’il vos loist ;
Si ferés vostre grant honeur.
Laissiés-me avoec Nostre Signeur ;
Si ferés vostre cortoisie.
De fors aler n’ai point d’envie. »
— « Par Dieu ! dame, ains vienrés :
Ne voel que vos plus demorés. »
— « Biaus dous sire, et jou irai,
Et vostre volenté ferai,
Car grant folie je feroie
Se de riens vous contredisoie :
Vostre sui, si vous sui donée,
Et loiauté vous ai portée !
Et ferai dès or en avant,
Sire, trestot vostre conmant ;
Car je ne le doi contredire :
Vous estes après Dieu me sire.
Sire, de chi or vous tornés :
Là fors à cel home alés,
Et se li portés compaignie.
Tost me serai apareillie.

Li quens fors de la cambre issi,
Et la dame remest issi.
En une gardereube entra
Et à son creator oura :
« Ha ! sires Diex, soverains pères,
Vrais aigniaus et pix governères,
Ne soufrés que soie escarnie,
Sire, se je sui mal vestie ;
Dous Jhésu-Cris, conseilliés-moi,
Car jou ai grant fiance en toi. »
Ce prioit à vrai cuer pitous,
A nus keutes et à genous.
Tant li a doucement proiet
Que Diex li a reube envoiet
Par un angle qui l’aporta,
Dont la dame se conforta.
Onques si riche ne vit-on :
Nule n’en fu de sa façon,
Car n’i ot pièce ne cousture,
Et si bien faite à sa mesure
Ke nus péust mies souhaidier :
La dame en avoit bon mestier.
Nus tant fust soutiex de véoir
Ne péust les coulors savoir
Ne la grant biauté raconter.
L’angles le prist à conforter,
Et dist « ; Dame, li vostres amis
Ki est li rois de paradis,
Iceste reube vous envoie.
Soiés lie, plaine de joie,
Si vous acesmés gentement
De cest saintisme vestement ;
Car Diex a fait de vous s’amie. »
Et la dame Dieu en mercie :
Humblement grasces l’en rendi ;
Et li angles s’en départi,
Et la dame s’est acesmée
De la reube mult bien parée.
I. cercle d’or en son chief mist,
Joians et bone cière fist,
Si quant fors de la cambre issi,
Ke tot en furent esbahi
De la clarté k’en li estoit
Dou Saint-Espirt ki l’enflamboit ;

Et fu tant bele et colorée
Come rose est la matinée ;
Mult estoit bele, blanche et vermeille.
Li quens l’esgarda à merveille,
C’onques mais ne l’avoit véue
Si bele ne si bien vestue.
Si pensa en son cuer forment
Où estoit pris tels garniment.

La dame mult grant joie fist,
Et mult cortoisement si dist
Au haut home que bien venus
Fust-il, de par Dieu de là sus ;
La dame l’a mult honoré
Ensi com li fu comandé.
On lava, s’ala-on mangier,
Et la dame sans nul dangier
Lès le haut home ala séoir,
Dont fist cortoisie et savoir.
Kant orent une pièche sis,
Li quens à demander a pris
La dame qui sa feme estoit
Dont cele reube li venoit ;
Volontiers le vausist savoir.
— « Sire, fait-ele, à vous que tient ?
Que savés se de Dieu me vient,
Ki me fait quanques à lui plaist ? »
Li quens à cel seul mot se taist.
Si le laissa à tant ester,
Et comença d’el à parler.
Si mangièrent à grant loisir ;
Servi furent à lor plaisir.
Li chevaliers fu cele nuit
Mult honorés à grant déduit.
Quant ils orent grant pièce sis
Après si parla-on des lis,
Et au matin si se leva.
Li chevaliers si s’en ala ;
De l’ demorer fu mult proiés
Et fu dou conte convoiés,
Et puis après si retorna ;
La dame en sa cambre trova :
Adont à certes li demande
Et par grant amor li comande

k’ele li die outréement
Dont ele avoit tel vestement.
« Dites-le-moi, n’i ait celée,
Ma douce dame honerée. »
Ele doucement li respont :
« Sire, li rois de tout le mont
Le m’envoia par son message,
Ke je vi mult cortois et sage ;
Il le m’envoia li dous sire
De cui service nus n’enpire :
Bien set doner et bien mérir
A ciaus qui le voellent servir ;
Ki le sert de cuer bonement,
Sachiés à cent doubles li rent. »
— « Fait or, ma très douce amie ? »
— « Oïl, sire, n’en doutés mie. »
— « Hé Dix ! Sire, souverains pères,
Com estes bons guerredonères !
Fait li quens de mult très dole cuer.
Ma belle amie, douce suer,
Proiés à cel Signor por moi,
Car désormais à lui m’otroi. »
En cil tans savés qu’il fist :
Il se croisa et la crois prist
Por secuere la Sainte-Terre,
Et esmut envers païens guerre.
Là fu el service de Dieu
A cuer dévot et bon et pieu,
Et por Dieu i reçut la mort,
En cui il ot tout son confort ;
En la main le douch Jhésu-Crist
Son esperite trestout mist.
S’on le veut conoistre et savoir
Et bien entendre tout le voir
Coment puis le mort son baron,
Landegrave, qui fu preudon,
La bone Ysabiaus esploita
Et quele vie ele mena,
Coment Diex li avoit doné
De sa grasce si grant plenté,
Bien le tesmoigna Ysentrus,
Ki à li fu .x. ans ou plus,
Au tans que ses barons vivoit,
Et ki nuit et jor le servoit.

Ceste tout son secré savoit,
Si com cele que mult amoit.
On requist celi Ysentru
Sor sairement, sor son salut,
Ke purement le voir desist,
Kant on en autorité mist
Sainte Ysabiel et esleva.
Ele dist por voir et jura :
« Jou Ysentrus, sor sains vous di
Che que jou en ma dame vi
Sainte Ysabiaus, à cui j’estoie,
Et cui mult volentiers servoie.
Entreus que ses barons vivoit,
Ki de mult bone vie estoit,
Je le vi mult relegieuse,
Humble, bone, loial, piteuse,
Et avoec estoit karitaule,
Et si estoit ferme et estaule
A Dieu amer et servir,
Et ses comandemens tenir.
Et savés-vous qu’ele faisoit
De l’umilité qu’ele avoit ?
Car quant ele estoit acesmée
Et bien vestue et bien parée
Selonc le mont, selonc le tans,
Li vint devant uns mendians
Povres et nus, lais et despris,
De grant maladie entrepris,
Et sachiés que il estoit tels,
Si horibles et si hideus
Ke nus véoir ne le péust
Ki grant desconfort n’en éust,
Car de son chief si grant ordure
Li couroit, et tels poreture
K’il flairoit et tant fort puoit
Ke nus souffrir ne le pooit ;
Ele le prist tot coiemant
Et le mena céléement,
Et puis son chef li aclina
Sou son sain, et si li osta
Ses cheveus et si le tondi :
Ensi fist com je le vous di.
A ses mains propres, sans autrui,
C’onques n’i vaut soufrir nului ;

Et après en un lieu secré
En son gardin l’a amené.
Ne vaut que nulle riens de l’ mont
Le véist, fors Diex de là mont.
Le chief coiement li lava
Et le porreture en osta,
Et le vermine qui estoit
Ès plaies que ou chief avoit.
Ses meschines, qui le perchurent,
Mult durement sus li coururent
Por cele oevre qu’ele faisoit,
Ki vix et orde lor sambloit.
Mult li ont blasmé et lait dit,
Et li bone Ysabiaus s’en rist,
Ki bien avoit en sa mimoire
La douce parole et le voire
De son Sauvéor Jhésu-Crist,
Ki cele parole nous dist :
« Malades fui, povres et las,
Amis, et tu me visitas. »

« Il avint k’à une autre fie
D’un home qui en maladie
Se gisoit, et ele i ala
Et doucement le visita ;
Et cil, à cui li maus destraint,
De se disete à li se plaint.
Cele, qui ot en cuer plenté
Miséricorde et piété,
Ne tant ne quant ne mist à teste,
Luès li paia toute sa dete ;
Et si vous di encor de li
Ke ele à nul fuer ne soufri
Ke les cors de ciaus qui moroient,
Qui grandes richeces avoient,
C’on en noviaus dras les mesist
Ne c’on les i ensevelist,
Mais en viex dras par estavoir ;
Por ce, poés le bien savoir,
Ke l’on donast les miels por Dieu
Et li viés fussent en lor lieu.
Je vous redi tot autretel
Des femes qui aloient mel,
K’ele-méisme proprement

Les visitoit mult très sovent ;
Et quant lor baron li mostroient
Les défautes qu’eles avoient,
Por çou que por Dieu lor fesist
Aucune aumosne s’ele vausist,
Sachiés que ses cuers estoit tels
Que jà ne fesist si braieus
Ne liu ne voie tant malvaise
K’ele n’en souffrist le mésaise
D’aler à eles à lor lieu,
Et de cuer débonaîre et pieu
Les confortoit mult bonement
De sa parole et de l’argent ;
Et s’aucune autre feme éust
Ki d’autre enfermeté géust,
Je vous puis bien dire por voir
K’ele l’aloit sovent véoir
Et li conforter et aidier
A son besoing, à son mestier.
Je vous en dirai or la some
Por quoi en se propre personne
Ele-méisme i aloit :
Sachiés por çou qu’ele espéroit
En lor maladie esgarder,
En lor angoisses remirer,
Acroissoit-ele par raison
Sa grasce de compassion.
Encor me covient que je die
Ce qu’ele ne refusoit mie
A entrer en lor camberletes,
Ki n’estoient beles ne netes,
Et si n’en n’avoit point d’orreur,
De l’ordure, de le pueur,
Ains les confortoit, et portoit
Che que besoigne lor estoit.
Par son aler et par ses dons
Espéroit à trois guerredons
Avoir, et si n’estoit pas tors :
Un por le travail de son cors,
L’autre por le compassion,
Et le tierc nous le vous diron,
Por son don, por sa largeté
K’ele faisoit en karité.
Sainte Ysabiaus, que je vos di,

Sachiés bien qu’ele deservi
Iceste grant bone aventure ;
Car tous jors mist-ele sa cure
Et tous jors fu ses cuers pitels
Vers povres et vers disitels.
Encore me covient conter
Un petit essample, et monstrer
D’un povre qui ert disiteus
Et à merveilles familleus.
Ceste sainte ot grant désirier
De lui conforter et aidier,
Et mult bien faire le cuida.
Si prist une vache et mena
En un lieu secré et recoi
Ke nus n’en séust le porquoi ;
Moudre le vaut et dou lait traire.
Li vache estoit de mal afaire ;
Si ne le vaut onques souffrir,
Ne n’en séut à chief venir
Ne le vache à son droit mener :
Por çou failli au lait doner.
Encor poés-vos grant pité
Parcevoir en s’umelité ;
Avoec ce que ele humle estoit,
De tout son cuer estudioit
A garder ferme pacience
Et ausi vraie obédience ;
Car au vivant de son signor
Estoit-ele en si grant cremor
K’aucune cose ne laissast
Dont obédience passast.
S’avint à un jor que parla
Maistre Conras et prêecha,
Si le manda qu’ele venist :
La dame garde ne s’en prist,
De la marcise de Melanne,
Qui estoit une grande dame,
Si le vint véoir à cel eure ;
Se li covint faire demeure,
Et por estuier lor parler
Ne vaut pas au sermon aler.
Maistre Conrars se courecha,
Et mult cruelment le manda
K’ele séust trestout de fi

K’il n’aroit plus cure de li,
Por çou que ele avoit esté
Inobédiens, et passé
Ce que il mandé li avoit.
Cele, qui sainte feme estoit
Et cremeteuse de douch cuer,
Ne le voloit perdre en nul fuer
La mérite et le bien qui vient
D’obédience : qui le tient :
Et ki le garde à son pooir
Bon guerredon en doit avoir.
La matinée sans atendre
Se leva de son lit bien tempre ;
Humlement est venue à lui,
Se li pria merchi por Dieu,
Et que cel coruch li laissast,
Et que por Dieu li pardonast.
Il ne vaut, ains en fist dangier,
Et ele sans plus atargier
Tout esrant as piés li chaï,
Et ses puceles avoec li.
Et sachiés bien tot entresait,
Por l’amende de cel mesfait,
Les fist toutes lor dras oster
Et ês chemisses demorer,
Et puis durement les bati
Si qu’après li sans n’en sailli.
Bien sachiés, cil Conrars estoit
Uns hom de grant fait et de droit ;
Mult de bones gens le doutoient
Por le durté qu’il li véoient,
Et avoec por l’autorité
Ke li papes li ot doné. »

Or entendés, Dix le vous mire,
Ki sor tous est maistres et sire,
Ki sor tout le mont pooir a,
Coment ceste dame esploita,
Ki ert bone et douce et sage,
Et ki estoit de droit lignage,
Fille de roi et gentils feme.
Tant ert de complétion tenre
K’ele ne pooit point souffrir
Air oorrupp ne soustenir,

Ne si ne pooit sousfrir froit ;
Mais Diex, qui tout le mont porvoit,
Mist en li et force et mesure,
C’onques ne laissa por froidure,
Por ordure ne por labeur,
Ne por angoisse de pueur,
Ke la comtesse ne souffrist
Ke les malades ne servist.
C’ert ens estaus et es estés
Qu’il sont plus périlleus assés
Ke li yvers ne li printans,
Car li pueurs en naist plus grans,
Dont ses meschines se coroçoient
Et durement l’en reprendoient ;
Et Dix, qui tout a à jugier.
Sans sa nature point blechier,
Li garda son cors en santé,
En bone vie, en karité,
Dont li apostles nos raconte
Ce k’à vraie carité monte.
Il nous dist qu’il est paciens,
S’est bénignes à toutes gens
Et tout puet sousfrir et porter ;
Nus ne puet en li mal trover.
Et ceste, qui de karité
Avoit en li a grant plenté,
A ses mains paissoit liement
Les malades, et doucement ;
N’ele laissoit por nul meschief
Que de son propre coevrechief,
Jà ne fust si biaus, si déliés,
K’ele n’en terçast les caciés[3]
Et lor ostoit d’entor les iex ;
Et encor estoit-ele tiex
Ke le beffe qui lor chaoit
D’entor le bouche lor terçoit
Et l’ordure ausi de lor vis,
Car il i estoit bien avis
K’ele sentoit flair de pieument
De ce qu’ele estoit mult sovent ;
Et n’estoit pas merveilles grans,
Car ele regardoit tous tans

En aus le très douch Jhésu-Crist,
K’ele i paissoit, qu’ele i norist,
Dans ces povres que vous ai dit.
Vous dirai-jou k’Izentrus vit :
Ele assambla petis enfans
Jouenes, povres et mendians.
Ce li sambloient mergherites,
Gemmes présieuses eslites,
Car innocense qu’il avoient
En sa pensée reluisoient.
Sachiés ces ele porvéoit
De cankes mestier lor estoit,
Si com mère fait son enfant,
De très bon cuer liet et joiant,
Et avoec aus se déportoit
Tant bénignement et juoit
Con s’ele les éust portés
Et de sa propre char engenrés.
Je vous redi tout autresi
Ke li enfant amoient li ;
Vers li com à mère faisoient,
Et come mère l’apelloient,
Et quant ele à aus venoit,
Chascuns encontre li coroit.
Ele les metoit dalès li
En tel manière et autresi,
Com geline ses poucins fait,
K’ele norist sous l’ele et trait ;
Et se aucuns entr’aus estoient
Que li autre plus despisoient,
Et k’ele véioit à meschief
Por cele tingne qu’éust el chief,
U por autres empementures
Ki fuissent trop plaines d’ordures,
Iciaus tout espéciaument
Norisoit-on plus doucement ;
Car ele lor chief esqueroit
Et pinoit, lavoit et granoit,
Ne onques ne s’en vaut tenir :
Tant fuissent hidex à véir,
Et les enclinoit sor son sain
Ausi com s’il fuissent tot sain.
Si disoit à ciaus d’entor li :
« Laissiés, laissiés venir à mi,

Ces petis et avoir lor lieu ;
Car de tels est li règnes Dieu. »
Et sachiés bien tot de verté
Ke li fontaine de pité
Ki à son fin cuer abondoit,
K’ele remanoir n’i pooit
Que de son très douch cuer n’issi
Et con rousée s’espandist ;
Car pour ces enfans soulassier
Faisoit querre et porchacier
Joiaus de voire et poçonnés,
Et autres petis joülés
Ki à ces enfans aferoient
Selonc l’éage qu’il avoient,
Et lor donoit por aus juer,
Por esbatre, por conforter.
Et par ces coses que jou di
Monstroit li très dous Diex de li
Le pitié qui en li estoit
Et qui en son cuer li manoit ;
Car quant ceste sainte Ysabiaus
En son mantel ot tels joiaus
Si com ces petits poçonnés
Et de voirre ces anelés,
Mult de fies li avenoit
Ke quant ele se cevauçoit
De le cité sus au castel,
K’il caoient de son mantel,
Si com avienent aventures,
A terre sor les pieres dures,
Aguës, aspres et poignans ;
Et Dix, qui est sor tous poissans,
Les avoit à sa volenté :
Onques n’i ot un entamé,
Si que cil qui les recoilloient
A grant merveille le tenoient,
Et les gardoient as enfans
Por le déduit selonc le tans :
Mervelles ot les enfans chiers.
En cel point fu li tans mult chiers,
Kant landegrave s’en alla
Ens en la terre où il fina
Con preudon fist en grant savoir,
Terres, castiaus et son avoir

Mist en la main sainte Ysabel,
Ki en fist ce que Dieu fu bel ;
Car ele en fist com bone dame
A son pooir le preu à s’âme.
Savés-vous dont que ele fist ?
Trestout son forment ele prist
Ki en sa grange estoit quellus
Et celui qui estoit batus,
N’onques n’en vaut home escouter
Qui le venist por achater,
Ne ele ne le repust mie ;
Ains en fist grant départie
En aumosnes à povre gent,
Et bien et bel et sagement,
Car cascun lor ele ordenoit
A cascun que mestîer estoit
Por lor vivre et lor soustenir.
Ensi le faisoit départir
Joseph quant il ot poesté
Sor tout le bien, sor tout le blé
Ke Pharaons, ses sires, avoit.
Savés coment il en faisoit ?
As Egyptien, tot por voir,
Le vendi et en prist avoir ;
Et tant bel de çou blé servi
Ke toute Égypte en a servi ;
Mais sainte Ysabiaus autrement
En fist, car por Dieu proprement
As povres gens le desparti,
Ne or ne argent n’en rendi,
Ni à guerredon fors à Dieu,
Ki bien li a rendu à lieu.
Encor vous di qu’ele faisoit
Quant sa monoie li faloit :
As bones femeletes povres
Donoit de ses plus beles coses,
Si com çaintures d’argent fin,
Moelekins de soie et de lin.
Se lor disoit mult bonement :
« Je ne voel ne ne m’i assent
Ke vous les joëles prengniés
Por déduit que vous en aiés,
Mais je voel que vous les vendés
Et ke vous vos en soustenés. »

Por çou poés-vous bien savoir
K’ele avoit et cuer et voloir
Au preu et à l’amendement
Et au porfit de bone gent.
Savés encore qu’ele fist :
Li bone sainte Ysabiaus prist
Sorcos, kemisses et cauciers,
Et biaus et bons, trestous entiers ;
Une des povres femes-là
La douce dame les dona.
De le joie que cele en éut
Tenir sor ses piés ne se peut :
A terre l’en covint chaïr
Ausi com se déust morir,
Et geta un cri fort et grant,
Et dist c’onques en son vivant
N’avoit en cest siècle véu
Si grant joie qu’ele a éu ;
Et ce dient fisicien
Ke de grant joie muert-on bien.
Kant saint Ysabiaus entendi
Le péril qui fu en celi,
En son cuer moult se dolousa
De ces dras qu’ele li dona.
Et si vous disons bien encore,
Car quant ele ert en sa grant glorre
K’ele désiroit par verté
Por Dieu assofrir poverté ;
Et si en parloit bien sovent
Entre li et le povre gent,
Et aucun jor privéement
A ses meschines ensement.
En un palais grant, noble et bel
S’afubloit d’un très lait mantel,
Et si remetoit sor son chief
Un drap en lieu de coevrechief ;
Et dont disoit de cuer joiant,
A vois lie et esbanoiant :
« Ensi irai-jou et venrai
Kant je por Dieu mendierai. »
Et le jor de la çaine Dieu
Faisoit son mande de cuer pieu,
Et les piés as povres lavoit
Et puis chascun son don donoit.

Assés sovent li sovenoit
D’un riche home qui se vestoit
De porpres et de dras de soie ;
Si s’en ala tant mal à voie,
Car il fu, ce li ert avis,
Dedens ynfer ensevelis.
Por çou ne velt mais c’on li voie
Que l’ait vestu nul drap de soie.
Puis li fu-il si avenu
K’ele a le veu mult bien tenu.
Dix, qui maint bel don a doné,
Li avoit grasce abandoné
De larmes qui de li issoient :
Son cors et son cuer li lavoient ;
Et sachiés bien trestout de voir,
C’on ne péust aperchevoir
Ne à ses eix, ne à son vis,
Que ele et biaus et nés tous dis
Ne les éust, car si garder
Se vaut c’om n’i péust noter
En li signe d’ypocrisie,
Mais honeste et sainte vie.
Toutes ces choses k’avons dit
Trovons-nos de li en escrit,
Si que nous tiesmoigne Ysentrus,
Et encor d’autres assés plus
Dont Ysentrus ne parla mie.
Je croi qu’il ne l’en sovint mie,
Non pas por çou qu’ele n’estoit
La dame el mont que plus amoit ;
Et plus doucement le servi
Ceste Ysentrus que je vous di,
Et plus savoit de son secré,
De son cuer et de son pensé.
Et autretant le r’amoit bien
Sainte Ysabiaus, sans nul engien.
Trestot che que dit vous avons,
Sachiés por voir ke nous l’avons
De bones gens qui le conurent,
Ki entor li mèsent et furent.
Tout ce tesmoigna vraiement
Ysentrus sor son sairement
Ki avoec li estoit norrie,
Et furent d’une compaignie.

Li diables, qui ne se dort
De traveillier les gens à tort,
Ki basti à Job tel anui
Ke il esmut Dieu contre lui,
Que Diex souffri qu’il traveilla
Job et forment le tormenta,
Ensi vous di que il tant fist
A sainte Ysabel que il mist
Es cuers de ses plus haus barons
Encontre li tels okoisons,
Sans droit, sans raison, l’entreprissent
Et fors de son castel le missent,
Et la terre toute saisirent.
Onques bonté tant ne li firent
K’il li laissaisent un manoir,
Si que ne seut où remanoir.
Trestout le mal qu’il peurent firent :
Nis son douaire li tollirent.
Savés coment ele esploita :
Onques ne s’en desconforta,
Ne ne blecha sa conscience,
Ne si ne perdi pascience ;
Mais en Dieu trestout son cuer mist
Avec le Salmistre, qui dist :
« Sire, tu m’as ore esprové
Parfunt et bien examiné,
Ne en moi ne trova-on mie
Iniquité ni félonnie. »

Or oiés por Dieu, bone gent,
Con sainte Ysabiaus saintement
Se contint et se demena
Kant de son castel s’en ala.
En la cité en vint tous droit
Ki desous le castel estoit ;
Si s’en entra por herbegier
En la maison d’un tavernier.
Dedens la cour, uns povres lieus,
Ert une masoncelle vieus
U nus ne déust herbegier
Tant éust d’ostel mestier,
Car giut i avoient porcel,
Se n’i faisoit ne bon ne bel.
Cele nuit là se herbega

La bone dame et se couça.
Et sachiés bien trestot de fi
Puis mienuit, quant ele oï
Souner matines, se leva :
As Frères Meneus s’en ala,
Ki près d’iluec èrent manant.
Si lor pria, por Dieu le grant
Et por la sainte vraie crois,
Te Deum laudamus à vois
Chantaissent, et mult hautement,
Et grasces trestot ensement
Rendissent à Dieu, qui souffroit
K’ele ainsi triboulée estoit.
Lendemain après li avint,
Quant ele fors de l’ostel vint,
Ne trova home en la cité
Ki por Dieu ne por carité
Li osast offrir ne proier
D’aler avoec lui herbegier,
Por le paour que il avoient
De ciaus qui ensi le traitroient.
Ele, com feme c’om peu prise,
S’en est entrée en une glise,
Et ses meschienes autresi,
Ki estoient avoeques li.
Là s’assist come feme estraigne,
A grant anui et à grant paine.
Si enfant savés qu’il devinrent :
Sachiés li traïtor les tinrent,
Onques ne lor fisent dépors,
Mais dou castel les misent fors
Dont par fin droit la signorie
Lor estoit de droite lignie ;
Et en cel point faisoit mult froit :
Si en furent à grant destroit.
Sainte Ysabiaus ne seut que faire,
Car ele ne savoit où traire,
Et li enfant petit estoient,
Ki à son cuer mult li grevoient,
Car il n’avoient que mangier
Sans porchacier à grant dangier ;
Ne li borjois de la cité
Seulement lor nécessité
A .ij. enfans doner n’osoient,

Por chiaus qui chaciés les avoient.
Savés coment ele esploita :
Ele trestot droit s’en ala
A l’ostel d’un home enviels,
Et si estoit li uns de cels
Ki cest anui li avoit fait
Et le damage tout attrait.
En la maison en est venue :
Trestous ensamble les salue,
Et sa maisnie le suii,
Qui estoient avoecques li ;
Et li hostes et li ostesse,
Ki vilaine ert et felenesse,
Tout sans douchor et sans pité
Le prist, et si l’en a mené
En un petit lieu et estroit ;
Et sachiés bien il i avoit
Lieus assés, et a grant fuison
Larges cambres en la maison.
Dont faisoit fors tans et destroit
Et à mervelle faisoit froit ;
De ses enfans ot grant anuit,
Car mult froit eurent cele nuit,
Ainc n’i mangirent ne ne burent
Tant com en cele maison furent.
Nequedent la contesse dist
Ke volentiers grasces rendist
A l’ome, selonques séust
De coi rendre ele li déust ;
Mais ele ne savoit de quoi,
Por çou se deut-ele tot quoi.
Après vous di trestot por voir
K’ele ne peut ostel avoir
En nul liu dedens la cité
Ne por Dieu, ne por carité,
Ne por hautece, ne por droit
K’ele par raison i avoit ;
Ains li covint au daarrain
Rentrer en l’ostel premerain,
Celui qu’ele ot premiers éu,
Où li porcel eurent géu.
A force faire li estuet
Quant ele amender ne le puet,
Ne le grant persécution

K’ele eut des homes son baron.
Kant ele vit qu’ensi seroit
Ke trestout pardu averoit
Che dont se déust soustenir
Et ses enfançonés norir,
Se li covint par grant besoigne,
Et par défaute, et par essoigne,
K’ele ne pooit amender,
Envoier ses enfans garder
En divers lieus et por norir
Et por lor vies garantir ;
Car de ce qui li remanoit
Mult povrement se soustenoit.
Esgardés, por Dieu, bone gent,
Et le dolour et le torment
Et le mal que li porchacièrent,
Con faitement il le chacièrent,
Li home qui de li tenoient
Et qui féuté li devoient !
Ha ! com très bone conscience
Et come vraie patience
Sainte Ysabiaus trestot sousfroit
Ne point ne se desconfortoit !
Ele estoit pacience droite,
Car onques ne fu si destroite,
Ne tant fain ne tant froit éust
Que liement ne l’ rechéust.
Tant liement les maus porta
Ke toutes celes conforta
Qui en sa compaignie estoient,
De le chière qu’en li véoient.
Sainte Ysabiaus, par les anuis
Qu’ele souffri et jor et nuis,
Par les doulors, par les tormens
Ki trespassent ausi con vens,
Che poons-nos trop bien savoir,
Se nos i saviens bien véoir,
Par ces miracles qu’ele fait
Que Diex l’a près de lui atrait,
Et qu’il l’a mis en joie grant.
S’est bon que nos taisons à tant
De ceste matère à parler,
Car nous poons assez conter
D’autres merveilles qu’ele fist

Por Dieu, qui sa grasce en li mist.

La bone dame sainte et bele
Estoit à Dieu servir novelle
Tous jors, et de si sainte vie
K’ele sovent estoit ravie,
Si que lonc tans riens ne prendoit
De si que Dix li comandoit,
Tans c’uns évesques à li vint
Ki mult grant évesquié tint.
De son estre li demanda :
La dame riens ne li cela,
Ains li a dit en grant douchor :
« Sire, jou ai éu signor
Ki estoit mes loiaus amis.
Assés honors et grans délis
Ai éu et mainte richece,
Maint bel joel, mainte lièce,
Tout çou eu-jou ; mais je pensai
Autre cose que vous dirai.
Vous-méismes le savés bien :
Joie de l’monde ne valt rien ;
Vaine cose est joie carnels :
Mult vaut miex l’espérituels.
Je les jetai jus et despis
Tous mes soulas et mes délis ;
Mes richeces, mes garnimens,
Tous les donai as povres gens.
Miels vaut la joie de là sus,
Où est nostre sire Jésus,
C’a esté rois de tout le monde
Si com il est à la roonde.
Por çou voel le siècle laissier
Et ce que doi à Dieu paier :
C’est l’âme que li doins d’aoite,
Car qui bien fine, bien esploite.
Aise qui trespasse et qui fault,
Vous savés bien que petit vaut ;
Aise mondaine de nos cors,
C’est doulours et tormens et mors ;
Et mon signor confortai-je
Quant il prist à moi le congié
De la crois prendre d’outre-mer ;
Sire, je li loai d’aler,

Onques encontre ne l’en fui
Ne à mon cuer n’en euc anui ;
Ains me fu bel, car bien savoie
Ke il en aloit bone voie :
Or l’ait nostre Sire en sa garde !
Sire, mult longhement me tarde
Que je soie en la compaignie
Nostre Signor à compaignie.
De mon signor ai .ij. enfans :
Chascuns sera riche, poissans.
Je seroie lie et joieuse
Et envers Dieu très gracieuse
S’il m’avoit faite tel amor
Qu’il fuissent o mon Créator. »

La dame se taist à cest mot,
Et li vesques de ce qu’il ot
Que la dame est de tel manière
Miels l’ama et plus le tint cière.
Bien seut et vit, n’en douta mie,
Ke la dame ert de haute vie.
Ensi s’en parti à cel eure
Li vesques, qu’il n’i fist demeure.
Mult le prisa en son corage
Et le tint à bone et à sage.
Tant ert la dame bien garnie
Que toute estoit de Dieu saisie.
È vous le tans qui aprochoit
Que ele trespasser devoit ;
Encor estoit toute haitie,
Si com nous raconte sa vie,
Kant maistres Conrars est venus ;
Si trova les Frères Menus
Qui avoec la dame estoient
Et qui sovent le confortoient.
Li Frère estoient tot si conforts
Quant maistres Conrars estoit fors :
Adont i vint tous deshaités.
Sainte Ysabiaus por amistiés
A demandé ce qu’ele fera,
De que l’eure que mort sera.
Ele respont : « Maistre, bien sai
Ke jou ançois de vous morrai. »
Puis ces paroles, au quart jor,

Si com Dieu plot, nostre Signor,
Uns maus li prist qui mult l’atainst,
Et sa vermeille face tainst :
Xij. jors fu si traveillie
De mahaing et de maladie :
Trois jours devant que definast,
Ançois que ele trespassast,
Maistre Conrars li demanda
De son moeble qu’ele en fera.
Ele respont son grant avoir
Qu’ele ot jadis en son pooir :
« As povres gens l’ai tot doné ;
Il ne m’en est rien demouré
Fors ma cotele deschirée.
En coi je serai entierée. »
Adont acumenier se fist ;
Au vespre, à ramembrer se prist
De la sainte vraie Escriture,
En coi avoit mise sa cure.
Tant de belles paroles dist
Que trestous ciaus plorer en fist
De grant pitiet qui l’escoutoient
Et ki morir là le véoient.
Quant la dame plorer els vit
Maintenant ele lor a dit :
« Gens honorée, fil de roi,
Plorés por vous, non pas por moi. »

Quant ot ce dist, laist le parler,
Et puis comença à canter
De douce vois dedens son cors ;
Et si n’i paroit par defors ;
Tant faisoit douce mélodie
Ke toute en ert reléechie.
Trestout icil qui l’esgardoient
Et qui isi canter l’ooient
Disoient vraiemeent entr’eus
Que c’estoit vois célestieus.
Bouche ne lèvre ne movoit,
Et chascuns bien les chans ooit.
On li a quis et demandé
De cui ele avoit tant canté,
Et ele dist par grant douçour
Ke « c’estoit de nostre Signor

Les cans que vous avés oïs.
Li angles et li sains espirs
Avoec moi cantent par déduit. »
Ensi remest dusc’à la nuit
Joians, en bone entention,
En sainte contemplation ;
Puis a parlé : premièrement
Loa de Dieu l’avénement
Et la bone eure qu’il fu nés ;
A Dieu les a tous comandés.
Autresi com fust endormie
Est l’âme de son cors partie.

L’eure et li tans de son obit
Fu revelé dou Saint-Espirt
A pluseurs gens bones et sages
Ki à li fisent lor voiages ;
A l’ospital vinrent tot droit
Là où li cors gésir devoit.
Par les proières des preudomes,
Ensi que nous enquis avomes
Et por atendre saintes gens,
Si qu’il lor fu grés et talens,
De si antier jor fu gardée ;
Au merquedi fu entierée.
Or en oiés une merveille,
Piechà n’oïstes sa pareille :
Che sambloit qu’ele s’endormist ;
Onques samblant de mort ne fist.
De li issi si grans odours
K’ele flairoit et nuis et jors
Tant bien, c’est vérités provée,
Ke s’ele fust enbaussemée.
Enfouie fu à cel jor,
Che sachiés bien, à grant honor.
Or nous volonmes entremetre,
Tout mot à mot, selonc la letre,
De ces hautes miracles dire
Que por li fist li très dous Sire ;
Et si furent faites anchois
Ke passé furent li doi mois.
Ki les autres volroit conter
Il aroit molt à raconter,
Mais cestes furent en présent

Dedens .ij. mois devant la gent.

Oiés, signor, verté provée :
Au secunt jor que enterrée
Fu cele sainte benéoite,
Uns mult sains moines tant esploite
K’il est à la tombe venus.
Cil moines ot les dras vestus
De Cistiaus, mais ne sai dont ert :
Mahaigniés ert, mult en apert ;
Enpiriés ert et derompus
Ensi que près estoit pardus.
XL. ans ot ensi esté,
Maint froit yver, maint caut esté
En avoit esté traveilliés,
Car durement ert mahaigniés.
Par la sainte haute mérite
La dame cui Dix ot eslite
Fu tous garis et respassés,
Si que le virent gens assés ;
Maistre Conrars iluec fu,
Ki le miracle a tout véu.

Li fils son frère bien .xij. ans
Avoit esté clos, non poans ;
De tous ses membres se doloit :
Malement atornés estoit ;
Mais la dame par sa bonté
A luès l’enfant mis en santé.
Une pucelle de .x. ans
De piés, de mains ert non poissans,
Torte bouche, langue espessie :
A la tombe fu tost garie.
Uns petis enfès mult contrais
Ki mult par estoit contrefais ;
Si genous èrent tot aers
Au ventre, qui ert pales et pers ;
Le char dou ventre avoit porrie :
Garis fu de sa maladie.
Pieronne dist que bien savoit
C’un sien enfant avule avoit
Ki à la tombe fu garis
Ke porté i ot ses maris.

Margos tesmoigne que Mahaus
Ert avulée, car uns maus
Li ot tolu ex et oïe,
Ki maintenant i fu garie.

Uns hom muians et esragiés
Errant en va trestous haitiés.
Gertrus, qui une fille avoit,
Mahaignie et contraite estoit :
Garie i fu, nul mal n’i sent,
A la tombe voiant la gent.
Tant en ert grans la renomée
Que plaine en estoit la contrée.
Maistres Conrars adont i fu,
Ki bien tesmoigna la vertu.

Une pucele mult contraite
Ki à la tombe s’estoit traite,
(Bochue estoit et avulée),
Tout maintenant i fu sanée.

Uns enfès tous avules nés
A la tombe fu alumés ;
Uns hom, ensi c’om nos conta,
Ki noiés fu, resussita.
Uns hom, qui les .ij. ex perdoit,
Uns autres qui bochus estoit,
Tous ert brisiés et mahaigniés,
Rendi la dame tos haitiés.
Uns hom i vint mult mahaigniet ;
Li ver li avoient mangiet
Le visage mult laidement :
A la tombe vint erramment.
Si vous dirai que il i fist :
De la terre en ses plaies mist,
Che virent bien cil qui là furent,
K’ainc puis les plaies n’i parurent.

Uns petis enfès de .v. ans
Des piés contrais et nient voians
I fu icel jor ralumés,
Et si s’en est tous drois r’alés.
Une feme qui ot non Berte
Ot une fille mult déserte :

Ele estoit mult clope et bochue,
Derière et devant bochue,
En li la sainte si ovra
Que cele santé recovra.
Trestoute lie est repairie
De tous membres saine et haitie.
Après vous di d’une nonain
Ki n’ot mie le cors bien sain,
Car goute feste l’ot mangie
Si c’om povoit véoir son fie.
Cele sainte Ysabel requist :
A le tombe porter se fist ;
Tantost com ele i fu menée
Trestoute saine s’a trovée.
Uns chevaliers là près manoit
Ki une bone dame avoit.
Haus hom estoit en la contrée ;
Mult ert de lui la dame amée ;
De son signor estoit ençainte.
Mult fu par tout le païs plainte,
Car meskiés seure li courut
Si grans que de l’enfant moerut.
Li chevaliers le fist ovrir
Por la vérité descovrir,
Se li enfès ert encor mors ;
Si l’en a-on tot mort trait fors ;
Li chevaliers en fu corciés,
Dolans et tristres et iriés.
Tantost .i. car amener fist,
La dame et l’enfançon i mist ;
A la tombe le fist mener ;
Il meismes i vaut aler.
Ens en la voie sovent prie
Sainte Ysabel par cortoisie
Prist à Dieu, sen très douch ami,
Que il, par sa très grant merchi
Et por la soie amistié,
Que de sa feme ait pitié.
Tant ont lor droit chemin tenu
K’il sont à la tombe venu.
La dame lès la tombe misent,
L’enfant avoec, et puis si fisent
Lor orison dévotement
Li sires et toute sa gent.

Là fist nostre Sire cel jour
Sainte Ysabel mult grant honor.
La dame mist l’âme el cors
Et à l’enfant qui estoit mors ;
Tout ensi furent visité
Et de la mort resusité.
La dame n’ot mal ne dolor
Par la vertu nostre Signor :
Ensi en cel jor lor avint.
Li sire à son hostel revint
A lie chière, à samblant bel,
Dieu loant et sainte Ysabel.
Ces miracles que dis avons
Par tesmoignages les savons
Des bones gens k’adont i furent,
Ki por vérité le connurent.
Escrites furent et séelées :
Au pape, as cardonaus portées ;
Et avoec porta-on sa vie
Kant ele fu canonisie,
Et nous l’avomes translatée.
Je vous requier, si vos agrée,
Que vos nous voilliés otroier
Ke Jésu-Christ voelliés proier
Ki sires est de tout le monde,
Que celui face net et monde
Ki a ceste istoire rimée
Et ensi dite et compassée,
Ke tels oevres face en sa vie
K’il en ait gloire deservie.
Que Diex eskieuce d’estre en duel
Frère Robert de Camblinnuel !


Explicit li Vie de sainte Ysabel.

  1. Thiéry II, comte de Weda, mort en 1242.
  2. Auriola, auréole, couronne de gloire.
  3. Nettoyât les chassieux.