Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 41

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 281-288).


XLI

Nekhludov sortit de bonne heure de la maison. Dans la petite rue, un paysan criait d’une voix particulière :

— Du lait, du lait, du lait !

La première pluie chaude du printemps était tombée la veille. L’herbe verdissait dans les endroits non pavés ; dans les jardins, les bouleaux s’étaient ornés de frondaisons verdoyantes ; les merisiers et les peupliers détendaient leurs feuilles allongées et odorantes ; dans les maisons, dans les boutiques, on nettoyait et enlevait les doubles vitres.

Sur le marché de la friperie, devant lequel devait passer Nekhludov, il y avait déjà une foule qui se pressait autour des baraques, tandis que des hommes en haillons déambulaient avec des bottes sous les bras, des pantalons et des gilets repassés, jetés sur l’épaule.

Il y avait foule aussi dans les cabarets l’on voyait entrer des ouvriers en poddiovka propres, chaussés de bottes luisantes, heureux d’être délivrés de la fabrique, et des femmes portant sur la tête des fichus de soie de nuances claires, et des jaquettes agrémentées de verroteries. Des agents de police, leurs pistolets retenus à la ceinture par des cordons jaunes, se tenaient immobiles aux coins des rues, attendant d’avoir pour se distraire quelque désordre à réprimer. Dans les allées des boulevards, sur le gazon des pelouses, encore humide, des enfants, des chiens, couraient, jouaient, pendant que les nourrices, assises par groupes sur les bancs, bavardaient joyeusement.

Dans les rues, encore fraîches et humides, du côté de l’ombre, et sèches au milieu, retentissait sans cesse le bruit des lourdes charrettes, des fiacres légers, et la sonnerie des tramways. De tous côtés, dans l’air tintaient des bruits divers, et le son des cloches convoquait les fidèles à assister à un office semblable à celui qu’on célébrait maintenant dans la chapelle de la prison. Et, par groupes, la foule parée se dirigeait vers les paroisses.

Le cocher de Nekhludov n’alla pas jusqu’à la prison, mais s’arrêta au tournant d’un chemin qui y conduisait.

Près de ce tournant, à cent pas de la prison, se tenait un groupe d’hommes et de femmes, la plupart avec des paquets à la main. À droite, s’étendaient des constructions basses, en bois ; à gauche s’élevait un édifice à deux étages, avec une enseigne quelconque. Au fond se détachait l’énorme bâtiment de pierre de la prison, duquel on ne laissait approcher personne. Un soldat de faction, le fusil sur l’épaule, marchait de long en large, et criait sévèrement contre ceux qui faisaient mine de vouloir passer outre.

Devant la petite porte des constructions en bois ; à droite, en face du factionnaire, était assis un surveillant, en uniforme galonné, tenant un registre sur ses genoux. Il était chargé d’inscrire les noms des prisonniers que les visiteurs demandaient à voir.

Nekhludov s’approcha de lui et nomma Catherine Maslova. Le surveillant galonné nota ce nom.

— Pourquoi ne permet-on pas d’entrer ? — demanda Nekhludov.

— On dit la messe, dès qu’elle sera finie on laissera entrer.

Nekhludov se rapprocha du groupe des visiteurs. Un individu en haillons, le chapeau défoncé, les pieds nus dans ses chaussons, le visage barré de sillons rouges, s’en détacha pour se glisser vers la porte de la prison.

— Toi, où vas-tu ? — lui cria le soldat au fusil.

— Et toi, qu’as-tu à brailler de la sorte ? — riposta l’homme en rétrogradant lentement, et sans plus s’émouvoir des cris du soldat. — Tu ne veux pas me laisser entrer, bon. Mais a-t-on vu brailler ainsi comme s’il était général ?

La foule eut un rire approbateur. La plupart des visiteurs étaient de pauvres diables, presque tous déguenillés ; quelques-uns seulement, hommes et femmes, étaient un peu mieux vêtus. Près de Nekhludov se tenait un homme bien mis, rasé de frais, gras et rose, portant à la main un paquet qui semblait rempli de linge. Nekhludov lui demanda s’il venait à la prison pour la première fois ? L’homme au paquet répondit qu’il y venait chaque dimanche. Il était portier dans une banque, et venait voir son frère condamné pour faux. Il raconta à Nekhludov toute son histoire, et s’apprêtait à le questionner à son tour quand son attention fut appelée sur une calèche aux roues caoutchoutées, attelée d’un vigoureux cheval noir, d’où descendirent un étudiant et une dame en voilette. L’étudiant tenait à la main un gros paquet. Il s’avança vers Nekhludov et lui demanda s’il pensait qu’on l’autoriserait à distribuer aux prisonniers du pain blanc, contenu dans son paquet : « C’est sur le désir de ma fiancée. Voici ma fiancée. Ses parents nous ont conseillé d’apporter ceci aux prisonniers ».

— Je viens moi-même ici pour la première fois, et ne connais point les usages ; mais je pense que vous devriez vous adresser à cet homme, — répondit Nekhludov, en désignant le surveillant galonné, assis à droite, avec son registre.

À ce moment, près de Nekhludov, la porte cochère, percée d’un guichet au centre, s’ouvrit pour livrer passage à un officier en uniforme, escorté d’un surveillant ; et le surveillant au registre annonça que les visiteurs pouvaient entrer. Le factionnaire se rangea de côté, et tous, à pas rapides, quelques-uns en courant, s’engouffrèrent par la porte de la prison, comme s’ils craignaient d’arriver en retard. Derrière la porte se tenait un gardien qui comptait à haute voix les visiteurs au passage : 16, 17, etc. Plus loin, à l’intérieur du bâtiment, un autre gardien les touchait au bras, avant de leur laisser franchir une petite porte, et les recomptait ; on pouvait ainsi, à la sortie, s’assurer que pas un des visiteurs n’était resté dans la prison, et qu’aucun des prisonniers n’en était sorti. Trop occupé de son calcul pour examiner les figures de ceux à qui il avait affaire, le gardien toucha brusquement l’épaule de Nekhludov, et, au premier moment, ce contact de la main du surveillant irrita Nekhludov ; mais se rappelant aussitôt pourquoi il était venu ici, il eut honte de se sentir mécontent et offensé.

La petite porte donnait dans une grande pièce voûtée, où des barreaux de fer étaient scellés aux fenêtres. Dans cette pièce était une niche où Nekhludov aperçut avec surprise un grand crucifix.

« À quoi bon ? » songea-t-il, unissant involontairement dans sa pensée l’image du Christ avec des hommes libres, et non avec des prisonniers.

Nekhludov marchait lentement, laissant s’écouler devant lui le flot pressé des visiteurs, et il éprouvait à la fois un sentiment d’horreur devant les malfaiteurs enfermés ici et de pitié pour les innocents, tels que le jeune garçon accusé la veille et Katucha, enfermés en leur compagnie, et un sentiment de gêne et d’attendrissement à la pensée de l’entrevue qu’il allait avoir. À l’autre extrémité de la salle, un gardien disait quelque chose. Mais, plongé dans ses réflexions, Nekhludov ne l’entendit pas et continua de suivre le groupe le plus nombreux, c’est-à-dire qu’il se dirigea vers le parloir des hommes, alors qu’il devait se rendre à celui des femmes.

Se laissant devancer, il entra dans le parloir le dernier de tous. Tout d’abord il fut frappé d’un bruit assourdissant, mélange de centaines de voix, criant toutes en même temps. Il ne comprit la cause de ce tapage qu’arrivé au milieu de la salle, où, pareille à un essaim de mouches sur un morceau de sucre, la foule des visiteurs se pressait devant un grillage qui séparait la salle en deux. Ce grillage était double, allant du plafond jusqu’au sol, et divisait la salle par moitié. Dans l’intervalle circulaient les surveillants. D’un côté se tenaient les prisonniers, de l’autre les visiteurs. Ils étaient ainsi séparés par deux grillages et un espace vide de trois archines, si bien qu’il n’était pas possible aux visiteurs de remettre quelque chose aux prisonniers, ni même de les bien voir, surtout pour quelqu’un de myope. Il était également difficile de parler ; pour se faire entendre, il fallait crier de toutes ses forces. Des deux côtés les visages se collaient aux grillages : femmes, maris, pères, mères, enfants, cherchaient à se voir et à dire ce qu’il fallait. Et comme chacun voulait se faire entendre, que les voix se couvraient réciproquement, chacun se voyait bientôt forcé de crier plus fort que ses voisins. C’était la raison du brouhaha dont Nekhludov avait été frappé en entrant dans la salle. Il ne fallait pas songer à savoir ce qui se disait. La seule chose possible était de deviner sur les visages ce dont il était question et les relations existant entre les interlocuteurs. Tout près de Nekhludov, une petite vieille, un fichu sur la tête, était collée contre la grille, et, le menton tremblant, interpellait un jeune homme pâle dont la tête était à demi-rasée. Le prisonnier, les sourcils froncés, semblait écouter avec attention. À côté de la vieille, un jeune homme en poddiovka faisait des signes de tête à un prisonnier qui lui ressemblait, à barbe grise, le visage fatigué.

Plus loin, un loqueteux faisait de grands gestes, criait et riait aux éclats. Puis, assise par terre, une jeune femme convenablement mise, tenant un enfant sur les bras, pleurait et sanglotait en revoyant, sans doute pour la première fois, un homme âgé, en veste de prison, la tête rasée, et les fers aux pieds, qui se tenait en face d’elle, de l’autre côté de la grille. Derrière cette femme, le portier qui avait parlé à Nekhludov élevait la voix très haut pour être entendu d’un prisonnier chauve, aux yeux brillants.

Quand Nekhludov comprit qu’il devrait parler dans de telles conditions, il fut saisi d’indignation contre les hommes qui avaient pu inventer cela et le réaliser. Il fut stupéfait, en songeant que jamais personne ne s’était indigné d’une raillerie aussi cruelle des sentiments les plus sacrés. Les soldats, les surveillants, les visiteurs, les prisonniers acceptaient, comme chose naturelle et inévitable, cette façon de s’entretenir.

Nekhludov demeura dans cette salle, pendant cinq minutes, opprimé par une étrange impression d’angoisse, ayant conscience de sa propre faiblesse et de son désaccord avec tout ce qui l’entourait. Il ressentit un haut-le-cœur moral, comme un accès de mal de mer.