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Sabre et scalpel/10

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Chapitre X.

L ’HIVER était passé depuis longtemps, et le soleil de juin avait ramené les feuilles et les fleurs.

Ernestine avait recommencé ses courses à travers les champs à la poursuite des fleurs et des papillons quelque fois Maximus et Giacomo l’accompagnaient ; mais le plus souvent elle se faisait suivre par Michel Chagru dont l’honnête figure lui plaisait, et par qui elle se faisait raconter, tout en herborisant, des histoires de naufrages célèbres ou d’aventures de mer dont la mémoire du vieux marin était remplie.

Il en était résulté une espèce d’amitié entre ce vieillard à l’extérieur grossier mais au cœur délicat et cette jeune fille initiée à tous les raffinements de l’élégance et du bon ton, tempérés par les candeurs d’une âme simple et aimante.

Peu à peu le père Chagru avait laissé les travaux de la ferme et Maximus avait fini par l’attacher exclusivement au service d’Ernestine.

Un soir, vers sept heures, après le dîner, tous les principaux personnages de cette histoire étaient réunis sur l’immense vérenda, en arrière de l’habitation de Maximus.

Ce dernier fumait son cigare, écoutant les savantes dissertations de Gilles Peyron pendant que Ernestine et Céleste s’entretenaient avec Pétrini qui épuisait toutes ses ressources pour captiver la jeune fille et gagner les bonnes grâces de la tante.

Gilles célébrait le bonheur de la campagne et les douceurs de la vie des champs.

O fortunatos nimiium, sua si bona nôrint, agricolas, chantait-il une main sur le cœur. Vous avez lu cela dans Virgile n’est-ce pas, mon cher Monsieur Crépin ; et pas plus tard qu’hier, je voyais avec bonheur ce volume dans votre bibliothèque.

— Oui ! Oui, dit Maximus, monsieur Virgile dit de bien belles choses à ce sujet ; c’est un maître homme ; il faudra que je le revoie.

— Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais j’aime bien à lire le texte même.

— Ah ! oui, le texte…

— Mais il y a de bonnes traductions. J’ai encore vu dans votre bibliothèque un certain abbé Scarron.

— C’est cela ! c’est cela ! cria Maximus tout joyeux, je l’ai lu, du moins en partie ; c’est un savant homme que ce Scarron ! Et vous dites que…

— C’est lui qui a traduit Virgile.

— Ah ! saperlotte, j’y suis ; oui, oui, c’est bien traduit, il faudra que nous repassions cela. Je suis un peu rouillé, voyez-vous.

— Eh ! mon Dieu, ces souvenirs classiques, cela se perd dans la vie ; mais il en reste toujours quelque chose. Felix qui potuit rerum cognoscere cansas !

— Diable ! comme vous êtes savant, maître Gilles. Vous devez connaître Jean-Jacques ? Quel homme ! Si je n’étais pas Maximus Crépin je voudrais…

À ce moment, le galop d’un cheval qui retentit dans l’avenue vint interrompre l’honnête châtelain.

Toutes les conversations furent suspendues, et quelques secondes après, un domestique vint remettre à Maximus une carte sur laquelle il lut à haute voix : Monsieur Gustave Laurens.

— Ernestine pâlit affreusement.

Tiens, dit Maximus, il me semble que je connais ce nom-là ; dans tous les cas, je vais aller recevoir le visiteur. Puis se tournant vers le domestique.

— Faites entrer ce Monsieur au salon je suis à lui dans un moment. Et il jeta son cigare pour se diriger vers l’intérieur de la maison. Arrivé au salon il se trouva en présence d’un beau jeune homme portant le costume militaire et qui le salua en disant :

— Je n’ai pas l’honneur d’être connu de vous, Monsieur, je suis Gustave Laurens, enseigne au 3ème d’infanterie légère, et je vous demande pardon de me présenter chez vous à cette heure et sans plus de cérémonie.

— Je vous assure, monsieur, dit poliment Maximus, que chez nous autres campagnards, la cérémonie est tout-à-fait inconnue et d’ailleurs je suis toujours heureux de recevoir dans ma maison des défenseurs de la patrie.

— Vous êtes bien aimable assurément ; et je reconnais bien en vous le portrait qu’on m’avait déjà fait de l’excellent propriétaire de Mont-Rouge. Car, cher Monsieur, je vous connais depuis assez longtemps, de réputation au moins.

— Allons donc ! vous piquez ma curiosité. Je vis dans une telle retraite que ce que vous me dites a de quoi m’étonner, surtout venant d’une personne étrangère à notre bonne ville de Québec ; car, si je ne me trompe pas, vous n’êtes pas de cette partie du pays ?

— Il est vrai que je suis d’un peu loin ; mais vous allez comprendre de suite comment, de cette distance, j’ai eu le plaisir de connaître votre nom. Vous avez près de vous une de vos nièces, Mademoiselle Ernestine Moulins, ma sœur a été sa compagne de classe, au couvent des Ursulines, à Québec, où j’ai moi-même eu le plaisir de la rencontrer quelque fois. Les deux jeunes filles étaient et sont encore deux amies de cœur. Aussi, en apprenant que je venais à Québec, ma sœur m’a-t-elle fort recommandé de venir prendre des nouvelles de Mlle Moulins. Arrivé de ce matin, j’avais l’intention de venir dans le cours de la journée de demain vous rendre mes devoirs. Cet après-midi je suis allé faire une promenade à cheval pour me délasser un peu du voyage. J’ignorais encore le site exact de votre castel, quand tout à l’heure, en chevauchant le long des haies, l’idée me vint de demander, à l’un de vos gens sans doute, le nom de cette jolie demeure, qui m’avait frappé et dont je ne pouvais m’empêcher d’admirer l’élégante et riche architecture. Votre nom fut prononcé Alors, me suis-je dit, Monsieur Crépin excusera sans doute mon sans gêne militaire, mais je ne puis pas laisser échapper une aussi belle occasion de faire sa connaissance.

— Et vous avez bien fait, mon officier. Là, maintenant que je vous serre la main ; car le nom de votre charmante sœur revient en effet fort souvent dans les souvenirs de ma pupille ; mais j’ignorais qu’elle eût un frère si agréable et en chemin, je n’en doute pas, de conquérir bientôt son sabre de capitaine. Venez donc ; ces dames sont à prendre le frais : je vais vous présenter à ma sœur, la maîtresse de céans, et vous renouvellerez connaissance avec ma pupille.

— Pardon, Monsieur, mais je craindrais d’être indiscret ; il est un peu tard.

— Allons, mon enseigne, ici c’est moi qui commande ; attendez un instant, je suis à vous.

Maximus s’avança sous le portique et héla le père Chagru qui tenait la monture de Gustave à la porte de l’avenue.

— Prenez bien soin du cheval de Monsieur, lui dit-il, et ne le rendez que quand je vous le demanderai.

Le père Chagru partit pour exécuter ces ordres.

— Maintenant, Monsieur, dit Maximus de retour vers Gustave, si vous voulez bien avoir la bonté de me suivre, nous allions justement prendre le café, vous nous ferez l’honneur de le prendre avec nous.

Gustave eut beau se défendre, il fallut bien, pour ne pas aller jusqu’à un refus blessant, se plier aux volontés de l’obstiné vieillard.

Le jeune officier, d’ailleurs, n’était pas aussi fâché qu’on eût pu le croire de l’insistance de Maximus.

Ernestine rougit beaucoup quand Gustave lui donna la main. Gilles et Pétrini eurent comme un pressentiment de danger. Céleste, comme toujours, fut d’une politesse bouffonne.

Après le café, la conversation, un moment interrompue, reprit son cours.

Giacomo ne put s’empêcher d’être froid vis-à-vis de l’étranger, car il avait surpris la rougeur subite d’Ernestine.

Gilles, auquel cet incident n’avait pas échappé non plus, fut plus politique.

— S’il doit être notre ennemi et si nous avons à le combattre, se dit-il, tâchons d’être son ami, c’est le plus sûr moyen de le vaincre.

Ce coquin de Gilles avait, il faut bien l’avouer, des idées profondes en même temps que pratiques.

— Monsieur est donc de Montréal, dit-il, en s’approchant de Gustave avec un sourire mielleux ; il doit trouver une grande différence entre les deux pays.

— Mais ce n’est pas tout-à-fait la première fois que je viens à Québec, et j’avoue que je trouve ici la nature parfaitement belle.

— Oui ; ces côtes, ces promontoires. Ah ! c’est que notre ville n’a pas à se plaindre de son site : oppidum alto monte repostum. Eh ! nos braves jeunes militaires surtout comprennent le charme et l’avantage de cette position-là.

— En effet, c’est surtout ce que j’admire le plus.

— Et comment aimez-vous ce petit castel ? Avouons que ce cher Monsieur Crépin est un homme de goût. Ce n’est pas ce brillant de mauvaise allure…

— C’est ma foi, bien joli, en effet, dit Gustave en promenant ses regards autour de lui.

— Ni cette sombre sévérité du Moyen Âge. C’est un heureux agencement, une alliance bien entendue de l’élégance moderne avec la noble simplicité des anciens. Notre châtelain est un maître homme, entre nous. Mais, j’y pense, vous fumez sans doute : un militaire…

— Ma foi, merci, je fume rarement et, pour le moment, je vous suis bien obligé.

— Si Monsieur nous fait l’honneur de venir quelquefois, pendant son séjour à Québec, je me ferai un plaisir de lui faire voir les domaines. N’est-ce pas, Monsieur de Mont-Rouge, continua Gilles en s’adressant à Maximus qui s’était rapproché d’eux, n’est-ce pas ; il faudra que Monsieur visite vos fermes.

— Si Monsieur veut bien me faire cet honneur, j’en serai enchanté, appuya Maximus, avec un sourire engageant. J’espère Monsieur Florens, poursuivit-il, que nous aurons le plaisir de vous posséder pendant quelques jours sous cet humble toit, si vos affaires vous le permettent. Le frère de l’amie de ma pupille sera toujours le bienvenu ici.

Maintenant ces dames vont prendre leurs châles pour aller faire une petite promenade au jardin ; pendant ce temps, nous irons allumer un cigare et nous les rejoindrons tout-à-l’heure.

— Je vous suis bien obligé, Monsieur, dit Gustave, de toutes vos politesses, et je suis vraiment peiné de ne pas pouvoir les accepter pour aujourd’hui ; j’ai un rendez-vous, ce soir à neuf heures, auquel je ne puis pas manquer, et je vais être obligé de prendre congé de ces dames. Consigne militaire ; vous savez que cela ne badine pas.

— Ah ! par exemple, s’il en est ainsi, je n’insiste plus, malgré le déplaisir que j’aie de vous voir partir si tôt ; seulement il faut me promettre de revenir le plus tôt possible.

— Bien volontiers ; et vous verrez combien je fais cas de votre obligeance.

Gustave alla saluer les dames, pendant que Maximus fit amener la monture du jeune officier.

— Ernestine lui serra la main sans rien dire, troublée qu’elle était par le regard fixe de Giacomo qui ne la quittait pas d’un instant.

Céleste fut moins gênée :

— À bientôt j’espère, dit-elle à Gustave, en lui donnant une poignée de main capable de briser les muscles les plus solides.

Le jeune homme salua profondément, s’élança en selle et disparut rapidement au détour de l’avenue.

Pétrini parut soulagé d’un poids énorme.

Gilles clignota ses yeux d’une façon particulière et Maximus se dit à part lui :

— Hum ! c’est un bien beau garçon. Et cette petite qui ne m’en avait jamais parlé ! Il faudra que… Oh ! ces femmes, ces femmes ! C’est toujours plein de mystère. Enfin, nous aviserons.

Ami Gilles !

— Monsieur…

— Rien… Diable comme tout le monde a l’air décontenancé. Est-ce que ce jeune militaire, aurait mis le froid à la maison !

En effet, Ernestine et Giacomo paraissaient tous deux plongés dans une profonde rêverie.

— Voyons, continua Maximus, il fait un temps splendide et la lune va se lever bientôt ; il ne faut pas oublier notre petite promenade ; et, surtout je veux des visages souriants.

— Mais, mon oncle, je suis très-joyeuse, voyez donc ? dit Ernestine. Tenez, je vais vous offrir mon bras ; venez donc ; mais venez donc !

Elle jeta un grand éclat de rire et frappa ses petites mains l’une contre l’autre.

— Petit démon ! va, murmura Maximus ; et il prit le bras de sa pupille pour se diriger vers les jardins.

Pétrini s’offrit galamment à Mlle Céleste pendant que Gilles fermait la marche en traînant ses pas d’un air songeur.

— Si je ne prends pas garde à ce gaillard-là, se dit-il, il pourrait bien faire avorter tous nos plans.

Attention ! Diable ; et, comme dirait le père Chagru, la main aux écoutes !

La promenade ne dura pas longtemps ; Maximus était devenu songeur à son tour. Ernestine s’était montrée trop joyeuse ; elle avait dépassé le but.

— Il y a quelque chose là-dessous, se dit le brave oncle ; il faut que je consulte mon intendant.

Quand tout le monde fut retiré, Maximus frappa à la porte de Gilles, et entra d’un air soucieux.

L’esprit infernal de l’intendant devina de suite ce qui troublait son maître et il se promit d’en profiter. Il eut l’air très étonné cependant.

— Mon Dieu ! qu’avez-vous donc, dit-il à Maximus ; votre figure est sérieuse comme une soirée d’hiver.

— Je ne sais pas précisément ce que j’ai ; et je suis venu, mon ami, pour consulter vos lumières. Que pensez-vous de ce Monsieur Florens ?

— Mais, il me semble que c’est un charmant garçon, du moins à première vue.

— Oui, oui ; je comprends ; vous êtes trop délicat pour dire votre pensée ; mais un homme comme vous doit juger du premier coup d’œil. Vous comprenez que ce que je vous demande est sérieux. J’ai remarqué que sa présence a troublé ma pupille. Il y a quelque chose là-dessous. Je ne voudrais pas encourager une amitié qui pourrait m’être reprochée plus tard. Ainsi, vous voyez de quel poids peut être votre opinion. Je la veux donc sincère et telle qu’elle est, quoiqu’il puisse nous en coûter.

— Ces militaires, voyez-vous, dit Gilles d’un air songeur : tanquam leo rugiens !

— Oui ! ça n’est pas gêné vis-à-vis des femmes.

— C’est accoutumé à faire des conquêtes : querens quem devoret.

— À la faveur du costume.

— Mais généralement ça n’a pas de principes.

— C’est dans leur état d’ailleurs ; la gloire avant tout.

— Hum ! hum ! oui, la gloire avant tout !

— En somme ce jeune Florens, il serait peut-être dangereux de le tolérer.

— Du moins faudrait-il ne pas lui laisser prendre trop d’intimité. Les jeunes filles se laissent si facilement entraîner par un habit doré sur tranche.

— Oui, oui ; décidément je vais être plus froid avec ce garçon-là et je surveillerai Ernestine.

— Tout ce que je vous en dit est seulement par amitié pour vous et par intérêt pour Mademoiselle votre nièce. Car je suis bien loin de lui en vouloir ce cher enseigne. Au contraire, il me semble que je me sens porté vers lui. Mais l’honneur et la vérité avant tout. Etiam si

— Je vous entends et vous remercie. Au revoir, ami Gilles, et dormez bien. J’ai pris ma résolution, maintenant et j’ai des principes ! Diable !

Le bonhomme sortit là-dessus en se frottant les mains.

— Je ne m’étais pas trompé, se dit-il en allant se coucher ; cet officier menace notre repos ; mais je suis là !

— Cela va bien, pensait Gilles de son côté ; avec des intelligences dans les deux camps, je ne puis pas manquer de réussir. Notre officier a besoin de se tenir ferme.