Récits du Labrador/La Tempête

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L'Imprimerie canadienne (p. 30-36).


LA TEMPÊTE


— Philippe ?

— Monsieur !

— Nous sommes mal pris.

— Oui, monsieur.

— Envoie à terre. J’ai havré autrefois dans un trou de ruisseau. Je crois l’apercevoir, en face de nous, au plain, entre ces deux falaises. Le vois-tu ?

— Oui, monsieur.

— Arrive droit dessus.

Et pendant ce dialogue, la mer grossissait toujours sous l’effort du vent qui augmentait de minute en minute. Une heure après, nous étions assez rapprochés de la côte pour en distinguer tous les détails.

La mer commençait à s’effondrer à un demi-mille au large et dépliait ses houles immenses sur le sable de la plage. Impossible d’aborder sans chavirer.

— Philippe ?

— Monsieur !

— Nous allons verser.

— Oui monsieur.

— Sais-tu nager ?

— Comme un grappin !

Lofe en plein !

C’était plus facile à commander qu’à exécuter, et ma chaloupe, gênée par son canot, qu’elle traînait à la toue et que nous ne pouvions embarquer, dérivait sous l’effort de la lame et s’approchait peu à peu des brisants. Cependant le vent fraîchissait encore et ce fut le salut pour nous en cet instant.

Nous arrivâmes un peu, et l’embarcation reprenant son air, nous reprîmes la direction du large. Il était temps !

Lorsque nous avions viré de bord, nous étions à trois milles à l’ouest de Kegaska, le long des sables de Natashquan. Il fallait nous éloigner à tout prix de cette plage inabordable avec les vents qui dépendent du sud et nous luttâmes plus de deux heures pour mettre deux milles entre nous et les brisants que nous avions si péniblement évités.

La situation, malgré la distance parcourue, ne s’était pas beaucoup améliorée. La mer commençait à casser autour de nous et mon bateau ouvert, de vingt pieds de quille à peine, offrait peu de garanties de sécurité. L’eau entrait souvent par-dessus le plat-bord, et j’avais toutes les peines du monde à la rejeter à mesure qu’elle nous envahissait. J’étais mouillé jusqu’aux os et dans l’impossibilité de rouler une cigarette. Tout cela manquait de gaieté.

Les lames s’amoncelaient, de plus grosses en plus grosses, et chacune d’elles exigeait une attention de chaque seconde et un coup de barre spécial pour la prendre de l’étrave à la joue. J’étais éreinté.

— Philippe ?

— Monsieur !

— Je ne suis plus capable d’étancher.

— Prenez la barre, monsieur.

Je pris la barre, et Philippe se mit à vider à son tour.

— Philippe, c’est la Pointe-aux-Anglais ?

— Oui, monsieur.

— La mer grossit encore ?

— Oui, monsieur.

— Le vent se hale de plus en plus du sud ?

— Oui, monsieur.

— Je crois que nous sommes f… lambés.

— Non, monsieur.

— Comment, non ?

— Non, monsieur.

Je le crus fou. Cependant le plongeon me paraissait inévitable, et je me connais en plongeon. La côte était assez loin de nous, à deux milles peut-être, et, au milieu de la mer démontée, le trajet à la nage jusqu’à terre ne devait pas être un voyage d’agrément. Quant à mon engagé, son affaire était claire. Il se noierait, c’était certain. Cette pensée me préoccupait. Me sauver seul me paraissait inadmissible.

Je n’eus guère le temps de m’arrêter à cette obsession. Une vague énorme vint se briser sur la chaloupe et la remplir à moitié. Un faux coup de barre était la cause de cette avalanche. Dans le gros temps, on n’a le loisir de songer ni aux autres ni à soi-même. Il faut toujours veiller au grain.

— Philippe ?

— Monsieur !

— Prends la barre.

Et je me replongeai dans mes pensées tout en vidant à tour de bras.

Il se noiera, c’est indubitable, me disais-je. Que faire ?

Chose étrange, je ne songeais nullement que se noyer, c’était mourir. J’ai, d’ailleurs, sur la mort, des idées particulières qui me tiennent toujours au-dessus de craintes trop grandes. Je ne songeais également ni à ma femme ni à mes enfants. Ce qui m’enrageait, c’était que Philippe se noyât et surtout — il faut bien que je l’avoue — c’était de ne pouvoir fumer. Dans une accalmie, je jetai les yeux autour de moi. C’était effrayant. La brise avait légèrement molli, mais la mer grossissait de plus en plus aux approches de la Pointe-aux-Anglais. La chaloupe se dressait toute droite en montant sur la lame, le mât devenait horizontal, et je ne pouvais comprendre comment elle ne se renversait pas sur nous.

— Philippe ?

— Monsieur !

— Nous allons boire un coup, te dis-je !

— Non, monsieur.

Et sa figure calme et souriante commençait à m’exaspérer. Je cessai un moment de rejeter l’eau pour le regarder plus attentivement. Il semblait naviguer dans une cuvette et tout aussi à l’aise qu’au seuil de sa maison. Il devait tout de même comprendre le danger mieux que moi encore. En tout cas, il n’y paraissait guère.

Tout à coup il m’interpella à son tour.

— Monsieur ?

— Philippe !

— Il faut larguer le canot. Il est temps.

Je me précipitai à la touée et parvins, non sans difficulté, à la scier. Adieu-vat ! Le canot disparut sur-le-champ. La chaloupe, moins gênée, se releva plus allègrement à la lame et nous nous mîmes à filer plus rapidement.

— Monsieur ?

— Philippe !

— Mettez la main sur l’écoute. Le vent va virer. Je le vois qui vient.

Quelques instants après, la brise arrivait, en effet, de la rivière Natashquan. Nous venions de franchir la Pointe aux Anglais.

Je dépassais le baume, je bordai l’écoute. Nous étions hors de danger. La chaloupe charriait grand train vers le havre du petit Natashquan, où nous entrions une heure après.

— Philippe !

— Monsieur ?

— Prenons un coup ?

— Oui, monsieur.

Et nous prîmes un coup avec recueillement ; nous en prîmes un second et nous allumâmes, lui sa pipe, et moi une cigarette.

— Tout de même, Philippe, nous l’avons échappé belle.

— Oui, monsieur.

— Ah ! ah !

Comment m’étais-je fourré dans cette galère où j’ai failli laisser la peau de mon engagé et très probablement la mienne ? Je vais vous le dire, c’est très simple. Par ânerie. Eh ! mon Dieu, oui, par pure stupidité.

Lorsque je résolus de quitter Kegaska, le temps avait la plus triste apparence du monde. J’en fis la remarque à Philippe. Celui-ci, qui ne partageait pas ma manière de voir, se mit à sourire. Ce sourire agaça le peu d’amour-propre qui me restait, je ne voulus pas paraître reculer devant un danger possible et nous mîmes à la voile.

Il était difficile d’être plus bête, mais ce fut ainsi. L’homme n’est pas parfait, je suppose que chacun sait ça. Aujourd’hui, quand j’ai un retour de sotte vanité, je pense aux heures aimables que j’ai passées le long du plain de Natashquan, et ça ne dure pas.

C’est égal, c’était un rude matelot que Philippe !