Saint-Denis/II/VI

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Deuxième partie : Le Retour
VI
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« C’était un dimanche. Les cloches de la cathédrale venaient de sonner l’office divin. Mêlé à la foule qui stationne aux abords de l’église, à l’entrée et à la sortie des fidèles, je cherchais, comme tant d’autres, de jolis visages, de gracieuses tournures, pour les admirer quelques instants. L’église avait reçu presque toute la foule dévote qui la fréquentait, quand une magnifique voiture traînée par quatre chevaux blancs s’arrêta tout à coup près de moi. Un homme en descendit le premier : c’était les vice-roi, le duc de Lignarès. Il tendit la main vers l’intérieur de la voiture ; une autre main gantée, petite et longue, s’appuya sur la sienne et je vis descendre, svelte et légère…une jeune fille, un ange terrestre comme jamais je n’en ai vu. Son regard rencontra le mien, par hasard, et j’ai reçu au cœur comme le coup d’une lame glacée. Quand la jeune fille monta lentement les degrés du temple, mon regard rivé à elle, ne voyait plus qu’elle. Sa marche était comme les gracieux mouvements du cygne glissant sur une eau tranquille. Blanche comme l’oiseau poétique, toute couverte d’une gaze légère et ondulante, elle représentait cet idéal suave que rêvent les poètes aux heures d’amour et de solitude. Quelques minutes après qu’elle eut disparu, je redescendis sur la terre. Alors je vis, à quelques pas de moi, un homme d’une quarantaine d’années, robuste, très laid et mis avec la dernière recherche. Il me fixait d’un air provacateur ; je fis quelques pas vers lui ; mais après un sourire passablement sardonique, il entra dans l’église à pas comptés. Ce n’est pas là le lieu d’une explication. Aussi, en entrant après lui, avais-je un autre but que de lui parler. Je plongeai mes regards dans tous les bancs ; je m’avançai autant que me le permit la foule compacte qui se pressait de tous côtés. Je ne pus apercevoir celle que je cherchais avec tant d’ardeur. Je sortis : j’avais besoin de respirer à pleine poitrine, tant je me sentais oppressé ! Pourtant…j’avais vu dans ma vie des femmes citées pour leur beauté ; j’avais vu des jeunes filles comme il y en a tant en Espagne, belles à rendre fou ; j’avais entendu des voix délicieuses dont le timbre allait à l’âme ; j’avais vu, dans les bals du monde, ces gracieuses danses aux sons d’un orchestre féerique ; j’avais pressé de douces et blanches mains dans la valse rêveuse et respiré de suaves haleines…. Eh bien, jamais je n’avais ressenti au cœur cette étreinte à la fois brûlante et glacée. »

— Angéla écoutait St-Denis avec cette attention si poétiquement dite par Lamartine :

 
« Tu ne sais pas que mon oreille
Suspendue à ta douce voix
De l’harmonieuse merveille
S’enivre longtems sous les bois ! »


St-Denis répétant le récit qui lui avait été fait, y mettait toute l’âme qu’il avait mise en parlant de son amour à la perle du Presidio. Quand il lui dit ces derniers mots : « jamais je n’avais ressenti au cœur cette étreinte à la fois brûlante et glacée » sa voix trembla ; il pâlit légèrement et son regard se répandit, comme une fluide magnétique, dans les yeux d’Angéla.

St-Denis n’avait pas encore demandé la main de la belle fiancée de son cœur : il en était à cette heure où l’on jouit par avance d’un bonheur certain — telle était sa pensée — …

Reprenant le récit de don Valossa, il continua :

« La messe venait de finir. Je me mêlai aux groupes des curieux et attendis. Elle sortit enfin, précédant le vice-roi. Chacun suivait des yeux cette blanche et belle reine si bien faite pour porter la couronne d’amour ! J’étais jaloux de tous ces regards profanateurs. Elle sembla chercher un moment parmi lafoule. Tout en regardant à droite ou à gauche, elle avait descendu les marches de la cathédrale et s’avançait, quand tout à coup une voiture lancée au triple galop, malgré les efforts du cocher…je ne puis achever la phrase, ajouta vivement don Valossa : un nuage passa devant mes yeux…tout cela dura le tems d’un éclair…. La voiture la touchait et allait la broyer…je fis un bond de tigre…j’étais ivre de peur…tout ce que je sais, c’est que je la pris dans mes bras, que je me sauvai avec elle dans l’église, ne voyant rien devant moi que le doux et blanc fardeau qui palpitait…que je la déposai sur un banc, en lui jetant à l’oreille : « Je t’aime ! » Puis je partis comme un insensé, renversant tout obstacle. J’errai ainsi, je ne sais combien de tems. peu à peu cependant je me remis et alors je ressentis une vive douleur au côté droit. Je regardai : la place était bleue…je suppose que ce fut un choc de la voiture. Comment n’étais-je pas tombé ? je l’ignore. Je restai couché quelques jours souffrant horriblement.

Malgré cela, je fus vite guéri, tant j’avais hâte de respirer le grand air !..

« Je n’ai pas besoin de vous dire, Chevalier, vers quel point de Mexico je dirigeai mes pas…je fis plus d’une fois faction sous la fenêtre de Saphira ! Je suis bien mauvais poète ; mais j’ai une belle voix. Un soir donc…tout dormait…. Une lumière pâle éclairait cependant la chambre dont je ferais mon paradis. J’avais passé une semaine à arranger deux méchants couplets espagnols qu’un officier français a traduits ainsi dans sa langue :

 
« Quand la nuit sombre
Vient à mes vœux,
Cacher dans l’ombre
L’éclat des cieux ;
Quand tout sommeille,
Sur vous je veille,
Sans vous nommer ;
Heureux encore,
Jusqu’à l’aurore,
De vous aimer !

O jour de fête
Où, plein d’émoi,
J’ai vu sa tête
Trembler sur moi !
Ne puis-je encore,
Avant l’aurore
Hélas la voir ?..
Non ! ma pauvre âme
Qu’amour enflamme,
N’a plus d’espoir !


« Un soir donc que je chantais ces pauvres vers sous sa fenêtre, en mettant dans ma voix l’émotion de mon cœur, je vis cette fenêtre s’ouvrir doucement. Un bras dont la blancheur tranchit dans l’ombre s’avança et quelque chose de blanc tomba à mes pieds, après avoir dévié çà et là au souffle du vent !

« Oh ! chevalier…quand je tins ce billet…je me pris à devenir fou ! je ne pouvais pas le lire : la nuit était sombre. Je le portai vingt fois à mes lèvres…il exhalait un parfum qui n’a pas de nom…mes doigts tremblants glissaient sur son satin…. Je courus chez moi, à peu près dans l’état où j’étais le jour que je l’avais sauvée, elle, devant la cathédrale.

Je lus le billet ; il ne contenait que cette ligne :

« Merci ! soyez discret et prêt à tout. »

« Soyez discret et prêt à tout ! continua don Valossa. J’eus peur de ne pas comprendre assez ou de trop comprendre. Que signifiaient ces mots ? Saphira m’avait-elle donc assez vu pour mettre en moi une confiance illimitée ? Etais-je un serviteur ou…un ami ? Ce mot : merci, devait, je le pense, s’adresser au service que je lui ai rendu en l’enlevant à la mort. C’était de la reconnaissance…mais avait-elle entendu, dans la position où elle se trouvait, ce mot brûlant que je lui avait jeté à l’oreille : je t’aime ?.. Téméraire, où avais-je pris l’audace de cet aveu ? Malgré cela, pensais-je, je voudrais peut-être qu’elle l’eût entendu !

Dans cette perplexité, je résolus de retourner sous la fenêtre d’où descendait une si douce manne. Comme le premier moyen que j’avais employé m’avait réussi, je résolus de l’employer encore. Aussitôt j’appelai les muses au secours de ma pauvre imagination et, après bien des efforts et bien des ratures, j’assemblai, tant bien que mal, les vers de ce couplet que j’allai chanter le soir même sous sa fenêtre.

 
Je suis prêt ! Une voix chérie
M’a secrètement appelé ;
Faut-il mon sang ? faut-il ma vie…


« J’avais à peine achevé ces mots, qu’une réponse un peu brutale me fut adressée : je reçus un grand coup d’épée ! Heureusement — les mouvements passionnés sont quelquefois utiles — mon manteau, soulevé par mon bras gauche que j’élevais vers le ciel tandis que ma main droite s’appuyait sur mon cœur, reçut seul le coup qui m’était destiné. Je ne perdis pas une seconde. Courir, l’épée nue, aprés l’assassin qui fuyait déjà, et l’atteindre fut fait plus vite que je ne vous le dis.

— Il se mit à genoux en me demandant grâce et en jetant son arme à quelques pas. Vraiment le drôle avait deviné mon caractère…j’aurais préféré qu’il se défendit : au moins je l’aurais tué sans remords.

— Qui t’a envoyé, lui dis-je ?

Il ne répondit pas. J’appuyai la pointe de mon épée sur sa poitrine.

— Qui t’a envoyé, lui répétai-je ?

— Le comte d’Amora !

— Lève-toi et suis-moi. Tu vas marcher devant, au milieu de la rue, sans regarder ni à droite ni à gauche. A la premiére tentative de fuite, je te passe mon épée au travers du corps !

« Je conduis ainsi cet homme chez moi. Je connaissais de nom le comte d’Amora qu’il avait nommé, et je voulais savoir quel motif le poussait à me faire assassiner. je soupçonnais bien déjà quelque chose et ma curiosité n’en était que plus éveillée.

« Dès que ma porte fut fermée, le misérable se prit à trembler. J’accrochai mon épée à portée de ma main et, prudent comme l’homme qu’a instruit l’expérience, surtout à l’égard d’un bandit, je plaçai mon homme de manière à ce qu’il fut séparé de moi par une table assez large.

— Maintenant, lui dis-je, tu vas, avant que je t’interroge, déposer au milieu de cette table, le poignard que tout honnête meurtrier doit porter à sa ceinture.

« Il ne se la fit pas dire deux fois. Je pris cette arme et la mis sous clé, dans un tiroir. C’était un joli stylet court et solide, bien à la main et artistement emmanché.

— Maintenant, continuai-je, pourquoi le comte d’Amora veut-il me faire assassiner ?

— Parce qu’il est jaloux comme un tigre !

— Jaloux de qui, et à propos de quoi ?

— Il aime à la folie la nièce du vice-roi, doña Saphira. Il ne m’a rien dit de tout cela, seigneur ; mais il est peu de choses que nous ignorons, nous autres. Il aime donc cette belle personne et il vous aura vu, à la grande messe de la cathédrale, la sauver des chevaux emportés ; puis il aura appris qu’il y a quelques jours, vous avez passé une partie de la nuit sous une certaine fenêtre…et…peut-être même…aura-t-il su que…

— Que ?…

— Qu’un billet est tombé à vos pieds, de la fenêtre en question.

— Ah ! tu crois…et comment aurait-il su tout cela ?

— Qui sait ? Avec de l’argent , surtout avec de l’or, on sait bien des choses, monseigneur !

— C’est tout, n’est-ce pas ?

— Peut-être ! Il pourrait aussi savoir, par exemple, que le billet a été pressé vingt fois sur certaines lèvres…

— Enfer ! Et qui t’a appris ces détails plus ou moins vrais ?

— Quant à vrais, monseigneur, quoiqu’on fasse peu de cas de ma parole, j’en répondrai sans crainte, attendu que c’est moi qui ai vu tout cela !

— Toi ! Et quel intérêt avais-tu à m’espionner ainsi ?

— Voici, monseigneur : il faut vivre, et le mieux qu’on peut — c’est du moins mon opinion — or, je suis un pauvre diable, moins scélérat que je n’en ai l’air, et la preuve c’est que je vous ai manqué ! Je suis donc un pauvre diable qui, jusqu’ici, ai fait métier de tout voir et de tout entendre pour en tirer profit au besoin. J’ai bien sur la conscience quelques emprunts un peu forcés, mais jamais je n’ai tué personne ! Le comte qui est puissant connaît malheureusement mes antécédens peu favorables et il m’a, cette fois, forcé la main : Ou je vous tuais ou il me fesait arrêter…et vous comprenez bien, seigneur, qu’une fois arrêté, ma pauvre existence ne valait pas grand’chose ! j’ai toujours porté un poignard, par précaution ; mais ce soir, pour la première fois, j’ai pris une épée et je suis heureux de m’en être si mal servi, car vous êtes un généreux gentilhomme, monseigneur !

— Tiens, lui dis-je, entraîné à l’indulgence par sa franchise, prends cette bourse et tâche de laisser le métier que tu fais. Avec cela, tu peux quitter le pays et changer de nom…et peut-être un jour devenir honnête homme. Quant à ton poingnard, je le garde comme souvenir de M. le comte d’Amora !

« Dès que le pauvre diable fut parti, continua le chevalier de Valossa, je me mis à mon bureau et écrivis le billet suivant au comte d’Amora :


« Monsieur le Comte,

« Je ne vais jamais par quatre chemins : je vous envoie le poignard d’un bandit que vous avez envoyez pour qu’il m’assassinât. J’aurai l’honneur de me trouver au rond-point de l’avenue du faubourg que vous connaissez parfaitement bien ; je vous attendrai depuis cinq heures jusqu’à cinq heures dix minutes du matin. »


Malgré l’heure avancée de la nuit, je fis en sorte que le comte reçut ma missive immédiatement.

« Le porteur de mon billet était à peine parti, que j’entendis frapper discrètement à ma porte. J’allai ouvrir. Une jeune fille enveloppée d’un manteau brun, toute haletante d’une marche précipitée, entra en mettant un doigt sur sa bouche, comme pour m’avertir de ne pas la troubler. Elle refusa de s’asseoir et me dit : “Une personne que vous avez sauvée a encore besoin de vous…. Elle vous a entendu fuir et ne sait que penser…je lui dirai que vous êtes sain et sauf…. Prenez ce papier et conformez-vous à ce qu’il contient…je n’ai pas une minute à perdre…adieu.” Et elle partit comme un trait.

J’ouvrir précipitamment le papier qu’elle m’avait laissé entre lesmains ; il contenait ces mots :

« Demain matin, à cinq heures, quelqu’un sera près de la porte dorée du palais…il attendra dix minutes…l’avenir est large et le dévouement mène à tout ! »

Minuit sonnait quand je lus le dernier mot de ce billet.

En même tems que St-Denis prononçait ces paroles du récit de don Valossa, minuit sonna aussi à l’horloge du salon de don Pedro. Les heures s’étaient écoulées rapides pendant le récit du chevalier. Les heures, si lentes pour celui qui souffre, si courtes pour les heureux !

Afflictis lentae, celeres gaudentibus horae.”






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