Sabine/01/03

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Grande Imprimerie (p. 67-74).


III


Le lendemain, après une promenade avec Sabine, rentrés vers quatre heures, Mme de Sérigny profita d’un moment qui les réunissait tous les trois dans l’atelier d’Henri pour agiter la question mariage.

— Bref, interrompit Sabine à la dernière énumération des qualités du futur exhibé par Renée, vous voulez me marier à un monsieur très bien qui paiera ses billets et parlera de morale ?

— Pourvu qu’il ne t’en parle pas à toi, qu’est-ce que ça te fait ? dit le peintre.

— C’est que j’aurais voulu débuter dans le mariage par aimer mon mari… quitte à le détester après. — Dis donc, ajouta-t-elle en sautant brusquement d’une idée à une autre, pourquoi ne m’épouses-tu pas, toi ?

Henri tressaillit et affecta de hausser les épaules.

— Ne répète donc pas de folies, fit-il en évitant l’œil de Renée.

Sabine s’installa à califourchon sur une chaise.

— Comme cela, reprit-elle, il y a quelqu’un qui veut m’épouser ?

— Oui, il y a quelqu’un, répliqua Renée.

— Et comment l’appelles-tu, ton protégé ?

— Je l’appelle M. Raimbaut.

— Raimbaut ?… Ce n’est pas un nom, ça. Raimbaut ?… Ah si, au fait, il y a un paysan dans Robert le Diable… le fiancé d’Alice, qui s’appelle Raimbaut. À propos, est-ce qu’il me laissera fumer, ton monsieur Raimbaut ?

— Pourquoi pas ?

— Est-ce qu’il me permettra de porter mes vêtements d’homme, de coucher dans mon hamac et d’installer un jet d’eau dans ma chambre si ça me fait plaisir ?

— Je t’assure qu’il ne demandera pas mieux.

— C’est singulier, répéta la jeune fille, pensive ; il faut alors que ce soit un grand criminel.

— Et pourquoi, grand Dieu ?

— Pour me permettre de faire ce qui, j’en suis convaincue, doit être l’opposé des habitudes d’un « monsieur très bien », il doit certainement avoir des… machines à travers la conscience, qui l’empêchent de choisir une autre femme que moi.

— Te voilà reprise de tes exagérations, ma pauvre Sabine. M. Raimbaut t’a vue, l’an dernier, chez moi, à la campagne, sans que tu t’en doutes. S’il te demande, c’est qu’il t’aime telle que tu es.

— Ah ! il m’a vue ! répéta Sabine en rapprochant ses deux sourcils ; tant pis ! je n’aime pas qu’on se soit permis de m’étudier sans que je l’aie su.

— Hein ! s’écria Duvicquet, quand je vous assurais que tous vos arguments échoueraient et qu’il n’y avait qu’à lui donner le fouet et à l’envoyer coucher !

Sabine le regarda d’un air de suprême dédain, toujours à cheval sur sa chaise.

— Oh ! je vous en prie, mon tuteur, pas de scène inutile.

Et se tournant vers Renée :

— Nous disions donc que j’épouse ton préfet, ton adjoint, ton conseiller, ton maire ou ton fonctionnaire ; car tu n’es pas venue pour autre chose, n’est-ce pas ?

— Soit.

— Écoute, tâche qu’il ne chante pas de romances, qu’il ne me débite pas de tirades pour me dire que je manquais à sa vie ; qu’il se contente d’être un monsieur ayant du linge blanc et des mains propres…

— Et tu diras oui, enfin ? demanda le peintre.

— Et je l’épouserai, mon Dieu ! poursuivit-elle en se levant, puisqu’en me mariant à un bourgeois vous croyez faire mon bonheur.

— Dame ! c’est assez naturel, puisque avec mes idées, qui sont anti-bourgeoises, je n’ai pas réussi à faire le tien.

— Mais enfin, quelle objection as-tu encore à soulever contre M. Raimbaut ? demanda Renée.

— Une seule : quand on est née parmi les bourgeois bourgeoisants, on se marie dans cette catégorie ; et quand on a été élevée comme moi à les mépriser et à cracher dessus depuis son enfance…

— Eh bien ? insista Renée anxieuse.

— Eh bien, on ne contracte pas alliance avec ceux qu’on a entendu bafouer toute sa vie. Si je ne respecte pas mon mari, ce sera votre faute.

Elle pirouetta vivement et voulut partir.

— Ne le respecte pas ! cria Duvicquet que la colère gagnait. Il n’a pas besoin de tes respects. Épouse-le seulement ; il se fera bien respecter de toi après, que tu le veuilles ou non.

Elle haussa les épaules et sortit en battant les portes.

— Je vous répète que j’en deviendrai idiot, continua Duvicquet en frappant la table. Est-ce que je peux lui bâtir un homme exprès, moi ? et encore elle me dirait : « — Ce n’est pas ça, vous vous êtes trompé, j’en veux un autre ! »

— Du calme… répéta Renée en riant.

— Tenez, vous me faites l’effet de cette adorable Fargueil dans la Famille Benoiton.

— Bon !

— Oui, vous prêchez le mariage, le mariage à outrance, à une fillette née pour mener la vie de courtisane.

— Heureusement, répliqua Renée après un temps, que vous avez une excuse envers Sabine, c’est que vous l’adorez quand même.

— Oui, je l’adore. Je l’adore quand elle n’est pas là.

Ce fut au tour de Mme de Sérigny à hausser les épaules.

— Je sais bien que vous reprendrez votre grande objection : c’est que je l’ai mal élevée. Est-ce que je suis organisé pour élever des filles, moi ? pour en faire, je ne dis pas…

— Mon pauvre Henri, vous prêchez précisément ce que vous reprochez à Sabine. Est-ce qu’elle est née pour élever des enfants, elle ? Pas plus que vous, hélas ! je le crains.

— Mais alors, vous lui donnez raison. Pourquoi, vous aussi, voulez-vous la marier ?

— Parce que, reprit Renée après une pause, parce que, voyez-vous, nous ne voulons pas en général pour nos enfants de la vie que nous avons vécue. Rappelez-vous Mme Dorval empêchant sa fille d’aborder le théâtre : « Je sais trop ce que c’est », s’écriait-elle. Nous aussi, qui avons été outragés et bafoués par ce monde de dirigeants qui nous lardaient parce que nous aimions en dehors du mariage, nous répétons à notre tour : — C’est bon pour nous ces souffrances-là. — Mais quant à nos enfants… oh non ! — pas pour eux — nous savons trop ce que c’est.

Le peintre se tut. Un reflet verdâtre courait dans ses yeux. Instinctivement il fit un pas vers Mme de Sérigny.

— Vous rappelez-vous, poursuivit-elle d’une voix sifflante, vous rappelez-vous ces hurlements quand vos toiles arrivaient au Salon ? — Ce n’est pas étonnant, clamaient les délateurs, qu’il apporte dans sa peinture ces râles de démence, ces teintes furieuses, cet homme qui ne connaît que le débraillé de la vie, le dévergondage de l’amour, les fureurs de la volupté pour une drôlesse qui…

— Assez, Renée, ne me rappelez pas que cette femme qu’on a osé appeler une drôlesse…

— C’était moi, parbleu ! et j’en suis fière.

Le peintre renversa Renée dans son fauteuil, lui plongea son œil d’aigle dans le sien, et anxieux, scrutateur, interrogea à voix basse :

— Et pourtant tu as souffert ?… tu en conviens ?… Dis-le donc !

— C’est faux ! je t’aimais.

Les mains de Mme de Sérigny et de Duvicquet se délièrent. D’un commun accord ils se détournèrent doucement. Le jour d’hiver baissait. La pièce devenait sombre. Ils essayaient de parler sans se regarder. Elle reprit :

— J’ai marché côte à côte avec vous, au milieu des glaires de tous ces gens-là ; un jour, une femme a pris une poignée de boue et me l’a jetée. — Je suis simplement rentrée chez moi, et j’ai brossé ma robe Voilà.

— Et pourtant, interrompit le peintre soucieux, nous voulons marier Sabine à l’un des fils de ceux qui nous ont torturés !…

— Et que deviendrait Sabine si elle se prenait à aimer en dehors des préjugés que j’ai bravés ?

— Bah ! elle les foulerait aux pieds comme vous l’avez fait.

Renée se redressa, superbe, hautaine, et se croisant les bras :

— Ah çà, mon cher, reprit-elle d’un accent sarcastique, vous figurez-vous, par hasard, qu’il y ait beaucoup de femmes bâties comme moi ?

Duvicquet se tut et regarda l’orgueilleuse créature dont les narines battaient d’un rythme précipité.

— Non ! vous dites vrai, fit-il simplement.

Il voyait l’éclat sourd de ses yeux fixer deux points lumineux à travers l’obscurité de la pièce. Dans le rire amer, strident qui coupait ses paroles, il retrouvait l’ancienne Renée.

— Voyez-vous, poursuivit-elle, vous et moi sommes les vestiges d’une époque qui ne reviendra plus. La force de résistance de nos deux natures fanatiques n’est pas de ce monde. La fin du siècle veut autre chose. L’enfant, que j’aime à l’égal du mien, cette enfant n’aimera pas comme j’ai aimé, allez ! Elle n’aura pas à un degré aussi fort que moi, quoi qu’elle prétende, mes ivresses à se répéter en humant l’odeur de bourgeois : — Dieu ! qu’ils sont sales et qu’ils sont laids ! — Non, elle finira par souffrir de leur dédain, et je vous avoue que voir souffrir Sabine…

— Inutile d’insister. Je ne le pourrais pas non plus. Quand nous amenez-vous M. Raimbaut ?

— Demain, dans deux jours, quand il vous plaira.

— Dites donc, chère amie, si on menait rondement les choses, et qu’en trois semaines tout soit terminé, hein ?

— Trois semaines, c’est peut-être un peu court. Trois semaines…

— Mettons-en quatre et finissons-en… Ça vous fait rire ?

Mme de Sérigny ne répliqua rien, se contentant de le regarder d’un air doucement moqueur.

— Si, en un mois, on ne peut pas bâcler une union de bourgeois maintenant !… Je croyais que ces formalités de boutique tenaient dans le creux de la main, comme les bibelots de l’Église gallicane du père Loyson… Vous partez ?

— Il faut que j’aille retrouver Sabine qui doit être dans une de ces rages…

Pendant qu’elle quittait l’atelier, Duvicquet frottait une allumette et l’approchait de la lampe, qui flamba haute et gaie. Il s’asseyait devant une esquisse au crayon, taillait un fusain et l’écrasait sur sa toile.

— Et penser qu’il faut que l’enfant qui a vécu sous notre toit devienne la proie d’un de ces gueux qui m’ont bafoué !… Je sais bien que je le veux comme Renée ; mais pourvu que mon gendre ne vienne pas trop souvent ici mettre le nez dans mes toiles !… Et c’est moi, moi, Duvicquet, qui vais marier ma fille à un épicier ?… tonnerre !… et pour la conduire à la mairie, j’aurai des gants blancs ?… morbleu !