Sabine/01/04

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Grande Imprimerie (p. 75-83).


IV


Mais, une minute après, il reprenait l’esquisse.

— Et quand je songe que c’est ma fille, balbutiait-il en entre-choquant ses mots. Est-ce possible d’endurer ce que j’endure ? Je suis un misérable ! Qui m’eût prédit que j’en arriverais là ?

Il suffoquait, les joues brûlantes, la nuque et le cou mouillés d’une petite moiteur, pendant que ses bras tremblaient. Un râle stridait à travers ses dents serrées, un râle de fauve verrouillé dans une cage.

— M’y voici donc à mon tour ! reprenait-il en se tordant les mains. Ou le caractère acharné du sentiment qui se dresse contre moi me fera trébucher dans je ne sais quel bourbier, et je lui ferai horreur : ou elle le regardera face à face, sans que le duvet de sa joue s’en hérisse, cette enfant qui se croit la fille d’un autre père !… Et je ne serai qu’un criminel, un infâme ou un fou ! Tantôt il me semble que les écumes de ma pensée jaillissent de mes yeux, vont accomplir leur travail dans Sabine, et qu’elle est déjà ma complice ; tantôt je la repousse comme je repoussais sa mère. C’est le son de sa voix qui me rend incestueux… Je dois cesser de l’entendre… Non, c’est au contraire ce front en démence, ce sont ces bras impérieux qui m’emportent fasciné… je le sais… Dieu ! faut-il qu’elle soit à moi ? Pourquoi les désordres d’Arroukba m’ont-ils laissé intacte une paternité qui me rend plus méprisable que cette femme ne put jamais l’être ?

Il redevint pâle et mordit son mouchoir.

— Ce mariage, réfléchissait-il, ce mariage va la sauver. Y arrivera-t-elle ? Que dira ce M. Raimbaut amené par Mme de Sérigny ? S’effraiera-t-il d’une organisation toujours prête à s’emballer jusqu’aux nues pour s’y dérober comme une déesse qui, faisant signe à son nuage familier de descendre, s’y étend et remonte avec lui en son empyrée ? — Puis-je être coupable, après tout, de l’insubjugable désir qui me serre de ses triples nœuds sans que j’aie même le temps de crier gare ? — Ah ! poursuivit le peintre en se levant, et en s’étreignant de fureur les poignets derrière lui, il y a des jours où je me répète que Renée a été dupe d’Arroukba, et que Sabine ne m’est rien. Si cela était, pourtant ?… je ne serais alors qu’un homme comme un autre. Et pourquoi cela ne serait-il pas ? Si cette créature sortait de mon flanc, elle n’y allumerait pas l’inceste !…

Mais il se rasseyait livide.

— Bah ! sophistes que nous sommes, est-ce que tous les vices ne sont point dans l’humaine nature ? Est-ce que j’ai le droit d’être autre chose que ce que sont mes pareils : un dépravé ? — Insensé ! tu oses te dire qu’elle n’est pas ton enfant parce que tu l’aimes ?… C’est peut-être pour cette cause qu’elle te communique la folie et la fureur ? — Et c’est sans doute parce qu’elle t’appartient qu’elle est taillée dans le monstrueux et qu’elle te traîne après elle ? — Oh ! Sabine !…

— Vous m’appelez ? fit une voix étreignante, pendant qu’une forme glissait jusqu’à lui.

— Comment donc ! m’as-tu entendu ?

— Thèse générale : si je sors d’ici tranquillement, je peux compter deux heures sans revenir. Quand j’en pars sur une note bourrue, j’ai soin de ne pas m’éloigner, je ne commence rien, je ne m’installe devant aucune table, ayant la certitude que, dix minutes après, vous ne manquerez pas de crier : — Sabine ! Sabinette ! tu n’as pas vu ce que je cherche ? — Ce que vous cherchez, dame ! c’est parfois assez difficile à trouver, attendu que les trois quarts du temps vous ne daignez pas me l’expliquer.

Duvicquet se mordit les lèvres.

— C’est la vérité, convenez-en. Un jour, vous ayant prié de m’indiquer la nature de l’objet qui nécessitait vos fouilles acharnées, vous m’avez répondu : — Ah ! s’il faut te le dire, nous n’en finirons jamais. — Là-dessus, vaincue par la puissance de votre raisonnement, j’ai cherché à vos côtés, j’ai cherché toujours, j’ai cherché de confiance. Jonquille était comme moi : il ne savait pas ce que nous devions trouver ; mais ça ne fait rien, il cherchait tout de même.

Duvicquet ne put s’empêcher de sourire en écoutant cette jeune fille, qui eût été de force à berner, avec sa verve, son éclat, son mouvement, sa plaisanterie, ceux qui auraient tenté de lui faire obstacle. Elle finit par le pousser contre le divan, le fit tomber de force, et quand elle lui eut allongé les jambes comme elle l’entendait, s’assit commodément sur ses genoux.

— À présent, causons, commença-t-elle sans s’émouvoir autrement. Répondez-moi franchement. Pensez-vous qu’il m’aimera ?

— Qui ça ?

— M. Raimbaut.

— Et pourquoi diable veux-tu qu’il ne t’aime pas ?

— Tiens, je l’épouserai bien sans l’aimer, moi !

Le peintre laissa échapper un mouvement indéfinissable.

— On vient de te montrer son portrait. Sois franche. Il ne te déplaît pas ?

— J’aimerais mieux qu’il me déplût absolument : j’aurais à revenir de plus loin pour vivre près de lui, et la secousse serait si radicale chez moi, que je pourrais me répéter : Il est repoussable par tel côté, haïssable par tel autre, supportable par celui-ci, et jamais il ne faudra l’aborder par celui-là. Mais cette physionomie d’Anglais philosophe, où rien n’est percé, me donne à songer : — Sera-ce un silencieux qui écoutera sans voir ? ou un monsieur qui posera son chapeau sur sa cuisse et le regardera avec douceur tout le temps ?

— Ma chère, Napoléon, pour passer à la postérité, a emprunté le socle de millions de pendules sous la forme d’un médecin de campagne à cheval ; Thiers est moulé dans les moindres pots à tabac : l’un et l’autre ont laissé un peu de leurs traits dans la pendule et dans le pot à tabac. S’ensuit-il qu’on aille y chercher le reflet de leur caractère comme tu prétends déterminer celui de ton futur mari d’après une photo ?…

— Bah ! ce n’est pas le cœur qui travaille, chez moi, c’est la curiosité. Ce que je sens, c’est qu’il me faut un initiateur pour descendre cet enfer parisien, et que peu importe le moyen, si j’atteins l’objet convoité. Ce garçon-là, trop séduisant, m’aurait contrainte d’entrer dans le mariage avec une faiblesse, car nous nous fussions énervés lui et moi en nous aimant.

— Ce n’est pas ce que tu disais il y a un moment, observa le peintre : tu voulais commencer l’existence en aimant ton mari.

— Sans doute… je l’ai pensé une minute, mais il m’eût sans cesse fallu vivre à côté d’un être apaisé ou furieux ; tandis que, n’éprouvant que des sentiments modérés l’un à l’égard de l’autre, il n’aura pas la prétention de vouloir que j’existe pour lui seul, et comme je saurai lui tailler la part assez douce…

Elle n’acheva pas, dévoilant d’un seul coup ce caractère puisé dans celui de sa mère, et qui, dès le seuil de la vie, se retournait brutalement et d’une pièce contre le bonheur facile, contre le coulant de l’existence, cherchant plus loin que ce qui est à portée de la main.

Ainsi, cette enfant, qui n’avait vécu que les bras chastement croisés contre sa poitrine, livrait subitement les secrets de ses insomnies ; cette vierge possédait la tactique ambitieuse d’une viveuse de trente ans. Elle jetait en une seule phrase l’étincelle qui mettait le feu à sa couche froidement pudique. Soudain, redressant sa taille frêle et se carrant sur les genoux du peintre, elle reprit :

— Vous m’avez élevée comme vous avez pu, et c’est une justice à vous rendre, que cela n’était guère facile. Je ne suis pas comme tout le monde, et c’est encore à vous que je dois ce beau privilège ; tout le monde ne m’amuse pas et… Ah çà, vous m’écoutez, au moins ?

— Je ne fais que ça.

— Je poursuis. On vous prêtait un caractère de despote, et j’ai de fortes raisons de croire que nous avons troqué nos deux caractères ; que le moins despote des deux n’a pas été moi. Athée, musicienne, peintre, et je ne sais quoi encore de moins ou de pis, votre petite Sabine, je le crains, est faite pour abuser, sinon pour tromper beaucoup de gens… Vous m’écoutez toujours ?

— De plus en plus.

— Survient l’heure nervoso-bilioso, où il s’agit de me laisser commencer un doigt de cour par M. Raimbaut, qui doit vous remplacer, m’assure-t-on, dans l’exécution de certains de mes caprices, qu’on me reproche de vous imposer, comme si ces caprices, dont les esprits sérieux ne s’accommodent pas… Ah çà, m’écoutez-vous, oui ou non ?

— Sacrebleu ! comment faut-il m’y prendre pour te le prouver ?

— On ajoute que la société ne contiendra pas assez de fous pour se jeter à ma tête. Les uns assurent que j’ai un rude aplomb, — car de maison en maison il s’est formé une légende à mon sujet ; — les autres, qu’on violera tout en moi, parce que je n’ai pas de cœur. Dites donc, est-ce que j’ai un cœur ?…

— Si tu n’en es pas sûre, ma chère, je n’ose répondre pour l’affirmative.

— Virilement dirigée par vous, si j’ai deviné le mal, ç’a été afin de l’éviter ; si je parle en jeune fille instruite de ce qu’on est convenu d’ignorer, je ne fais pas l’hypocrite. — Suis-je énergique ? je le crois. — Fantasque ? je le sais. — Coquette ? je l’ignore. — Aimable ? je n’ose le croire. — Ô mon tuteur ! dites-moi seulement si vous me trouvez belle ? Je souhaiterais tant être belle !

Et la jeune fille enfonça sa tête pâle et fine dans la vareuse de Duvicquet, dont la poitrine sursauta.

— Sabine, Sabine, ma chère petite folle ! Sabine, tu prends toutes les immunités. Ah ! vous voulez savoir si vous êtes belle ? Et c’est à moi que vous le demandez ? — Si vous êtes belle, avec cette tête dont je n’ai jamais pu tordre la chevelure ? — Si vous êtes belle, mon adorée ? — Voyez-vous la rusée ! c’est pour en arriver là qu’elle se plante sur mes genoux depuis une heure ! Non, mademoiselle, vous n’êtes pas belle — pardieu non ! vous êtes laide, très laide. Je vous défends de trouver le contraire.

Et le peintre en l’étreignant avait des accents de voix rompue ; et, sous le poids léger de cette étrange enfant qui lui riait, la renversait dans ses bras, comme il renversait, dix-sept ans avant, sa mère. N’en pouvant plus, il appuyait fougueusement sa bouche contre ce front, contre ces joues, baisés surtout en conservant la promiscuité d’une pensée vicieuse, au point qu’un long frémissement faisait osciller ses membres et qu’elle-même semblait prise d’une singulière émotion ; secouée par l’âpreté continue des étreintes de son tuteur, elle fermait les yeux, s’abandonnant dans une sorte de sensualité naissante aux bras qui la serraient. Caché dans l’étoffe brune, le sein, que le souffle d’un éventail avait seul caressé jusque-là, — un sein de lesbienne antique, dont le bouton appelle le becquetage des colombes, — était en train, sans qu’elle en eût soupçon, de se roidir pour l’amour. Assez bas, au-dessous du torse, le bras gauche d’Henri l’entourait et son doigt appuyait à travers la robe, pressant des muscles très tendres — muscles lascifs, comme aurait dit Musset, — et recouverts d’une peau parfumée, — tandis que l’autre main remontait lentement la maigre filée de contours de ce corps à la grâce fluette et tortillée, qu’on sentait fait pour grimper autour de soi. Le jeté de la jambe prenait comme d’avance la direction de sa chute future entre des genoux moins tremblants que ceux de Duvicquet. Cette enfant aux impuissantes omoplates, aux membres sans mollesse aucune, transmettait à celui qui les rapprochait sans cesse de lui le coup de fièvre qui pelotait les sens au point de fendre la chair, et sa paupière lourde s’offrait sans préméditation à la flamme de l’inceste, qui, chez Henri, brûlait déjà jusqu’au cœur.

Cela ne dura qu’une seconde : le retentissement d’une sonnette les réveilla.

— C’est Jonquille qui rentre, s’écria la jeune fille en sautant à terre. Mes fleurs sont-elles achetées, au moins ?

Et elle sortit en courant.

— Il était temps, se dit mentalement le peintre, se passant la main sur le front.