Rythmes pittoresques/Préface

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Rythmes pittoresquesAlphonse Lemerre, éditeur (p. np).


PRÉFACE




Madame,

Vous vous êtes trouvée à l’origine de ce mouvement littéraire en révolte contre la perfection routinière et qui ébranla l'idole du vers français classico-romantique. Sans manifester aucun orgueil, révolutionnaire vous fîtes œuvre de réforme, œuvre d’autant plus utile que vous n’avez pas uniquement détruit, que vous écartez l’obscurité et le mensonge. Il est indubitable que votre effort fut prosodique, je veux dire qu’il tendit à la constitution d’un nouveau mode musical de la parole non chantée : Votre prose rythmée possède une harmonie délicate ; l’euphonie des mots, le système des assonances, la modulation de la période, et, d’autre part, la grâce, l'inattendu, la concentration, la saveur des images ne laissent pas un instant de doute sur le caractère nettement et bellement poétique de votre travail. Ce travail vint à son heure : pour le juger, il faut qu’on se replace en 1882-83 époque où il INNOVAIT[1].

L’œuvre que vous nous offrez ne sera certainement pas la dernière, et l'on peut présumer qu’après avoir été des premières à ouvrir la phase instrumentive (indispensable), vous serez (ou plutôt vous resterez) une des premières à puiser dans le domaine si large, si vaste de la pensée moderne. Les poètes de ce temps sont, en effet, Madame, dévolus à une double tâche, l'une préparatoire et que je crois prête à se clore, l’autre plus durable, qui va commencer.

Car la poésie, vaincue par la prose, sa terrible rivale, semble vouloir faire effort désespéré pour reconquérir une partie de son ancienne importance. Comme tous les vieux empires elle s’est longtemps accrochée aux traditions de la gloire, aux lois et aux usages qui l’avaient faite maîtresse des Belles-Lettres et elle a fait rendre à ces choses ce qu’elles pouvaient. Repoussée de l'étude du contemporain, écrasée par la maëstria du roman, elle remporta des victoires dernières sur le domaine de la Tradition. Ainsi elle ralliait son origine, réapparaissait une mnémonique habile, fixatrice, conservatrice de ce qu'il y a de légendaire dans notre forte et positive civilisation. Mais ces victoires lui ont coûté : le vieux budget des métaphores et des cadences, des effets de nombre et de rime, le vieux budget s’y est tari :

Les cygnes, les lys, les papillons et les roses, les rossignols et les étoiles, les grand souffles de l'alexandrin, la jolie ciselure du sonnet, la grâce de la ballade, tout cela apparaît tellement fatigué en face de la merveilleuse jeunesse de la prose.

Pourtant la poésie prosodique n’est pas morte et ne doit point périr de sitôt ; j'estime qu’elle peut et doit évoluer, qu’elle doit traverser plusieurs phases encore avant de se fondre définitivement. À quelles conditions pourra-t-elle se sauver ? La première, l’essentielle, c’est qu’il se trouve un poète, un large et vigoureux cerveau qui s’attache à reconstituer une métrique et des cadres, ou plutôt, car cette métrique et ces cadres existent, qui veuille bien se servir des nouveaux moules pour y couler des chefs-d’œuvre. Notre génération ne perd donc pas son temps lorsqu’elle détruit les vieux systèmes, lorsqu’elle s’efforce de transformer l’emploi de la rime, de la cadence, du nombre ou de la forme, lorsqu’elle établit de frais dispositifs capables de remplacer les splendeurs surannées des types ou s’imprimaient l’ode et la chanson, l’épopée et l’élégie, le conte et la satire[2]

Seulement, comme je l’ai dit ailleurs : la préoccupation unique d’innover dans la machinerie poétique serait un indice de misère, il est temps que l’être se montre le créateur de pensées. Celui-là trouvera les voies et saura faire bénéficier le vers de cette liberté qu’il a reprise, rendre à la poésie son éternelle destination qui est d’exprimer harmonieusement soit de petites ou de grandes synthèses aux éléments bien connus, soit des émotions ou des tableaux extrêmes, mais toujours un bel ensemble fait pour se fixer ou, du moins, pour s’arrêter durant une longue période dans la cervelle humaine. Tandis que la prose, plus propre à l’analyse, mieux faite pour la découverte pour l’effort continu, explorera les steppes et les forêts lointaines, travaillera d’abondance, elle, la poésie, fera valoir le domaine acquis, le circonscrira de rythmes musicaux, doux à la mémoire.

Mais qu’on ne s’y trompe pas, qu'on ne s’imagine pas satisfaire l’intelligence et l’instinct contemporains avec les menus cris et les plaintes indigentes de la tradition classique, que l’on se hâte de sortir du figé, qu’on introduise du vivant, qu’on renouvelle le stock des images et des métaphores, qu’on suive le mouvement progressif de la prose, qu’on craigne la mort orientale par l’excès d’entités, la stagnation chinoise dans l’allégorie ; que la poésie ne soit pas seulement le refuge des microcéphalies routinières, des chloroses et des infirmités, qu’elle ne se borne pas à des pessimistes d’avorton, à des anarchies exsangues de menteurs, à des prophéties et à des systèmes de tireuses de cartes de quartier populaire ; qu’elle ne recule pas devant la seule œuvre digne des puissants qui est de comprendre et de rendre l’extraordinaire époque où nous vivons, d’en accepter les problèmes ardus, l’admirable analyse scientifique et philosophique, sous peine de voir périr la prosodie jusqu’à l’heure où les prosateurs en auront lentement créé une nouvelle. « Je veux une prosodie rythmée », dit Flaubert. Et il ne le dit pas en vain. La « Tentation » est un poème et aussi « Salambô ». Qui relèvera le gant ? Quelle grande âme euphonique viendra clore le cabotage des instrumentations craintives, et, en robuste navigateur, tendra sa voile au vent du large ?

J. H. Rosny.
  1. Madame Krysinska publait en effet, en 1882 et 1883, époque où la rupture des moules n'avait pas encore de partisans, des morceaux tels que « symphonie en gris », ballade, les bijoux faux, symphonie des parfums, chansons d'automne, berceuse macabre, le hibou, morceaux qui offrent la technique des vers libres préconisés en ces derniers temps, par les détails de cadence, de modulation et même de typographie qui caractérisent les essais des groupes rénovateurs ou pseudo-rénovateurs contemporains.
  2. Bien entendu cette idée est celle des novateurs eux-mêmes, le mètre classique ne doit point nécessairement périr, mais il faut se résigner à n'y voir qu'un mode prosodique et non plus le mode prosodique.