Sabbat (1923)/La nuit du curé de campagne

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J. Ferenczi et Fils (p. 149-155).

LA NUIT DU CURÉ DE CAMPAGNE

Celui-là, je le possède pendant son sommeil. Je joue avec lui, je me joue de lui. Il est ma récréation. Quand il dort, je ne cesse pas de le laisser envahir par l’extravagance. Je lui fais vivre, aussi bien, une image d’Épinal — tu sais que j’en suis le grand enlumineur — qu’un faste de fin d’Empire, qu’une honteuse réjouissance de sorcière.

Cet homme est ignorant, simple, pieux — dans le sens très gracieux du mot — doux, pur — dans le sens le plus absolu de la chose — et si candide ! N’appelle-t-il pas, pénétré de respect pour l’Écriture, son porc : « Nabuchodonosor ? » Et, plein des préjugés chrétiens, n’appelle-t-il pas le porc du voisin : « Sale Juif ? »

Mais ces braves gens de curés de campagne ne peuvent pas impunément avoir été nourris d’enfer, de ciel, de limbes, de purgatoire, de mystères, de sacrements, d’orthodoxie, d’exorcismes, de pères de l’Église, de martyrs, de législateurs sacrés, de schismes, de prédestinations, de conciles, de miracles, de la Bible et de ses cent mille pétarades, etc., etc…, et, pour finir, de la casuistique par trop subtile de Monsieur de Loyola. Où ces pauvres intoxiqués trouvent-ils la délivrance quand ils ne sont pas fanatiques, ivrognes, débauchés et qu’ils ont la foi des innocents ?

Et puis, à force de le répandre et de le vulgariser, on finit par déprécier Dieu. De l’aristocratie, que diable ! Et, là, plus que partout.

Un pataud de séminariste, encore plein de terroir et de pommes de terre, vous donne des leçons d’infini avec une aisance qui me confond, moi, le Diable, et je ne puis m’empêcher de me dire : « Il y a peu d’années, encore, ce lourdaud venait à bout de la règle de trois grâce à son instituteur et gardait les veaux de son père. Maintenant, le voici se promenant dans les allées de la Genèse avec l’assurance d’un agronome distingué fleuri du mérite agricole : « Le deuxième jour, Dieu fit des plantations superbes… »

Tes nonnes exécrées étaient, aussi, des victimes de l’indigeste aliment catholique. Dans le jardin du couvent, il n’y avait pas une abeille qui ne bourdonnât pas cette condamnation éternelle : le péché, le péché, le péché…

Pauvres filles ! Tu les as vues : chlorotiques, gémissantes pâmées, l’écrouelle ici, la pudeur partout, le Diable là… Ou persécutrices, impitoyables, féroces, le talon dur, la clef agressive, le sein plat, les reins d’acier… Pauvres filles !

Notre bon curé a, au moins, lui, pour le purger — si je puis dire — son cochon, ses lapins, des millepertuis — fleurs vivaces — la route villageoise et l’aubépine sous laquelle des enfants lui font bonjour, la gaule à la main.

Veux-tu l’entendre rêver tout haut ?

Mais ne me trouves-tu pas trop… Comment dirai-je ?…

— Les poètes ne le sont jamais assez. Une espèce de folie héroïque et burlesque s’empare, parfois, si fortement de moi que don Quichotte me semble un pleutre au regard de mes Diables qui, coiffés de moulins à vent, perpétuent, à coups de tonnerre, le rire de Sancho, dans les cabarets du soleil.

Peut-on imaginer un poète qui ne soit pas envahi, soudain, par le faste bouffon quand, par exemple, il vient de pleurer à cause du pauvre visage d’une vieille femme et de la rose qu’elle tenait… il y a si longtemps ?

— Écoute :

…Ce Jean-Foutre de bedeau est encore à cheval sur la tige du clocher. Mais il a eu le soin de planter, dans chaque citrouille de mon jardin, un cierge allumé. En chasuble de ténèbres, un hibou m’escorte, l’enfer dans l’œil.

Drelin… Drelin… Drelin… La clochette argentine sonne dans toute fleur. Rire du Diable, tu es partout !

Bien que je sois gros, rond, petit, fort petit, sur ce cèdre entouré par les faux brillantes des étoiles et plus beau que celui du Liban, je grimpe avec l’aisance d’un singe et d’un inspiré. Possédé par l’Esprit, je vais faire mon sermon :

Sus aux incrédules ! Pourquoi n’avez-vous pas la foi ? Depuis le temps que je gueule : « Ayez la foi ! » vous y mettez de la mauvaise volonté, mécréants, et elle vous coûtera cher. Sus aux tièdes ! Sainte Thérèse qui achète au Diable le petit poignard très espagnol qu’elle plante, parfois, dans le cœur de Dieu, vous en foutra de la tiédeur ! Cette nonne aurait dû épouser Torquemada. L’un au nom de la haine divine, l’autre, au nom du divin amour, auraient fait de l’univers un immense brasier rose dans lequel les hérétiques et les moroses auraient pété comme des marrons. Ah ! mes enfants, quelles réjouissances ! Sus aux scrupuleux ! Le Démon prend, parfois, figure contrite, timorée et délicate, et lorsque, devant la sainte table, les fidèles le voient pleurer dans un mouchoir de quatre sous, ils renoncent à la communion : « Non sum dignus », et le Diable, tout en ne cessant pas de verser des larmes grosses comme des grains de maïs, fait une corne à son mouchoir : « Bonne affaire ! » pense-t-il, et, sa journée gagnée, il va se mêler aux corneilles qui, autour du clocher, mènent un sabbat d’ailes noires.

Ô mes frères, mes frères ! Écouté, en ce jour, par Balthazar le magnifique qui, dans ses festins, confondait les putains et les torches, par Sardanapale qui s’habillait en femme et respirait des sels, par le pape Innocent VIII qui, en bon père de famille, s’entoure de ses quatorze bâtards — tiens ! le plus petit porte, comme mon neveu Gustave, quand il avait quatre ans, une fort belle collerette blanche — adoré par les satrapes et les brahmanes, lorgné par les almées et les grands-prêtres, couvert de gui par les druides et d’éventails par les petits Chinois sauvés des cochons grâce au sou de la propagation de la Foi — laissez-moi essuyer, à mes yeux, un pleur reconnaissant ! — surveillé de près par un bon nombre de Hottentots, de Peaux-Rouges et d’Anthropophages, menacé — qui sait pourquoi ? — par leurs missionnaires barbus, toisé superbement par Moïse, ce célibataire à cornes, qui, les bras croisés je lui revaudrai ça ! — laisse le serpent d’airain qu’il cache dans sa poche, me contredire, salué par Job qui a du saint fumier plein le derrière, porté en triomphe par Saül qui a, comme tous les fous, les ailes légères, approuvé par une très gracieuse momie que berce un Pharaon impassible, touché à la tempe par le doigt démesuré d’un fakir pareil à une vieille racine, éventé par la palme du martyre et les voiles de ces dames : Sémiramis, la perle de Babylone ; Cléopâtre, le masque de l’Égypte ; Didon, la démone de Carthage ; Madeleine, la rousse de Magdala ; Ève, la première femelle ; Sara qui, à 777 ans, faisait, encore, avec profit et Abraham, œuvre de chair, regardé drôlement — oui, ma foi, très drôlement — par l’Antéchrist qui — Retro ! retro ! Encore un piège du Démon ! — ressemble à s’y méprendre, à ce camus de Jean-Foutre…

Maudits ! Réprouvés ! Affreux ! Je confondrai votre superbe. Dans l’huile et la paix bouillantes, je vous plongerai. Moi et l’Éternel nous entendrons les fameux grincements de dents dont parlent avec complaisance les textes sacrés. Et savez-vous ce que nous dirons, en nous passant une main de prélats bien nourris sur le ventre ? Nous dirons « Comme toutes ces tortures montent, vers nous, en fumée agréable ! S’il n’y avait pas de damnés, nous ne pourrions pas nous asseoir dans nos fauteuils de velours gros vert — non ! de velours grenat, comme chez les dentistes huppés — avec cette volupté et cet abandon.

« Quelle incomparable musique ! Une prise, père Éternel ? — « Merci, mon cher confrère. La Sulamite ne m’a pas caché que l’odeur de la tabatière… » — « La Sulamite ! Cette coureuse ! Salomon, comme tel et tel auteur moderne que je ne puis nommer, devrait être mis à l’index pour avoir raconté les turpitudes de cette noctambule. Que dis-je ! En correctionnelle — 1 franc d’amende — ce pornographe. Et pour finir : À la chaudière, la Sulamite et son froissart ! » — « Pas encore. Plus tard. Les Sultans, et j’en suis un fort décoratif — n’est-ce pas, Scharriar ? — ne font pas couper si vite la tête et l’orteil droit de leur favorite. Tu voudrais tout écraser, détruire, anéantir, toi, mon confrère. » — « Hosannah ! Je suis le Sabaoth, Dieu des armées, le grand Jéhovah, le potentat aux sauterelles… » —

. . . . . . .

…Voilà, voilà ! Que t’avais-je dit ? Mais, cette nuit, il ne s’est pas contenté de divaguer. S’abandonnant à l’inspiration que tu sais, il devint féroce. Attends, je vais le réveiller. L’aube s’annonce par le frisson de l’orient.

Pan, pan, pan !

« Eh ! Qui va là ? As-tu sellé mon chameau, Eliézer ? »

— Ouvre au soleil… Humble pécheur !