Sacs et parchemins, 1851/Chapitre XV

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Michel Lévy frères (p. 390-416).

XV.

La prophétie de Jolibois s’était accomplie ; la république était proclamée. Les décrets du gouvernement provisoire tombaient dru comme grêle : deux grêlons de cette giboulée atteignirent l’hôtel Levrault, l’abolition des titres et l’abolition de la pairie.

Ce fut pour Gaston un rude coup. Le jeune marquis avait cru s’acquitter envers sa femme en la faisant marquise ; il était maintenant vis-à-vis d’elle dans la position d’un débiteur insolvable en face d’un créancier toujours présent. Sans doute le décret qui abolissait les titres n’avait à ses yeux aucune valeur, il savait bien qu’un trait de plume ne suffit pas à rayer le passé, il avait bien la conscience d’être aujourd’hui ce qu’il était hier ; mais il connaissait la puérile vanité de Laure, il regrettait ce hochet donné en échange de la richesse et si tôt brisé. Laure, en effet, n’avait pas pris gaiement la chose. Elle n’avait épousé Gaston que pour avoir un titre ; elle avait troqué ses écus contre une couronne de marquise ; sa couronne brisée, son titre déchiré, elle avait fait un marché de dupe. Elle eût rougi de se plaindre ; quel reproche lui adresser ? Pouvait-elle lui faire un tort des événements accomplis ? Cependant Gaston devinait trop bien ce qui se passait en elle.

En lisant le décret qui abolissait la pairie, M. Levrault se crut dépouillé. Il s’enferma tout un jour pour mesurer à loisir la profondeur de l’abîme où venaient de s’engloutir ses espérances. Il contemplait avec tristesse ces armoiries, fruit de tant de laborieuses méditations, que devait surmonter une couronne de comte, ce Mirabeau qui devait lui enseigner l’éloquence, et surtout, ô douleur ! ce magnifique habit brodé, qui devait figurer dans les quadrilles des Tuileries, Plus de titre, plus de cour, plus de chambre haute : son gendre lui avait fait banqueroute.

La marquise se réveillait chaque matin encore plus exaspérée que la veille ; elle pestait contre le monde entier et parlait de partir pour Frohsdorf ou d’aller soulever la Vendée. Son premier mouvement avait été de s’enfuir à La Rochelandier ; mais Gaston l’avait retenue. Il ne partageait pas les folles terreurs de sa mère, et pensait que la place d’un homme de cœur était à Paris, sur la brèche, au milieu du danger.

On peut se faire aisément une idée, de l’intimité de ces quatre personnages réunis sous le même toit. C’était chaque jour, une nouvelle discussion, c’est-à-dire une nouvelle querelle, M. Levrault avait fermé sa porte à tous les visiteurs dont le nom aurait pu le compromettre. Il avait repris possession de son hôtel, et se vengeait de sa déconvenue sur la marquise et sur Gaston. Il vantait, il exaltait devant eux, il célébrait comme des chefs-d’œuvre de bon sens et de justice les décrets qui l’avaient frappé lui-même si cruellement. Il traitait les titres d’oripeaux, de vieux galons bons à mettre au creuset. Le soir, il se promenait dans son salon en fredonnant la Marseillaise. Lui qui naguère avait toujours la bouche pleine de princes, de ducs et de marquis, ne reconnaissait, plus qu’un seul titre, celui de citoyen. Chaque soir, ils se quittaient après un échange de paroles amères, et pourtant un sentiment de commune inquiétude les réunissait le lendemain.

Le blessé recueilli par M. Levrault, loin de le rassurer par sa présence, n’était pour lui qu’un nouveau sujet d’effroi, gardait une attitude hostile, et n’attendait que le moment de sa guérison pour quitter l’hôtel. Vainement M. Levrault, qui voulait faire de lui son sauveur, avait essayé de l’apprivoiser ; Solon Marche-Toujours (c’était le nom et le sobriquet du héros) avait repoussé toutes ses avances. La marquise et son fils avaient toujours refusé de rendre visite à Solon. Madame de La Rochelandier, malgré sa frayeur, n’avait pu se résigner à cet acte de condescendance, et Gaston, qui, dans toute autre circonstance, n’eût pas dédaigné de lui serrer la main, aurait rougi de s’associer, par une telle démarche, à la couardise de son beau-père. Les amis du blessé, que M. Levrault avait reçus chez lui comme un surcroît de garantie, n’étaient eux-mêmes qu’une cause de trouble et de désordre. Ils mangeaient bien, buvaient mieux encore, entraient, sortaient à toute heure, et remplissaient la maison de leurs cris. Gaston, indigné, avait parlé de les chasser ; mais M. Levrault avait déclaré énergiquement qu’il n’y consentirait jamais. Un jour au lever du soleil, tout l’hôtel fut réveillé en sursaut par des coups de fusil : les amis de Solon venaient de planter dans la cour un arbre de la liberté orné de rubans et surmonté d’un drapeau tricolore dont la hampe était coiffée d’un bonnet rouge. M. Levrault, tout en frissonnant, descendit pour trinquer avec eux.

De plus en plus épouvanté, il employait ses journées à rôder sur les places publiques, dans les rues, dans les carrefours, se mêlant aux groupes, écoutant d’une oreille avide les orateurs en plein vent. Il avait oublié les Tuileries pour l’Hôtel-de-Ville ; un invincible aimant le ramenait vers le quartier-général de la révolution. Chaque fois qu’un membre nouveau du gouvernement se montrait au balcon pour haranguer la foule, c’était M. Levrault qui donnait le signal des applaudissements. Au bout de quelques jours, son enthousiasme bruyant, infatigable, les poignées de main qu’il prodiguait aux ouvriers, lui avaient acquis une sorte de popularité. Dès qu’il paraissait, il entendait murmurer le nom de Guillaume Levrault. Ses gros souliers ferrés, ses bas chinés, son pantalon de velours à côtes, son gilet de drap rouge, son habit bleu à boutons de métal, lui donnaient l’aspect d’un contre-maître endimanché et le désignaient à l’attention. Il ne passait jamais devant un tronc destiné aux blessés sans y jeter une poignée de gros sous. Son langage exalté, tout en lui conciliant les sympathies de son auditoire, lui causait à lui-même une sourde frayeur. Ses paroles, répétées à l’envi comme par un écho complaisant, lui semblaient autant de menaces. Après avoir déclamé contre les nobles, contre les mauvais riches, contre l’égoïsme des grands et l’exploitation de l’homme par l’homme, il rentrait chez lui le cœur plein d’effroi. Et pourtant il retournait le lendemain se mêler aux scènes, aux délibérations de la rue. Peu à peu son ambition, qu’on devait croire ensevelie sous les ruines de la monarchie, releva la tête et changea de but. Plus de royauté, plus de pairie : malheur aux vaincus ! Pourquoi Guillaume Levrault ne prendrait-il pas sa part des fruits de la victoire ?

Agité par des rêves confus, il se promenait un jour sur le boulevard. En passant au coin de la rue des Capucines, il se trouva nez à nez avec le vicomte Gaspard de Montflanquin, que l’abolition de la contrainte par corps avait rendu à la liberté. Le vicomte, radieux, aborda M. Levrault comme un protecteur aborderait son client. Son visage respirait l’orgueil et le contentement.

— Eh bien ! mon cher monsieur Levrault, que devenez-vous ? que faites-vous ? Ce qui arrive n’est pas précisément ce que vous attendiez. Si le comte de Chambord revient en France, vous pouvez prétendre à tout, grâce à votre gendre ; il est vrai que les dés ne sont pas aujourd’hui pour le comte de Chambord. Est-ce que vous boudez la république ? Pour moi, je n’ai pas à m’en plaindre ; elle m’a rendu justice. Je suis heureux de vous rencontrer pour vous faire mes adieux. Je pars demain ; je suis nommé consul-général dans l’Océanie.

— Consul-général ! s’écria M. Levrault ; quel titre avez-vous fait valoir pour obtenir ce poste important ?

— Le premier de tous les titres : détenu politique. Je gémissais dans les cachots de la monarchie, quand l’heure de la délivrance a sonné, La république me devait une éclatante réparation, et je l’ai obtenue : ma nomination a été signée hier au soir. Vous pensez bien que je ne compte pas m’en tenir là. L’Océanie n’est pour moi qu’un marchepied… Mais je vous quitte, mon cher monsieur Levrault ; je pars demain, et j’ai tant d’affaires à régler ! Si votre alliance avec les La Rochelandier vous attirait quelque méchante affaire, comme il est permis de le prévoir, n’oubliez pas que vous trouverez toujours en Océanie, au consulat-général, un asile assuré.

Cela dit, le vicomte Gaspard de Montflanquin fit une pirouette et s’éloigna d’un pas rapide. M. Levrault demeura cloué à sa place par l’étonnement. Consterné, humilié, il reprit à pas lents le chemin de son hôtel. Comme il passait devant la rue de Grenelle, il fut salué par maître Jolibois.

— Parbleu ! s’écria Jolibois en lui frappant sur l’épaule, je suis enchanté de vous rencontrer, j’ai un avis à vous donner. Dites aux La Rochelandier, s’ils retournent dans leur pigeonnier de Bretagne, de bien se tenir, de veiller sur leur conduite, car je suis décidé à ne rien leur pardonner, moi, Étienne Jolibois, commissaire-général de la république dans les départements de l’Ouest. Tous les petits hobereaux qui voudront réveiller la chouannerie trouveront à qui parler, j’en réponds.

— Commissaire-général de la république ! s’écria M. Levrault avec stupeur ; c’est-à-dire, mon cher Jolibois, que vous voilà d’emblée quelque chose comme préfet ?

— Moi, préfet ? allons donc ! Dictateur, mon cher, ni plus ni moins. Mes pouvoirs sont illimités ; je ne relève que de ma conscience. À mon arrivée, toutes les autorités sont suspendues. Les provinces que la république me confie n’ont d’autres lois que ma seule volonté. L’armée, la magistrature, sont à ma disposition. Si votre attitude, si votre langage me paraissent dangereux, s’il vous échappe une parole injurieuse pour la démocratie, d’un trait de plume, d’un signe de tête, je puis vous envoyer en prison, vous et votre gendre. Je suis la loi vivante, les tribunaux n’ont rien à voir dans ce que j’ai une fois résolu. Ainsi, je vous le répète, mon cher monsieur Levrault, vous et les vôtres, tenez-vous bien. Vous connaissez depuis longtemps mes principes inflexibles ; malgré l’amitié qui nous unit, je ne trahirai pas mon devoir.

— Vos principes sont les miens, Jolibois. Les dernières fautes de la monarchie ont achevé de dessiller mes yeux. Que vous êtes heureux de servir la république ! Quelle gloire pour vous ! combien je vous porte envie !

— Il vous fallait pour gendre un marquis ; vous n’avez pas voulu d’un patriote éprouvé. Vous recueillez ce que vous avez semé. Ne vous plaignez pas ; réjouissez-vous plutôt d’avoir encore la tête sur les épaules. Le peuple est généreux, mais il a ses mauvais quarts d’heure ; n’abusez pas de sa patience. Au reste, mon cher monsieur Levrault, vous avez en moi un ami dévoué. Je pars dans deux jours ; si je puis vous être bon à quelque chose, venez me voir, voici mon adresse.

Là-dessus, Jolibois prit congé, et M. Levrault regagna son hôtel, le cœur navré, l’esprit en proie à d’amères réflexions. Les deux gendres qu’il avait refusés étaient nantis ; le gendre qu’il avait choisi, loin de pouvoir servir son ambition, n’était pour lui qu’un obstacle. Le soir venu, en présence de la marquise, de Gaston et de Laure, il exhala librement sa mauvaise humeur.

— Eh bien ! disait-il en se promenant dans son salon comme un ours mal léché, ce Gaspard de Montflanquin, que vous traitiez comme un homme de rien, je l’ai rencontré aujourd’hui ; le voilà en passe d’arriver à tout. Dans un an, peut-être, nous le verrons ambassadeur à Londres ou à Vienne. Pour son début, il est nommé consul-général de France en Océanie. Et Jolibois, que vous traitiez de sans-culotte, Jolibois, à qui j’ai fermé ma porte par une lâche condescendance, Jolibois est commissaire-général de la république dans l’Ouest. C’est un franc patriote ; je le savais bien, et je l’aimais. Vous m’avez brouillé avec lui, et maintenant, si nous retournons en Bretagne, notre liberté, notre vie, sont à sa merci. Ses pouvoirs sont illimités, son autorité absolue. Il dispose en dictateur de l’armée, de la magistrature ; il est la loi vivante.

— Vraiment, répliqua la marquise, si le vicomte de Montflanquin est nommé consul-général, le gouvernement nouveau a fait là un beau choix : qu’il reçoive mes sincères compliments.

— Que le choix soit bon ou mauvais, le citoyen Montflanquin n’en est pas moins consul-général ; cela vaut encore mieux que de se croiser les bras.

— Vous vous trompez, monsieur, reprit Gaston. Il vaut mieux se croiser les bras que de se ruer à la curée des places ; mieux vaut garder sa loyauté en se condamnant à l’inaction que d’acheter, au prix d’une lâcheté, le droit de jouer un rôle. D’ailleurs, chacun de nous, dans le temps où nous vivons, n’a-t-il pas son devoir tracé ? Pour servir la France, il n’est pas besoin de se donner à la république.

— Mon gendre, répliqua vertement M. Levrault, la république et la France ne sont qu’une seule et même chose.

— Sachez, monsieur, dit la marquise avec hauteur, que la France de saint Louis n’est pas celle de Robespierre.

— Je respecte vos préjugés, madame, répondit M. Levrault d’un ton de pitié généreuse ; mais, grâce à Dieu, je ne les partage pas.

Voyant la querelle engagée, Gaston, comme à l’ordinaire, prit le parti de se retirer. Débarrassés de sa présence, la marquise et M. Levrault donnèrent un libre cours à leurs récriminations. Laure essaya vainement de les apaiser. La querelle s’envenimait de plus en plus. Après avoir épuisé l’épigramme, ils allaient en venir aux invectives, quand une bande armée passa devant l’hôtel. La lueur des torches éclairait la cour. Trente voix entonnaient la Marseillaise. La marquise et M. Levrault pâlirent, se regardèrent avec effroi et se turent : la peur les avait mis d’accord.

Avant de rentrer dans son appartement, M. Levrault voulut rendre visite à Solon, qu’il n’avait pas vu de la journée. Il trouva le blessé au coin du feu, les pieds sur les chenets, fumant sa pipe.

— Eh bien ! mon ami, demanda-t-il d’une voix affectueuse, comment vous trouvez-vous ce soir ? Avez-vous bien tout ce qu’il faut ? Commencez-vous à vous acclimater sous le toit de Guillaume Levrault ?

— Dans quelques jours, je l’espère, je serai tout-à-fait guéri, répondit Solon d’un ton bourru, et je quitterai votre maison, qui n’est pas faite pour moi. Les soins ne m’ont pas manqué ; mais Solon ne doit pas dormir sous le même toit qu’un marquis.

— Il n’y a plus de marquis, vous le savez bien, mon ami. Les grands patriotes réunis à l’Hôtel-de-Ville ont jeté au feu tous les parchemins. Et d’ailleurs, à quoi bon vous inquiéter de mon gendre ? N’êtes-vous pas chez moi, chez Guillaume Levrault, tisseur de laine, ouvrier comme vous ?

— Pour un ouvrier, vous n’êtes pas mal logé. Il paraît que vous faisiez de fameuses journées, et que votre patron vous donnait une fière part dans ses bénéfices. Est-ce avec votre livret de la caisse d’épargne que vous avez acheté cet hôtel ? Allez, ce n’est pas Solon qu’on endort avec de pareils contes. Je sais bien chez qui je suis. Vous êtes un bourgeois et votre gendre un aristocrate. Dès que ma blessure sera fermée, j’irai retrouver mes frères. Ma place n’est pas ici. Je hais la richesse, mais je ne suis pas ingrat ; pour vous prouver ma reconnaissance, j’oublierai le chemin de votre hôtel. Mes camarades ne restent chez vous que pour me tenir compagnie ; nous partirons tous ensemble.

— Partir, mon ami ! Et pourquoi ? Que vous manque-t-il ? N’êtes-vous pas chez vous ? N’êtes-vous pas ici chez un frère ?

— Croyez-vous donc que je sois sourd et aveugle ? Croyez-vous que je ne voie pas ce qui se passe autour de moi, et que je n’entende pas ce qui se dit ? Est-ce que votre fille, votre gendre et sa mère me prennent pour un frère ? Ils attendent mon départ avec impatience, j’en suis sûr. Ils n’auront pas autant de plaisir à me voir partir que moi à les quitter.

M. Levrault redoublait en pure perte ses protestations de dévouement, Solon ne répondait que par un sourd grognement, et lui envoyait en plein visage des bouffées de fumée. Dans la crainte de passer pour un aristocrate, M. Levrault avait d’abord fait bonne contenance ; mais bientôt, enveloppé d’un nuage, saisi d’un toux convulsive, il fut obligé de battre en retraite.

Une fois seul, il repassa dans sa mémoire toutes les impressions de la journée. Solon, qui devait le protéger, le sauver, l’effrayait de plus en plus par l’amertume de son langage. Un rêve affreux vint mettre le comble aux angoisses de M. Levrault. Une bande furieuse envahissait l’hôtel, la torche à la main, et Solon, au lieu de repousser les assaillants, les guidait lui-même à travers les appartements, les animait au pillage, prenait sa part du butin, et mettait le feu aux quatre coins de la maison. Laure et la marquise, échevelées, franchissaient les escaliers en flamme ; Gaston les précédait, armé jusqu’aux dents. Tout à coup l’arbre de la liberté planté au milieu de la cour se transformait en un gibet de proportions gigantesques ; le drapeau qui le couronnait se détachait et laissait voir Solon armé d’une corde. Déjà la marquise, Laure et Gaston étaient lancés dans l’éternité, et les pillards dansaient autour de la potence comme une ronde de cannibales. Le tour de M. Levrault était venu. Solon lui passait au cou le nœud coulant. À ce moment suprême, M. Levrault se réveilla en sursaut, baigné d’une sueur glacée. Il porta la main à son cou, et rendit grâce à Dieu de se trouver sain et sauf dans son lit. Pourtant sa frayeur n’était pas encore calmée. Il se leva, prit une bougie, parcourut l’hôtel, ouvrit une fenêtre sur la cour, prêta l’oreille, et ne regagna sa chambre qu’après s’être assuré que tout était tranquille. Que voulait dire ce rêve ? N’était-ce pas un avertissement céleste ? M. Levrault n’essaya pas de se rendormir ; il se mit à réfléchir sur sa destinée. Que faire pour sauver sa fortune, pour sauver sa vie ? La rencontre de Montflanquin et de Jolibois avait déjà surexcité son ambition ; la peur lui montra dans l’ambition son unique moyen de salut. Il n’y avait pas deux partis à prendre : il fallait absolument servir la république à la face du soleil. Il se rappela les offres de service que lui avait faites Jolibois, et résolut d’aller le trouver au point du jour.

Le jour se levait à peine que déjà M. Levrault était sur pied. En entrant chez Jolibois, il trouva l’antichambre et le salon peuplés de solliciteurs. Un valet vint lui demander son nom ; après une heure d’attente, il fut enfin admis dans le cabinet de maître Jolibois.

— Mon cher monsieur Levrault, lui dit le commissaire-général, mes moments sont comptés. Allons au fait ; dites-moi en deux mots ce que vous désirez.

— J’ai songé toute la nuit à notre conversation d’hier. Je suis décidé à servir la république, et je viens vous prier de parler pour moi. Je n’ai rien demandé sous le gouvernement déchu ; j’étais loin d’approuver sans réserve sa politique. Si vous n’êtes pas mon gendre, c’est que ma fille ne l’a pas voulu. J’aurais été heureux et fier de vous nommer mon fils. Je retrouvais en vous mon cher Timoléon. Votre foi politique est la mienne ; la république a toutes mes sympathies, elle répond à toutes mes espérances. Mon bonheur sera de lui dévouer ma fortune et ma vie.

— Vous avez là, mon cher monsieur Levrault, d’excellents sentiments ; mais quels sont vos titres pour entrer au service de la république ? Voyons : avez-vous été en prison ? avez-vous conspiré ? étiez-vous lié d’amitié avec les sergents de La Rochelle ? avez-vous combattu au cloître Saint-Merry ? avez-vous juré sur un poignard la mort de tous les rois ?

M. Levrault demeura abasourdi sous cette avalanche de questions.

— Vous comprenez, poursuivit maître Jolibois, qui jouissait de son embarras, que la république, avant de vous confier le soin de ses intérêts, doit exiger de vous des garanties. Avez-vous souffert pour notre sainte cause ?

— Hélas ! répondit M. Levrault d’un ton consterné, je n’ai jamais souffert ni combattu pour la république, mais je suis résolu à la servir.

— Je sais quelle a été votre conduite depuis la chute du tyran. Vous avez recueilli chez vous un blessé, vous l’avez soigné ; c’est bien, mais ce n’est pas assez. Je n’ai pas vu votre nom sur la liste des dons patriotiques. Est-ce que par hasard, vous n’auriez pas souscrit pour les blessés de février ?

— Pas encore, balbutia M. Levrault avec confusion.

— Si vous voulez, mon cher monsieur Levrault, que je parle pour vous, il faut absolument que votre nom figure demain dans le Moniteur, qu’il figure au premier rang sur la liste des dons patriotiques et dans la souscription pour les blessés de février. Vous avez beaucoup à vous faire pardonner, ne l’oubliez pas. Vous habitez le faubourg Saint-Germain, vous êtes allié aux La Rochelandier, vous vous êtes enrichi de la sueur de vos commis. Vous sentez qu’il est temps de rendre au peuple une part de ce que vous lui avez pris.

— Je n’ai rien pris au peuple, répondit M. Levrault ; mais, pour le soulager, je ne reculerai devant aucun sacrifice.

— Écoutez, continua maître Jolibois avec un accent paternel ; M. de Rothschild a souscrit pour dix mille francs : c’est un étranger, et il n’était que baron.

— Mais, moi, je ne suis rien, reprit M. Levrault avec orgueil ; j’ai toujours méprisé les titres.

— Et votre gendre, n’était-il pas marquis ? Je vous le répète, mon cher monsieur Levrault, vous avez beaucoup à vous faire pardonner. Portez à l’Élysée votre vaisselle plate, souscrivez généreusement pour les martyrs de la liberté, et venez me voir demain ; vous pouvez compter sur moi. Le gouvernement provisoire n’a rien à me refuser. J’obtiendrai pour vous, à votre choix, un poste administratif ou diplomatique.

Le visage de M. Levrault s’épanouit.

— Mon choix est fait d’avance, mon cher Jolibois. De tout temps je me suis senti né pour la diplomatie.

— Eh bien ! répondit Jolibois, vous serez servi à souhait.

Le même jour, M. Levrault portait à l’Élysée sa vaisselle plate et donnait vingt mille francs à la caisse des blessés de février ; le lendemain, cette double offrande était inscrite au Moniteur.