Sabre et scalpel/06

La bibliothèque libre.

Chapitre VI.

D ANS l’après-midi, ils se rendirent chez Maximus qui les reçut avec des démonstrations extraordinaires.

Vous voyez, mon cher monsieur, lui dit Gilles en entrant, que je m’empresse de saisir la première occasion pour profiter de vos politesses. Je suis venu terminer ma petite affaire avec M. Duroquois, et je n’ai pas cru devoir m’éloigner sans venir saluer ces dames et prendre de vos nouvelles.

— Ces dames seront sans doute enchantées, comme moi, de vous revoir, monsieur Peyron ; je regrette qu’elles soient sorties, pour le moment, mais elles ne tarderont pas à rentrer.

Ôtez donc votre paletot, monsieur Peyron. Vous allez dîner avec nous sans cérémonie ; je vous enverrai reconduire avec ma voiture, après la veillée. Quant à Duroquois, continua-t-il en se tournant vers ce dernier, avec un sourire engageant, je n’ai pas besoin de l’inviter ; il est de la famille.

Gilles feignit de résister beaucoup, mais le bonhomme Maximus avait sa tête.

— Duroquois est ici pour le dire, cher monsieur Peyron, continua l’honnête châtelain, quand une fois on a passé le seuil de ma porte, on n’en sort plus qu’avec ma permission. C’est un de mes principes, et je tiens beaucoup aux principes.

Il disait tout cela d’un petit air aimable et enjoué, et poussait ses hôtes vers une salle de l’intérieur. En un clin d’œil Gilles et Duroquois furent dépouillés de leurs gros vêtements et installés par Maximus dans la bibliothèque, en face d’une grille où pétillait un feu réjouissant.

— J’ai beaucoup pensé à vous depuis hier, dit Maximus en s’adressant à Gilles, et ma sœur est enchantée d’avoir fait votre connaissance. Après dîner, je veux causer avec vous et… mais il ne faut pas faire d’indiscrétions : laissons cela pour le moment. Comment trouvez-vous ma petite bibliothèque ?

Il se leva avec Gilles, et ils firent le tour de la chambre.

Gilles prit un air intéressé ;

— Vous êtes bien modeste, monsieur, dit-il ; votre petite bibliothèque est tout simplement la plus belle collection de chefs-d’œuvre que j’aie encore vue.

— N’est-ce pas que ce n’est pas mal pour un commerçant retiré ? Voyons ?

— Monsieur, dit Gilles, je ne suis pas de ceux qui ne voient dans le commerce qu’une occupation matérielle et secondaire. Je suis d’avis, au contraire, que cette carrière exige une intelligence peu commune de celui qui veut s’y maintenir et presque du génie de celui qui compte y faire fortune.

Le cœur de Maximus se gonflait délicieusement.

— Notez bien continua Gilles, que je ne parle pas de ce commerce douteux, espèce de vol légalisé, de ces spéculations avec les fonds d’autrui par lesquels en un seul jour on devient un Rothschild ou un gueux. Je parle du commerce honnête et raisonné, tel que le vôtre a dû l’être, monsieur Crépin. Aujourd’hui le commerce est une lutte où le plus rusé est certain de réussir. Le fond n’est pour rien tout est dans la forme. L’honnêteté est souvent considérée comme un obstacle pour arriver. Il y a peu de commerçants véritables, sachant leur état, le respectant et le poussant honnêtement dans la voie du progrès. Nous autres, avocats, nous connaissons sur le bout du doigt tous ces détours, toutes ces rases, et cependant il ne manque pas de commerçants qui pourraient encore nous donner de bons conseils dans la conduite d’une affaire risquée, et nous enseigner la manière de fendre le cheveu. Au surplus, vous savez toutes ces choses mieux que moi, et je vous ennuie sans doute… Tiens ! vous avez là Montesquieu, sur l’esprit des lois. Ah ! il a de belles pages. Tête bien organisée, plume solide et élégante tout à la fois !

Gilles et Maximus continuèrent à examiner les livres de la bibliothèque qui était véritablement bien choisie. Le fait est que Maximus avait acheté le tout en bloc à une vente de meubles chez un homme fort distingué de la ville.

Gilles distribuait par-ci par-là ses opinions élogieuses sur tous les auteurs qu’il voyait pour la première fois ; il en faisait même de rapides analyses, d’après les titres. Maximus, qui se trouvait dans un pays parfaitement inconnu, n’avait garde de laisser deviner son ignorance, et approuvait tout pour avoir l’air de s’y connaître.

Gilles savait glisser délicatement l’éloge du maître au milieu de ses appréciations, et ne cessait de vanter le jugement solide qui avait su former une si belle collection.

Cette petite scène qui dura presque une heure enivra Maximus. Si Duroquois n’avait pas été là, il aurait sauté au cou de Gilles.

Cependant les dames étaient de retour. Nos trois amis passèrent au salon, où Gilles fut l’objet d’une véritable ovation de la part de Mademmselle Céleste.

— Comme c’est bien à vous d’être revenu nous voir, monsieur Peyron, disait-elle. J’espère que vous nous ferez le plaisir de dîner avec nous.

— Comment donc, ma sœur, cria Maximus ; crois-tu que j’aurais laissé partir monsieur ? C’est une affaire entendue.

Ernestine ne disait rien ; la figure de Gilles ne lui revenait pas. Cependant, pensa-t-elle, cela ne me regarde point. Et elle se mit à causer avec Duroquois, qu’elle trouvait assez peu spirituel, mais qu’elle estimait beaucoup.

Au bout de quelque temps, le dîner fut annoncé et Gilles ayant galamment offert son bras à mademoiselle Céleste, tout le monde les suivit dans la salle à dîner.

Rien qu’à voir cette salle et la manière dont la table était servie, on comprenait que le dîner était la grande affaire, l’affaire principale dans la vie de Maximus.

C’était une vaste chambre éclairée par quatre porte-fenêtres dont trois avaient vue sur le fleuve. Des buffets magnifiques chargés d’argenterie et de verrerie précieuses, au fond, un grand feu de houille qui flambait dans la grille. Les épais rideaux des fenêtres étaient tirés, et deux riches candélabres à sept branches avec des bougies de couleur répandaient une douce clarté. La table était surchargée de mets succulents, de vins fins et de fruits rares. Deux domestiques, la serviette au bras, se tenaient à chaque bout de la table.

Tout était bien, tout était beau ; il y avait cependant dans l’ensemble, je ne sais quelle absence de bon goût dénotant quelqu’un qui n’a pas été élevé dans le luxe et qui s’y trouve tout-à-coup transporté.

L’argenterie était trop en évidence ; les plafonds prétentieux ne cadraient pas avec le reste ; les meubles trop luisants avaient l’air d’être conservés dans leurs housses, comme des objets de curiosité ; et puis, ces bougies de couleur avaient un effet singulier.

Quoi qu’il en soit, les fauteuils étaient moëlleux es les mets excellents :

Le dîner se prolongea au delà d’une heure.

Après le dessert, Maximus laissa partir les dames avec Duroquois, mais retint Gilles près de lui.

— Moi, voyez-vous, dit-il, j’aime à paresser un peu dans mon fauteuil après le dîner, et à fumer tranquillement mon cigare. Ma sœur prétend que c’est une vilaine habitude ; mais, que voulez-vous ? à mon âge, on peut bien se passer quelque petite fantaisie, surtout quand on est chez soi. Il fit apporter des cigares et ils se mirent à fumer tous deux, sans rien dire.

Au bout de quelque temps, Maximus reprit :

— Mon cher monsieur Peyron, maintenant que nous sommes seuls, j’aurais une petite proposition à vous faire. Je vous connais depuis peu ; mais je vous estime beaucoup. Je suis d’ailleurs assez bon physionomiste et votre air me revient. Comme je vous le disais, j’ai beaucoup pensé à vous, depuis hier.

— Vous êtes trop bon, monsieur, dit Gilles d’un air modeste.

— Vous saurez qu’il y a longtemps, reprit Maximus, que je n’ai pas d’intendant. Vous dites vous-même que vous aimez la campagne et que vous avez déjà rempli ces fonctions chez un de vos amis. Voyons, est-ce que vous pensez que nous pourrions nous entendre? J’ai besoin ici d’un intendant ou plutôt d’un ami en qui je pourrais avoir toute confiance, d’un homme instruit avec lequel je pourrais discuter. Pensez-y donc un peu. Croyez-vous que vous pourriez vous habituer à notre petite vie tranquille ?

— Franchement, monsieur Crépin, dit Gilles, avec une mine hypocrite, vous me prenez par surprise, et je ne me serais jamais attendu à l’honneur que vous me proposez. J’en suis tellement étourdi que je ne sais vraiment pas comment vous répondre.

— Voyons, monsieur Peyron, il me semble pourtant que c’est une chose bien naturelle. Je vous rencontre ici dans des circonstances qui vous font honneur ; je sais que vous êtes libre, j’ai une place de confiance à donner, je vous l’offre ; il n’y a que cela. Quant aux appointements, vous êtes ici chez vous, et en sus, vous avez quatre cents dollars par an. Cela n’empêche pas que si vous avez besoin de quelque argent de plus, eh ! bien, je suis toujours là !

— Oh ! monsieur, fit Gilles, vous comprenez que ce n’est pas la question des appointements qui m’embarrasse ; j’ai des goûts simples et modestes. Mais il y a une petite difficulté qui sera peut-être insurmontable.

J’ai un vieil ami, qui partage ma vie et dépend de moi depuis assez longtemps. C’est un honnête marin qui s’est depuis quelques années livré à l’agriculture. Son père a rendu de grands services au mien. C’est une dette de reconnaissance que j’acquitte. Il a demeuré avec moi chez l’ami dont je vous ai parlé, et actuellement il partage encore mon logis. Il est sans ressources, sans abri. Vous comprenez que je ne pourrais pas l’abandonner…

— Eh ! seigneur ! n’est-ce que cela ? Nous trouverons bien sur la ferme un emploi pour votre protégé. Là ; avez-vous encore quelques objections ?

— J’avoue, monsieur, que vous êtes la bonté même et je croirais méconnaître les vues de la Providence en n’acceptant pas.

— Allons, c’est une affaire entendue ; touchez-là, et prenons un verre ensemble.

Les deux nouveaux amis se donnèrent une cordiale poignée de main, et burent à leur santé réciproque.

— Je ne vous demande que huit jours, dit Gilles, pour régler mes petites affaires…

— Accordé ; mais après cela, vous devenez mon bien, et je vous revendique.

Ils passèrent au salon où Maximus se chargea d’annoncer la chose.

— Je vous présente, dit-il, mon nouvel intendant. C’est décidé, et je ne reviens pas sur mes décisions.

Daroquois approuva par politesse ; Ernestine sentit un frémissement, comme à l’approche d’un danger. Quant à Céleste, elle ne songea pas à cacher sa joie, et courut embrasser son frère, ce qui indiquait une surexcitation plus qu’ordinaire.

La soirée se passa joyeuse et rapide ; Gilles eut la politique de demander toutes sortes d’informations à Céleste et de la prier de l’aider de ses conseils, ce qui flatta la vieille fille et augmenta considérablement son estime pour le nouvel intendant. À dix, heures Maximus fit atteler sa voiture et Gilles revint chez lui tout triomphant.

Le lendemain il courut chez Petrini et lui rendit compte de sa visite.

— Cela va bien, dit ce dernier ; seulement prenez garde de vous faire connaître, honnête Gilles. Ces commerçants retirés ne badinent pas.

— Ne craignez rien ; je ne suis pas si sot que vous le pensez. Préparez-vous seulement à entrer en scène ; ce sera bientôt.

Il partit glorieux, et se mit à chercher le père Chagru. Vers midi, il le trouva sur le marché de la basse-ville, regardant les chaloupes.

— Qu’est-ce que vous faites donc là ? lui cria-t-il en lui frappant sur l’épaule.

Chagru se retourna d’un air grondeur.

— Vous voyez bien, dit-il, je regarde.

— Allons, il ne s’agit pas de cela, je suis nommé intendant chez M. Maximus Crépin et vous venez avec moi.

— Comment ? je vais avec vous ?

— Mon Dieu, oui, c’est tout simple. Vous connaissez nos conventions, vous m’appartenez. Ainsi, pas d’objections. Monsieur Crépin consent à vous donner une place sur sa ferme. Vous serez bien logé, bien nourri, et payé par-dessus le marché. Ne faites pas de bêtises, j’ai accepté pour vous.

Le père Chagru ouvrit la bouche pour donner un refus énergique. Mais il se ravisa. Après tout, pensa-t-il, je serai auprès de lui et je le surveillerai, et s’il veut faire quelque vilain coup, malheur à lui !

— J’accepte, dit-il ; tout haut à Gilles, quand partons nous ?

Gilles fut un peu surpris de trouver Chagru si facile, mais il était tellement préoccupé de ses plans qu’il ne fit pas trop attention à ce détail.

Dans huit jours, dit-il trouvez-vous à midi chez moi ; nous partirons ensemble. Au jour et à l’heure indiqués, le père Chagru était à son poste.

Gilles et lui prirent une voiture et se firent conduire chez Maximus.

Le lendemain, ils étaient installés tous les deux, Gilles à Mont-Rouge, Chagru, à la ferme.

Dès son arrivée, Gilles Peyron se fit initier par Céleste au train de la maison. Tous les domestiques furent ensuite appelés, et Maximus leur enjoignit solennellement d’obéir à son intendant, comme à lui-même.

Gilles acheta des livres de comptes, et mit de suite la maison sur le pied d’une banque. Pas un centin n’entrait ni ne sortait sans qu’il en fût rendu un compte sévère.

Maximus y retrouvait des souvenirs de sa vie active, et en était enchanté.

Pour ce qui est de Céleste, Gilles ne faisait presque rien sans la consulter.

Je ne suis pas venu ici, lui disait-il, pour vous enlever les rênes du gouvernement. Mon seul but est de prendre pour moi la fatigue, le travail matériel. Quant au reste, il est bien entendu que vous conservez la direction et que vous gardez tout le contrôle. D’ailleurs, on travaille si bien à deux, quand on s’entend.

Et Gilles accompagnait ces paroles d’un petit regard empreint d’une tendresse respectueuse qui troublait profondément le cœur de la vieille fille.

Elle se défendait ; mais au fond, elle était flattée. Et on peut aller loin, chez certaines âmes, avec une louange bien placée,

Au bout de quelque temps, Maximus était sincèrement persuadé qu’il lui serait impossible de vivre sans son intendant ; et il se prenait à se demander sérieusement comment il avait pu s’en passer jusque là. Il n’avait plus à s’occuper de rien, et sa maison marchait comme par enchantement.

Le soir il faisait sa partie de bézique avec Gilles Peyron ; puis causait de littérature et de religion. Les connaissances n’étaient pas très-étendues sur aucun sujet, mais Gilles savait lui fournir des idées que Maximus s’imaginait facilement avoir trouvées en lui-même.

C’est singulier, disait-il, mon ami, comme je me sens à l’aise avec vous, et comme mes pensées se développent facilement. Je ne m’étais jamais connu cette verve, et, je pourrais presque le dire, cette science.

— C’est bien simple, répondait Peyron ; jusqu’ici, vous n’avez pas été compris. Un esprit, comme le vôtre ne se dégage pas avec tout le monde. Vous avez une largeur d’idées, une étendue de conception qui étonne le vulgaire et l’effraie. On ne vous comprend pas, et on vous fait des objections qui portent à faux. Cela vous irrite, et votre génie blessé se replie sur lui-même. Moi, je vous ai saisi au premier coup d’œil ; je vous ai compris. Vous avez senti cela, et dès lors votre force s’est déployée sans contrainte, vous êtes redevenu vous-même. Voyons, est-ce bien cela ? Et n’ai-je pas touché juste ?

— Mon ami, vous êtes un homme admirable, et je bénis le ciel qui vous a mis sur mon chemin.

Et cet excellent Maximus pensait véritablement comme il le disait.