Sabre et scalpel/11

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Chapitre XI.

G USTAVE Laurens, était trop intéressé à revoir Ernestine pour ne pas profiter autant que possible des invitations de Maximus.

Quelques jours après sa première visite, il revint à Mont-Rouge dans l’après-midi et fut reçu au salon par Céleste et Ernestine. Maximus était absent.

Gustave fut charmant ; sa causerie pétillante de verve et d’esprit éblouit la vieille fille, et captiva son cœur.

Il faut remarquer que Céleste se laissait facilement captiver par un objet, pourvu que cet objet fût beau, jeune, et lui dît des choses agréables et flatteuses.

Il est singulier que toutes les vieilles filles et les vieux garçons s’attachent à se faire aimer par la fleur de la jeunesse qui contraste désagréablement avec leurs charmes décrépits ; et croient avec d’autant plus de facilité aux compliments flatteurs que ces compliments sont plus éloignés de la vérité.

D’un autre côté il n’est pas rare de voir des jeunes filles s’enthousiasmer pour des hommes d’un âge déjà mûr ; et se vexer d’un éloge qui n’est souvent que l’expression de la plus stricte vérité. Il est vrai que toute vérité n’est pas bonne à dire.

En causant avec Gustave, Ernestine se prenait à oublier beaucoup Pétrini.

Les femmes de tous les temps, d’ailleurs, ont toujours eu un faible pour le costume militaire, et la jeune fille subissait sans s’en apercevoir cet ascendant que produit toujours le titre d’un grade quelconque porté par un joli garçon et relevé par un uniforme brillant avec une épée qui sonne sur le parquet.

Gustave Laurens n’était pas d’ailleurs un de ces types communs que l’on rencontre chez le premier venu. Sans être précisément beau, il avait une de ces physionomies caractéristiques qui attirent le regard et dont on garde le souvenir. Ses traits manquaient de régularité, mais tout l’ensemble de sa tête avait quelque chose d’harmonieux même dans défauts qu’on pouvait y remarquer. Tout cela était éclairé par une expression de mâle franchise qui commandait le respect en même temps que la sympathie. Sa beauté, s’il en avait, était de celles qui viennent de l’âme plutôt que du visage, et ses yeux, d’un bleu foncé cachaient dans leur profondeur je ne sais quel reflet chatoyant qui semblait percer les secrets et sonder les consciences. Sa taille, sans être haute, était bien prise. Il portait avec aisance son costume militaire et son épée lui allait bien au côté ; il était né soldat. On aurait plutôt admiré Pétrini, mais Laurens se serait fait aimer davantage ; l’un frappait les yeux, l’autre gagnait les cœurs. Laurens avait beaucoup voyagé et beaucoup vu ; il avait surtout beaucoup retenu. Il savait d’ailleurs son monde et il jugea la vieille Céleste au premier coup d’œil.

— Hélas ! se dit-il, je pourrais si facilement gagner l’une, pourquoi faut-il que ce soit l’autre qui m’attire ! Il fut néanmoins fort aimable vis-à-vis de Céleste, sans toutefois négliger Ernestine, chez laquelle deux sentiments rivaux se livraient alors un violent combat. Elle voulut être réservée et ne réussit qu’à être froide.

Laurens fit semblant de ne pas s’en apercevoir et causa tout le temps que dura sa visite avec une aisance dont Céleste fut enchantée. À la fin, cependant, cette espèce de contrainte finit par fatiguer notre héros :

— Je m’aperçois que je m’amuse un peu trop, mesdames ; avec vous d’ailleurs, le temps passe si vite, ajouta-t-il en regardant Céleste ; il faut que je sois en ville à cinq heures, et je suis forcé bien à regret de vous laisser,

— Comment ! sans avoir vu mon frère ? dit la vieille fille.

— Hélas ! mademoiselle, je le regrette beaucoup, mais j’espère que M. Crépin voudra bien m’excuser ; croyez bien que c’est moi qui suis le perdant.

— Ce n’est toutefois que partie remise, et nous aurons sans doute le plaisir de vous revoir.

— Si vous le permettez, j’en serai enchanté. Maintenant, Mesdames, au revoir, et veuillez bien dire à M. Crépin combien je regrette de ne pas avoir eu le plaisir de lui serrer la main.

Il salua et sortit. Quand il fut sur la route, il respira plus à l’aise, tout en se sentant l’âme rêveuse.

— Au fait, se dit-il, j’ai presqu’envie d’abandonner la partie !… Pourtant !… Enfin, à la grâce de Dieu ! Tout n’est peut-être pas perdu.

Huit jours après, Gustave était à fumer tranquillement son cigare dans la chambre de son hôtel, lorsqu’on vint lui annoncer qu’un Monsieur désirait le voir.

Il descendit au parloir et se trouva en présence d’un homme à figure réjouie qui le salua par ces mots.

— Je n’ai pas l’avantage d’être connu de vous, Monsieur, je suis Duroquois voisin et ami intime de la famille de Monsieur Maximus Crépin, suffit !

Gustave salua à son tour et offrit un siége à l’étranger.

— Merci, Monsieur, répondit Duroquois, je suis pressé et quelques amis m’attendent en bas. Il y a ce soir une petite réunion intime à Mont-Rouge et comme je venais en ville, mademoiselle Crépin m’a prié de vous demander si vous voudriez bien être du nombre, oui !

— Vous êtes bien aimable, Monsieur, et je serai enchanté de revoir cette aimable famille. Veuillez bien dire à Mademoiselle combien je lui sais gré de son attention délicate.

— Je n’y manquerai pas, Monsieur ; maintenant, permettez-moi de prendre congé. Comme je vous l’ai dit, on m’attend, et à revoir.

— Je le regrette beaucoup, monsieur, mais enfin, il ne faut pas que je prenne le pas sur vos amis ; à revoir donc et encore une fois, merci.

Gustave lui tendit la main après quoi Duroquois s’éclipsa en faisant force saluts.

Le soir de bonne heure, Laurens était à Montrouge.

Maximus, Duroquois et Gilles Peyron étaient à causer dans la bibliothèque.

Giacomo se promenait au jardin avec Céleste et Ernestine.

Gustave ne put s’empêcher d’en ressentir un mouvement de dépit qui n’échappa nullement aux regards de notre ami Gilles.

Il fut cependant d’une amabilité complète vis-à-vis du jeune officier.

Maximus était poli mais réservé ; Duroquois seul était naturel et restait dans son rôle en approuvant toujours sans se mêler activement à la conversation.

Par quelques mots que Gustave lança au hasard, Gilles découvrit qu’il était religieux.

— Voilà mon affaire, se dit-il ; si je puis l’engager dans une escarmouche sur ce sujet avec le patron, il est perdu.

— Il y a certainement du bon dans ce que vous dites, insinua-t-il, un instant après en réponse à une remarque de Gustave, mais le clergé après tout agit beaucoup plus par intérêt que par autre sentiment.

— Il faut distinguer, riposta Gustave : si vous dites qu’il agit par intérêt pour le peuple de ce pays, je ne dis pas non. Quoique le prêtre ait principalement charge d’âmes, il ne lui est pas défendu d’éclairer ses ouailles sur ce qui touche à leur bien-être temporel ou à leur position dans ce monde. Bien au contraire, pour être l’homme de Dieu, le prêtre, n’en est pas moins un des membres de cette grande famille qu’on appelle une nation et comme tel, il a aussi ses devoirs qui, s’ils sont subordonnés aux premiers n’en sont pas moins obligatoires et sacrés.

Maximus, qui avait écouté cette tirade avec un sourire narquois, se leva aux derniers mots de Gustave.

— Je vous attendais là jeune homme, dit-il ; vous venez de vous découvrir. Pour un militaire c’est une grande faute. Pourquoi donc alors vient-on nous chanter sur tous les tons que le prêtre ne doit avoir ni famille ni patrie et qu’en entrant dans le sacerdoce, il rompt avec tous les sentiments qui enchaînent le commun des hommes ?

— Mon Dieu, cher Monsieur, c’est bien simple et d’un mot je vais vous faire comprendre…

— D’abord, avança Maximus d’un ton sec, je suis assez au fait pour que vous vous épargniez la peine de me faire comprendre, Défendez-vous, vous instruirez ensuite.

— Le fer chauffe ! pensa Gilles en se frottant mentalement les mains.

— Je vous demande mille pardons, Monsieur Crépin, dit poliment Gustave, je n’ai pas eu l’intention de vous offenser ; mais puisqu’il faut me défendre voici mes moyens.

Tout ce que vous venez de dire est parfaitement vrai. Le prêtre doit rompre avec tous les liens temporels qui le rattachent à ses semblables Pour lui la famille est le troupeau confié à ses soins ; la patrie, la chrétienté toute entière. Mais cette rupture n’est pas aussi absolue que vous semblez le croire ; et Dieu pour être un maître jaloux n’est pas aussi sévère que le font ceux qui ont intérêt à paraître découragés par ses rigueurs.

Quand on dit que le prêtre doit tout abandonner ce qu’il a de terrestre pour se consacrer au Seigneur ; c’est-à-dire que chez lui le sentiment du service de Dieu doit primer tous les autres qui doivent se fondre en lui quand ils ont une même fin, ou lui céder le pas quand ils poursuivent un but différent.

Ce détachement est plutôt dans le mobile qui fait agir dans l’objet à atteindre, que dans l’action elle-même.

Dieu ne défend pas par là au prêtre d’aimer sa mère et son pays. Seulement il lui dit qu’au lieu de les aimer quand même et pour sa seule satisfaction d’un penchant louable d’ailleurs, il doit les aimer pour leur bien à eux et pour les conduire au bonheur. Ce détachement est en un mot l’abstraction complète, le retranchement, du moi dans la raison déterminante.

— C’est franchement une belle théorie ; et vous êtes fort sur les mots. Mais dans la pratique, vous avouerez que les choses ne sont pas comme cela et que le moi occupe, parmi ces Messieurs, une petite place assez douillettement entretenue. Il n’est pas difficile de crier à l’abnégation quand on a une position enviable sous tous les rapports ; vie tranquille, sans soucis, entourée d’un respect qui va presque jusqu’au culte, suprématie partout. Mais c’est presqu’un petit royaume que ces Messieurs se font dans leurs paroisses.

— Royaume bien peu durable et sceptre bien éphémère dans tous les cas ; puisqu’un prêtre peut et est de fait souvent transféré par ordre de son Évêque où de son supérieur immédiat d’une bonne cure dans une mission sauvage et d’une chaire de philosophie dans l’humble tribune d’une classe élémentaire. D’ailleurs si vous croyez que ces belles paroisses, ces riches cures comme vous les appelez sont autant de petits paradis pour ceux qui les occupent, vous êtes légèrement dans l’erreur. Plus la cure est importante et étendue, plus les travaux en sont difficiles et multipliés. Et puis qui vous dit que celui qui habite au milieu de cette abondance apparente, ne vit pas dans son intérieur avec toutes les privations de l’anachorète. Un beau presbytère et une dîme fournie n’indiquent pas plus une vie facile et entourée de petits soins qu’un bel habit ou un brillant équipage ne révèle nécessairement une fortune opulente et une existence exempte de soucis.

Vous remarquerez en outre que ce qu’il est convenu d’appeler une bonne cure, ou cure facile, se donne généralement à un vieux prêtre, fatigué, usé par les travaux de son ministère. C’est un moment de repos pour se recueillir avant la mort.

Gustave parlait tranquillement, sans forfanterie, mais avec conviction.

Duroquois continuait d’approuver par monosyllabes.

Maximus, furieux au fond, laissait errer sur sa figure un sourire forcé.

Gilles Peyron jouissait d’un petit contentement intérieur impossible à décrire.

La discussion allait recommencer sur une remarque un peu aigre de Maximus, lorsque des éclats de voix joyeuses dans le corridor annoncèrent la rentrée de Pétrini avec les dames.

Le docteur paraissait d’une humeur charmante, ce qui conjura l’orage et remit les discutants plus à l’aise.

Cependant Maximus gardait rancune à Laurens qui, de son côté, n’était pas satisfait de s’être vu traité si cavalièrement. Toutefois comme il aimait Ernestine et que l’amour passe sur bien des choses, surtout vis-à vis des tuteurs grincheux, il triompha complètement d’un reste de mauvaise humeur et fut parfaitement aimable.

La seule chose qui l’inquiétait était l’espèce de familiarité qu’il remarquait entre Pétrini et la jeune fille.

On peut pardonner à un tuteur, mais il est rare qu’on excuse un rival.

Pendant la soirée, Maximus demanda de la musique et Ernestine joua quelques morceaux.

Dans ce temps-là, les jeunes filles ne jouaient pas du Talberg ou du Leybach.

Ces compositions, aussi belles sous une main de maître qu’elles sont ridicules sous le poignet de la plupart des pianoteuses de nos jours, étaient profondément ignorées.

Bethoven était l’auteur favori. Le piano était moins brillant, mais plus apprécié parce qu’on le jouait mieux.

Ernestine avait une âme d’artiste. On l’écouta religieusement.

Gustave et Pétrini accoudés aux deux extrémités du piano rêvaient sous le charme de ces douces mélodies que la jeune fille faisait pleurer dans son instrument.

Céleste seule, peu sensible à l’harmonie, de sa grosse voix rude faisait des remontrances à Duroquois sur l’impertinence des hommes qui écoutent une petite fille au piano plutôt que de causer avec une femme spirituelle assise à leur côté.

Hélas ! il y a toujours eu et il y aura toujours des Céleste !

Lorsqu’Ernestine eut cessé de jouer, Gustave la remercia avec des éloges peut-être un peu trop accentués pour n’être pas banals.

Que voulez-vous, il est plus difficile de louer bien que de blâmer.

Pétrini ne dit rien ; mais il mit la main sur son cœur et ses yeux exprimèrent une reconnaissance infinie.

C’était un peu théâtral : mais ces choses-là, pourvu qu’elles ne soient pas par trop ridicules, ont toujours un grand succès auprès des femmes. La femme est composée d’instincts et de sentiments. Le langage qui parle à ses yeux est toujours celui qu’elle préfère. Elle se courrouce lorsque vous lui dites une chose qui l’aurait ravie si vous vous étiez contenté de la lui faire comprendre ou de la lui laisser deviner.

C’est arriver au même but que nous par une voie moins compromettante. Et, puisque ce mot est écrit, une femme aime autant qu’on se compromette pour elle qu’elle désire peu se voir compromise pour les autres.

C’est juste puisque c’est dans la nature.

Ernestine fut froide aux compliments de Gustave ; mais le geste de Pétrini la troubla profondément.

Le jeune officier ne fut pas sans s’apercevoir de la faute qu’il avait commise.

Il essaya de la faire oublier. Mais, comme il arrive presque toujours dans ces occasions, au lieu de se relever il ne fit que s’embarrasser davantage et finit par être tout-à-fait ridicule.

Bref, le succès de la soirée fut pour Giacomo qui se retira plein d’espoir et faisant des rêves dorés pour l’avenir.

Quant à Gustave, il reprit tristement le chemin de sa demeure où il arriva brisé et découragé.

Comme il venait de s’accouder à la fenêtre de sa chambre pour tâcher de distraire les pensées qui le tourmentaient, un garçon frappa à la porte de sa chambre.

— Voici une lettre dit-il en entrant qu’on a apporté pendant votre absence, mon officier. Le porteur m’a bien recommandé de ne la remettre qu’à vous en propre, ajoutant que c’était pressé.

En même temps il présenta un papier à l’adresse de Laurens et se retira discrètement.

Gustave rompit le cachet et demeura frappé d’étonnement à lecture de ce qui suit, contenu dans une grosse écriture presqu’illisible constellée de fautes d’orthographe :

« Monsieur,

« Le Docteur Pétrini est un coquin qui a fait un complot pour avoir la fortune de Melle Moulins, en la l’épousant, et partager son argent avec Gilles Peyron. Vous pouvez empêcher un crime si vous voulez et sauver une famille.

Soyez prudent, car Gilles et Pétrini sont capables de tout.

Brûlez cette lettre, elle est d’un honnête homme qu’ils peuvent tuer pour se venger.

C’est la conscience qui me fait écrire. »

La lettre ne portait pas de signature. D’abord, Gustave pensa que ce pouvait être une mystification ou bien une basse vengeance de la part de quelques ennemis de Pétrini.

Son âme loyale se révolta, et il fut sur le point de jeter la lettre au feu pour ne plus s’en occuper.

Cependant, en la relisant une seconde fois, il lui sembla qu’il y avait dans ces simples mots, un accent dont il ne pût se défendre.

— Je verrai bien se dit-il, et la première fois que je rencontrerai le Docteur et Gilles, je les surveillerai.

Cette résolution prise, il se sentit plus calme et se remit à sa fenêtre pour rêver au clair des étoiles. Avouons que nous avons souvent fait comme lui.