Sérapion

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SÉRAPION.

— Vous savez que je demeurai quelque temps (Il y a de cela plusieurs années) à B…, localité située dans la plus gracieuse contrée du sud de l’Allemagne. Selon ma coutume, j’entreprenais seul et sans guide de grandes promenades. Il arriva qu’une fois je pénétrai dans une épaisse forêt, et là plus je cherchais chemin et sentier, plus je perdais jusqu’à la moindre trace du pas des hommes. Enfin la forêt devint moins serrée, et j’aperçus devant moi, à peu de distance, un homme en robe brune d’hermite, un large chapeau de paille sur la tête, la barbe longue et en désordre. Il était assis sur un morceau de rocher, tout près d’un précipice. Les mains jointes, il regardait tout pensif les lointains. Cette apparition avait quelque chose d’inusité, d’étrange ; je me sentis un léger frisson, et il est difficile de s’en garantir lorsqu’on voit tout à coup en réalité une chose que l’on n’a seulement vue jusqu’alors que dans des gravures ou des livres.

Je voyais un anachorète des anciens temps de la chrétienté assis devant moi dans les montagnes sauvages de Salvator Rosa. Je réfléchis bientôt que la vue d’un moine voyageur n’avait rien de bien surprenant dans ces contrées, et je m’avançai droit sur cet homme, en lui demandant le plus court chemin pour sortir de la forêt et me rendre à B… Il me mesura d’un sombre regard et me dit d’une voix solennelle :

— Tu es bien hardi et bien impudent d’interrompre par une sotte demande la conversation que j’ai en ce moment avec les dignes hommes assemblés autour de moi. Je sais bien que c’est de ?? me voir et d’entendre mes paroles qui t’a conduit dans ces ??, mais tu vois que je n’ai pas en ce moment le temps de converser avec toi. Mon ami Ambrosius des Camaldules va à Alexandrie, va avec lui.

Alors l’homme se leva et descendit dans la vallée. Je croyais rêver. J’entendis dans le voisinage le bruit d’un chariot, et me frayant un chemin à travers les broussailles, j’arrivais à un sentier des bois et je vis devant moi un paysan qui conduisait une voiture à deux roues ; j’allai rapidement vers lui ; il me remis bientôt sur le chemin de B….

Je lui racontai mon aventure chemin faisant, et je lui demandai quel était le singulier homme de la forêt.

— Ah ! mon cher monsieur, répondit le paysan, c’est un digne homme que l’on appelle le prêtre Sérapion, et il habite déjà depuis plusieurs années une petite cabane qu’il s’est bâtie lui-même. Les gens disent qu’il n’a pas la tête tout à fait saine, mais c’est un homme brave et pieux qui ne fait de mal à personne, édifie le village par des discours religieux et fait tout le bien qu’il peut faire. J’avais rencontré mon anachorète à deux petites lieues de B… Là, on devait en savoir davantage, et cela était en effet. Le docteur S… m’apprit toute son histoire.

Ce solitaire était autrefois une des têtes les plus intelligentes et les plus remplies de science qu’il y eût à M… En outre, il était de grande naissance, ce qui fit naturellement qu’à peine au sortir de l’université il fut employé dans une affaire diplomatique, où il déploya beaucoup de zèle et de probité. Il joignait à ses connaissances un charmant talent poétique ; tout ce qu’il écrivait était illuminé d’une fantaisie brûlante, d’une sorte d’esprit qui tendait aux plus creuses profondeurs. Sa bonne humeur excessive le rendait, ainsi que sa bonté, le plus aimable compagnon que l’on pût trouver. De grade en grade il était parvenu à être désigné pour remplir une place importante dans une ambassade, lorsqu’il disparut de M… de la manière la plus inconcevable.

Toutes les recherches furent inutiles, et chaque présomption vint échouer devant l’événement qui se passa alors.

Quelque temps après, dans les montagnes, au fond du Tyrol, parut un homme qui couvert d’une robe brune allait prêchant dans les villages, et se retira ensuite dans la forêt la plus sauvage, où il vécut en solitaire. Le hasard voulut que le comte P… aperçut le visage de cet homme, qui se donnait pour le prêtre Sérapion. Il reconnut en lui son malheureux neveu, qui avait disparu de M….

On s’empara de lui, il devint furieux, et tout l’art des médecins les plus célèbres de M… fut impuissant à le guérir. On le conduisit dans une maison d’aliénés, et l’on parvint, grâce à la profonde science du docteur, à calmer au moins les accès de frénésie auxquels le malade était sujet. Soit que le médecin, par suite d’une de ses théories, lui en donnât l’occasion, soit qu’il en trouvât lui-même les moyens, toujours est-il qu’il s’enfuit et demeura longtemps caché. Sérapion reparut enfin dans la forêt qui se trouve à deux lieux de B…, et le médecin déclara que si l’on voulait avoir un peu de pitié pour ce malheureux et ne pas le jeter dans de nouveau accès, il fallait le laisser dans la forêt vivre à sa guise en pleine liberté et qu’il répondait qu’il ne ferait aucun mal. La grande réputation du médecin fut un gage suffisant. La police se contenta de recommander aux autorités du village d’exercer leur surveillance sur cet infortuné et la suite confirma les assurances du médecin. Sérapion sa bâtit une jolie hutte, même assez commode vu les circonstances ; il se fit une table et une chaise, se tressa une natte de jonc pour lit, et s’arrangea un petit jardin où il planta des légumes et des fleurs ; et à l’exception de l’idée fixe qu’il était le solitaire Sérapion, qui s’était enfui sous le règne de l’empereur Déclus dans les déserts de la Thébaïde, et avait souffert à Alexandrie la mort du martyre, il garda toute son intelligence. Il pouvait tenir les discours les plus remarquables où assez souvent même apparaissaient les traces de cette finesse d’esprit et de cette gaieté qui vivifiaient autrefois sa conversation. Au reste le médecin l’avait déclaré incurable et avait très-sérieusement défendu d’essayer de le rendre au monde et à ses anciennes relations.

Vous croirez facilement que mon anachorète ne me sortit plus de l’esprit, et que j’éprouvai un irrésistible désir de le revoir. Mais figurez-vous ma sottise, je n’avais rien moins en tête que de détruire complètement l’idée fixe de son rôle de Sérapion. Je lus Pinel, Reil, enfin tous les livres des auteurs qui ont traité de la folie, et qui me tombèrent dans les mains. Je m’imaginais que moi le psychologue inexpérimenté, le médecin sans médecine, il me serait donné peut-être de jeter un éclair de lumière dans les obscurités de l’esprit de Sérapion. Outre cette étude sur la folie, je m’adonnai à la lecture de tous les Sérapion, qui sont au nombre de huit dans l’histoire des saints et des martyrs, et ainsi cuirassé j’allai un beau matin bien pur à la recherche de mon anachorète.

Je le trouvai dans son jardin, armé de la pioche et de la bêche, et chantant une chanson pieuse. Les pigeons sauvages, auxquels il avait jeté une quantité de grains, se mirent à voltiger autour de lui, et un jeune chevreuil regarda en curieux à travers les feuilles de l’espalier. Il me sembla aussi être en parfaite intelligence avec les animaux de forêt. Il était impossible de découvrir sur son visage la moindre trace de folie ; ses traits doux annonçaient le calme et la bonne humeur. Ainsi se confirmait ce que m’avait dit le docteur S… à B…, qui m’avait conseillé, lorsque je lui avais parlé de mon désir de visiter le solitaire, d’y aller surtout par une belle matinée, parce qu’alors Sérapion avait l’esprit plus libre et était plus disposé à s’entretenir avec les étrangers ; tandis que le soir il fuyait toute société. Lorsque Sérapion m’aperçut, il laissa tomber la bêche et vint à ma rencontre.

Je lui dis que, fatigué d’une longue route, je désirais me reposer quelques instants près de lui.

– Soyez le bienvenu, me dit-il ; le peu de rafraîchissements que je possède est à votre service.

Et tout en disant ces mots il me conduisit vers un banc de mousse placé devant sa cabane, approcha une petite table, m’apporta du pain, des raisins délicieux et un pot de vin, et m’invita à manger et à boire. Il vint s’asseoir aussi en face de moi sur un escabeau, et se mit à manger du pain avec appétit, tout en vidant un grand verre d’eau. Dans le fait je ne savais comment amener une conversation où je pourrais faire sur le pauvre homme l’essai de ma science psychologique. Enfin, je me décidai et commençai ainsi :

— Vous vous nommez Sérapion ? monsieur.

— L’Église m’a donné ce nom, répondit-il.

— Les anciennes histoires, continuai-je, mentionnent plusieurs saints de ce nom : un abbé Sérapion, qui se fit remarquer par ses bienfaits ; le célèbre évêque Sérapion, que Jérôme cite dans son livre De viris illustribus. Il y eut aussi un moine Sérapion. Celui-ci, raconte Héraclide dans son Paradis, lorsqu’un jour il revenait des déserts de la Thébaïde à Rome, ordonna à une jeune fille, qui s’était jointe à lui en disant qu’elle avait renoncé au monde et à ses pompes, de se promener près de lui sans vêtements dans les rues de Rome pour lui donner la preuve de sa conversion ; et il la renvoya lorsqu’il lui arriva d’hésiter.

— Tu montres, lui dit-il, que tu vis encore d’après la nature et veux plaire aux hommes, et il ne te convient pas de te vanter d’avoir vaincu le monde.

— Et si je ne me trompe, vénérable monsieur, ce sale moine (c’est Héraclide qui le nomme ainsi) fut celui qui fut livré au plus cruel martyre sous l’empereur Déclus. On lui brisa, dit-on, les jointures des membres, et il fut précipité du haut d’un rocher.

— C’est la vérité, dit Sérapion en pâlissant tandis que ses yeux brillaient d’un feu sombre, cela est exact. Cependant ce martyr n’a rien de commun avec ce moine qui dans sa fureur ascétique combattait même contre la nature. Je suis le martyr Sérapion dont vous venez de parler.

— Comment, m’écriai-je avec une surprise feinte, vous vous donnez pour ce Sérapion qui périt il y a plusieurs centaines d’années de la manière la plus misérable !

— À vous libre de trouver cela incroyable, reprit Sérapion très-froidement, et j’avoue que pour celui qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez cela doit paraître très-étrange, mais cependant cela est ainsi. La toute-puissance de Dieu m’a fait heureusement survivre au martyre, parce qu’il était décidé dans son éternelle sagesse que je vivrais encore quelque temps agréablement ici, dans les déserts de la Thébaïde. Un violent mal de tête et de violentes douleurs dans les membres sont tout ce qui m’est resté de mes anciennes tortures.

Je crus que le moment était venu de commencer ma cure. Je la pris de loin ; je parlai avec érudition de la maladie, des idées fixes qui attaquent parfois les hommes, et qui comme un seul son faux détruisent l’harmonie de l’organisme, complète partout ailleurs. Je parlai de ce savant qui n’osait bouger de sa place de peur d’aller briser avec son nez les vitres du voisin d’en face. Je parlai de l’abbé Molanos qui discourait raisonnablement sur toute chose, et n’osait sortir de sa chambre de peur d’être mangé par les poules, car il croyait être un grain d’orge. J’en arrivai à dire qu’une erreur dans leur personnalité amenait souvent des gens à l’idée fixe de se croire des personnages de l’histoire. Rien n’est plus fou et plus déraisonnable, ajoutai-je, que de prendre pour les déserts de la Thébaïde la forêt de M…, quotidiennement traversée par des paysans, des chasseurs, des voyageurs ou des gens en promenade, et que de se croire soi-même le saint homme qui a souffert le martyre depuis nombre de siècles.

Sérapion m’écoutait en silence ; il semblait être impressionné de mes paroles et être livré à un combat intérieur. Alors je crus devoir porter le coup principal ; je me levai rapidement, pris les deux mains de Sérapion et m’écriai d’une vois forte :

— Comte P…, sortez du songe terrible qui vous oppresse, jetez-là cet odieux habit, retournez vers votre famille qui vous pleure, au monde qui fonde sur vous les plus justes espérances !

Sérapion me regardait d’un œil pénétrant et sombre, un rire sarcastique parut sur ses joues et sa bouche, et il dit lentement et d’une voix calme :

— Vous avez, monsieur, parlé très-longtemps, et à votre point de vue très-sagement et très-bien, permettez-moi de vous répondre quelques mots.

Saint Antoine et tous les hommes d’église qui se sont retirés dans la solitude ont été souvent visités par des esprits infernaux, qui envieux du calme intérieur de ceux qui se sont donnés à Dieu, les persécutaient jusqu’à ce qu’ils fussent eux-mêmes honteusement vaincus et roulés dans la poussière. Il en est de même pour moi. De temps en temps des gens m’apparaissent, qui envoyés par le démon veulent me mettre en tête que je suis le comte de P… de M… et m’engagent à goûter de la vie de cour et de bien d’autres semblables choses. Quand la prière était impuissante, je les prenais par les épaules et les jetais à la porte de mon jardin, que je verrouillais. Je pourrais, monsieur, en faire autant avec vous, mais je n’en aurai pas besoin. Vous êtes évidemment le plus puissant de tous les tentateurs qui m’ont apparu, et je vous battrai avec vos propres armes, c’est-à-dire avec les armes du raisonnement. Il est question de folie, et évidemment l’un de nous deux est affecté de cette terrible maladie, et il me semble qu’elle vous a frappé à un bien plus haut degré que moi-même. Vous prétendez que c’est chez moi une idée fixe de vouloir être le martyr Sérapion, et je sais très-bien que beaucoup d’autres personnes ont la même pensée, ou font semblant de l’avoir. Si je suis réellement insensé, il ne peut venir qu’à un fou seulement la pensée de vouloir m’enlever par la force de ses raisonnements mon idée fixe. Mais si cela pouvait se faire, la folie disparaîtrait bientôt de la terre, car l’homme pourrait dominer la force d’esprit qui ne lui appartient pas, mais qui est seulement un bien confié par le pouvoir suprême placé au-dessus de nous. Maintenant, si je ne suis pas un insensé, si je suis réellement le martyr Sérapion, c’est encore une autre folie que de vouloir me prouver le contraire, et de me mettre en tête l’idée fixe que je suis le comte P… de M…, appelé à de grandes choses. Vous dites que le martyr Sérapion est mort il y a plusieurs siècles, et que, par conséquent, je ne suis pas lui, parce que la durée de l’existence des hommes ne s’étend pas si loin.

Premièrement, le temps comme le nombre est une idée relative, et je pourrais vous dire qu’il me semble à moi que d’après l’idée que je me fais du temps il n’y a pas plus de trois heures, ou toute autre mesure de ce genre que vous voudrez, que l’empereur Déclus me fit exécuter. Mais en admettant votre manière de voir, pouvez-vous m’assurer qu’une existence semblable à cette longue vie que je vous accorde avoir reçue, soit sans exemple dans la nature ? Connaissez-vous donc si bien la vie de chaque homme qui a existé sur la vaste terre, pour oser me prononcer hardiment en face ces mots : sans exemple ? Irez-vous comparer la toute-puissance de Dieu à l’art impuissant de l’horloger, qui ne peut préserver des machines inertes de la destruction ?

Vous me dites que le lieu où nous nous trouvons n’est pas le désert de la Thébaïde, mais bien une petite forêt qui se trouve placée à deux lieues de B…, et est quotidiennement parcourue par les paysans, les chasseurs et d’autres personnes ; donnez-m’en la preuve !

Je croyais ici tenir mon homme.

— Venez avec moi, lui dis-je, dans deux heures nous serons à B…, et ce que je vous ai dit vous sera prouvé.

— Pauvre fou aveugle, dit Sérapion, quel espace nous sépare de B… ! Mais en admettant que je vous suivisse véritablement dans une ville que vous appelez B…, pouvez-vous m’affirmer que nous n’avons réellement marché que deux heures et que le lieu où nous serons arrivés sera B… ? Si je prétendais maintenant que c’est vous qui êtes atteint d’une incurable folie, de prendre les déserts de la Thébaïde pour une forêt et la ville lointaine d’Alexandrie pour la ville de B…, placée au sud de l’Allemagne, que viendriez-vous me dire ? Cette contestation ne finirait jamais et nous serait préjudiciable à tous les deux. Et il y a encore une chose à laquelle vous n’avez pas réfléchi : vous devriez penser que celui qui vous parle mène une vie tranquille, heureuse, agréable à Dieu, ce n’est qu’après avoir souffert le martyre que l’on peut jouir d’une tranquillité d’âme pareille. S’il a plu au pouvoir suprême de jeter un voile sur ce qui s’est passé avant ce martyre, n’est-ce pas une cruelle et diabolique curiosité de toucher à ce voile ?

Malgré toute ma sagesse, je me trouvais confondu honteusement par cet insensé. Avec la logique de la folie il m’avait battu, et je voyais clairement la niaiserie de mon entreprise ; bien plus, je sentais le reproche enfermé dans ses dernières paroles, et j’étais étonné de cette connaissance confuse d’une vie antérieure, qui semblait indiquer dans cet aliéné un esprit supérieur et irréprochable.

Sérapion parut très-bien remarquer ma disposition d’esprit ; il jeta sur moi un coup d’œil où se lisait la plus pure, la plus sincère bienveillance, et il me dit :

— Je ne vous ai pas pris pour un tentateur méchant, et j’ai eu raison. Il est possible que celui-ci, celui-là ou peut-être le démon lui-même vous ait poussé à me tenter, mais ce n’était certainement pas dans votre intention première, et c’est peut être parce que vous m’avez trouvé tout différent de l’image que vous vous faisiez de l’anachorète Sérapion que vous avez senti se fortifier en vous le doute que vous m’avez jeté. Sans m’écarter en rien de cette piété qui convient à celui qui a consacré sa vie à Dieu et à l’Église, j’évite cet ascétisme dans lequel sont tombés plusieurs de mes frères, qui montraient ainsi au lieu de leur force renommée une impuissance intérieure, ou pour mieux dire une évidente désorganisation de leur énergie morale. Vous eussiez pu m’accuser de folie si vous m’aviez trouvé dans l’état affreux et impie où se jettent eux-mêmes ces fanatiques possédés.

Vous avez cru trouver le moine Sérapion, le cynique, pâle, maigri, épuisé par de jeûne et les veilles, les yeux remplis de l’angoisse, de l’effroi de ces songes épouvantables qui jetaient saint Antoine au désespoir ; vous avez pensé me voir les genoux tremblants, pouvant à peine me tenir debout et couvert d’une robe souillée de sang ; et au lieu de tout cela vous avez devant vous un homme souriant et tranquille. Moi aussi j’ai surmonté les tortures allumées par l’enfer en mon cœur, mais lorsque je m’éveillais les membres déchirés, la tête brisée, l’esprit m’illumina et guérit mon âme et mon corps. Que Dieu t’accorde, ô mon frère ! déjà sur cette terre, le repos et la gaieté qui me rafraîchissent et me fortifient. Ne crains pas les frissons de la solitude ; c’est en elle seule que peut exister ainsi un sentiment pieux !…

Sérapion m’avait dit ces dernières paroles avec l’onction d’un véritable prédicateur. Il se tut alors et leva les yeux vers le ciel. Et pouvait-il en être autrement, pouvais-je ne pas me sentir découragé ? un fou qui regarde son état comme un magnifique don du ciel, qui y trouve le repos et la gaieté et me souhaite dans sa conviction la plus intime un sort pareil au sien !

Je pensais à m’éloigner, mais Sérapion reprit aussitôt en changeant de ton :

— Vous ne croiriez pas que ce désert rude et inhospitalier devient souvent trop animé pour mes méditations tranquilles. Tous les jours je reçois des nouvelles des hommes les plus remarquables de tout genre. Hier l’Arioste est venu me rendre visite, bientôt après lui vinrent Dante et Pétrarque. Ce soir j’attends le brave père de l’Église Evagrus, et je compte disserter sur les plus nouvelles dispositions de l’Église, comme hier nous avons parlé poésie.

Quelquefois je gravis le sommet de cette montagne, d’où l’on aperçoit distinctement dans les temps sereins les tours d’Alexandrie, et devant mes yeux se passent les événements et les faits les plus merveilleux. Beaucoup ont aussi trouvé cela incroyable et pensent que je me figure voir en réalité des images enfantées par ma fantaisie. Je tiens cela pour la niaiserie la moins fondée qui puisse exister. N’est-ce pas l’esprit seul qui permet d’embrasser ce qui se fait autour de nous dans le temps et l’espace ? Et, en effet, qui voit, qui sent en nous ? Sont-ce ces machines sans vie que l’on appelle l’œil, l’oreille, la main, ou bien est-ce l’intelligence ? Hier l’Arioste parlait des créations de sa fantaisie, et il prétendait qu’elles n’avaient jamais existé dans le temps et dans l’espace ; je l’assurai du contraire, et il fut forcé de m’accorder que c’était par un manque de connaissances supérieures que le poëte voulait enfermer dans l’étroite place de son cerveau les figures vivantes qu’il découvre au moyen de ses yeux de voyant. C’est surtout après le martyre que viennent ces connaissances que nourrit la solitude. Vous n’êtes pas de mon avis ? vous ne comprenez pas peut-être ? et, en effet, comment l’enfant du monde, même avec la meilleure volonté, pourrait-il comprendre l’anachorète dévoué à Dieu ? Écoutez ce que je vis ce matin au lever du soleil, lorsque j’étais placé sur la crête de ce mont…

Sérapion me raconta des histoires comme peut en composer la plus brûlante imagination du plus intelligent des poëtes. Tous les personnages se présentaient si pleins d’existence, qu’entraîné, charmé par un pouvoir magique, on pouvait croire, comme on croit dans un songe, que Sérapion avait vu véritablement tout cela de sa montagne. À une histoire en succédait bientôt une autre et une autre encore, jusqu’au moment où le soleil de midi s’éleva d’aplomb au-dessus de nos têtes. Alors Sérapion se leva de son siège et dit en regardant au loin :

— Voici venir mon frère Hilarion, qui, dans sa rigueur extrême, s’irrite contre moi de ce que je me livre trop à la société des étrangers.

Je compris, et je pris congé de lui en lui demandant s’il me permettrait de le revoir bientôt. Il me répondit avec un doux sourire :

— Eh ! mon ami ! je pensais que tu fuirais en grande hâte ce désert qui ne me paraît nullement convenir à ta manière d’être. Mais s’il te plaît de fixer pour quelque temps ta demeure dans mon voisinage, tu seras toujours le bienvenu dans ma hutte et mon jardin. Peut-être en arriverai-je à convertir celui qui était venu vers moi en tentateur. Adieu, mon ami !

Il m’est tout à fait impossible de décrire l’impression que la visite de ce malheureux fit sur moi. Tandis que son état, sa folie méthodique, où il trouvait le salut de sa vie, me serrait le cœur, son haut talent de poëte me jetait dans l’étonnement ; sa bienveillance, toutes ses manières, qui respiraient le doux abandon du plus innocent esprit, me touchaient jusqu’au fond de l’âme. Je me rappelai ces paroles douloureuses d’Ophélie : « Oh ! quel esprit sublime est troublé ici ! L’œil du courtisan, la langue du savant, le bras du guerrier, la fleur et l’espérance de l’État, le miroir de la convenance, le modèle de la forme, le but des remarques de l’observateur, tout, tout est perdu !

» Je vois la raison supérieure discordante comme une cloche qui sonne faux. Cette grande figure, ces traits de la florissante jeunesse sont troublés par la folie. Et cependant je ne puis accuser le pouvoir éternel, qui, peut-être, a ainsi voulu détourner l’infortuné des écueils menaçants pour le conduire en sûreté dans le port. »

Plus je visitais mon anachorète, plus je m’attachais à lui. Je le trouvais toujours gai et disposé à parler, et je me gardais bien de vouloir une seconde fois jouer le rôle de médecin psychologique. Il était étonnant d’entendre avec quelle pénétration mon anachorète parlait de la vie dans toutes ses phases, il surprenait surtout par sa facilité à expliquer les événements historiques au moyen des raisons les plus profondes et tout à fait en dehors des données habituelles. M’arrivait-il, quelle que fût d’ailleurs l’étendue de sa divination, d’avancer qu’aucun ouvrage historique n’appuyait telle ou telle circonstance particulière qu’il mettait en avant, alors il m’assurait avec un doux sourire qu’aucun historien au monde ne pouvait savoir des détails qu’il tenait de la bouche des personnes mêmes dont il était question, et qui étaient venues lui rendre visite.

Je dus quitter B… et j’y revins trois ans plus tard. C’était à la fin de l’automne, au milieu de novembre, le 14 du mois, si je ne me trompe, et j’accourus pour visiter mon anachorète. De loin j’entendis le son de la petite cloche qui était placée au-dessus de sa cabane, et je me sentis comme tremblant d’un singulier effroi, comme oppressé d’un sombre pressentiment. J’arrivai à la cabane, j’entrai. Sérapion, les mains jointes sur la poitrine, était étendu sur sa natte de jonc. Je croyais qu’il dormait. Je m’approchai davantage, et alors je vis qu’il était mort.

— Mon cher Cyprien, dit Lothaire, je plie le genou devant toi, tu prouves qu’il y a dans le souvenir du passé un mystère tout particulier. Le pauvre Sérapion ne te sortira pas aujourd’hui de la pensée. Je remarque que ton esprit est plus libre depuis ton récit. Regarde dans ce livre remarquable, dans ce merveilleux calendrier. Ne sommes-nous pas aujourd’hui au 14 novembre ! n’est-ce pas l’anniversaire du jour-où tu trouvas mort dans sa cabane ton ami le solitaire ! Tu dois avoir été ému jusqu’au fond de l’âme en l’apercevant ainsi doucement endormi pour toujours. Fais-moi le plaisir d’ajouter quelques détails remarquables à la mort de Sérapion, pour donner un relief aux circonstances trop simples du dénoûment.

— Lorsque, dit Cyprien, j’entrai dans la cabane tout ému du spectacle de sa mort, le chevreuil apprivoisé dont j’ai parlé déjà s’élança à ma rencontre. De grosses larmes perlaient dans ses yeux et les pigeons sauvages volaient autour de lui avec un cri inquiet, une plainte de mort. Lorsque je descendis au village pour donner la nouvelle de son décès je rencontrai des paysans portant une civière. Ils me dirent qu’ils s’étaient doutés en n’entendant plus le son de la cloche à l’heure habituelle que le pieux moine était mort. C’est mon cher Lothaire, tout ce que je peux t’offrir pour exercer tes railleries.

— Que parles-tu de railleries, s’écria Lothaire en se levant de sa chaise, que penses-tu donc de moi, ô mon cher Cyprien ! N’ai-je pas un esprit honnête, un caractère droit, ennemi du mensonge ou de la tromperie ? N’ai-je pas une âme loyale ? N’est-ce pas mon plaisir de faire de la fantaisie avec les fantasques, de pleurer avec ceux qui pleurent, de rire avec ceux qui rient ? Mais regarde dans le calendrier, tu pourras trouver au 14 novembre le nom de Levin ; mais regarde dans la colonne catholique, tu y verras inscrit en lettres rouges Sérapion, martyr. Ainsi Sérapion mourut le jour même de la mort de celui pour lequel il se prenait. C’est aujourd’hui la Saint-Sérapion ! debout tout le monde ! je vide ce verre à la mémoire de Sérapion le solitaire ! faites-moi raison, mes amis.

— De tout cœur ! dit Cyprien, et les verres retentirent,

— Eh bien ! du Lothaire, arrêtons à partir d’aujourd’hui le jour, l’heure et le lieu ou nous nous rassemblerons toutes les semaines !

Plus encore ! il ne peut manquer d’arriver que nous apportions pour la lire quelque nouvelle production poétique que nous portons au fond du cœur. Souvenons-nous de Sérapion le solitaire. Que chacun de nous s’applique à chercher à donner la forme, la couleur, la lumière et les ombres aux choses qu’il voudra produire. C’est le moyen de rendre nos réunions durables et intéressantes pour chacun de nous. Que le solitaire Sérapion soit notre patron protecteur, qu’il nous accorde ses yeux de voyant. Nous suivrons ses règles en véritables frères Sérapion.

— Notre Lothaire, reprit Cyprien, n’est-il pas le plus étonnant de tous les hommes étonnants ? Non-seulement il pense aux tendances de notre réunion, mais il pense aussi déjà à ses règles.

Théodore, Oltmar et Cyprien tombèrent d’accord que les tendances littéraires seraient regardées comme le but principal de leur réunion, et ils se promirent d’adopter la règle du solitaire Sérapion comme Lothaire l’avait très-intelligemment proposé ; c’est-à-dire comme le fit remarquer Théodore, de n’apporter à leurs réunions aucune œuvre de peu de valeur.

Ils choquèrent les verres avec gaieté et s’embrassèrent en véritables frères Sérapion.

— Minuit est encore loin, dit Oltmar, et ce serait bien à un de nous de mettre sur table quelque chose de gai, et de laisser dans le fond de la scène tout l’horrible, tout l’effrayant qui nous a assaillis tout à l’heure. Théodore se chargera de ce soin.

– Si, vous l’approuvez, dit Théodore, je vous raconterai une histoire que j’écrivis récemment et qu’un tableau me fit venir à l’idée. En examinant ce tableau j’y trouvai une signification à laquelle n’avait pas certes pensé l’auteur, et à laquelle il n’avait pu penser, car ce furent les souvenirs de ma vie de jeunesse qui excités d’une manière étrange lui donnèrent cette signification. Je prie mes dignes frères Sérapion de n’être pas trop sévères, car ma nouvelle est basée sur des images légères, futiles et plaisantes, et n’a d’autre but que d’égayer un moment.

Les amis promirent de l’indulgence à d’autant plus juste titre que les règles du solitaire Sérapion ne devaient être en vigueur que pour les produits présentés à l’avenir.

Théodore prit son manuscrit et commença ainsi :