Saint-Denis/II/VII

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Deuxième partie : Le Retour
VII
Le tombeau de Mahomet
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Quels rêves vinrent caresser l’esprit de nos jeunes amis, car nous nous intéressons à leur bonheur ? Combien de nouveaux aveux n’y avait-il pas dans le récit du chevalier…et comme la jeune fille dut les aimer ! Elle avait hâte, l’ardente Espagnole, de connaître la fin de ces amours qui étaient comme l’image de celles dont les douces espérances la berçaient ! Le récit s’était arrêté à deux épisodes pleins d’intérêt : Saphira sous les décombres ; Valossa attendu à la même heure pour un duel et pour un ordre de celle à qui il eût donné sa vie sur un signe ! Et ce Valossa qui raconte tout cela en prison…. Il faut ajouter à ce désir irritant de connaître qui tenait la jeune fille éveillée, ce mignon péché féminin — ce sont les hommes qui disent cela — qui a nom : curiosité. Aussi jugez si Angéla dormit !

Et St-Denis, après toutes ses fatigues, sa prison, ses dangers…comme l’oreiller de l’espoir doit être doux à son repos ! Existence des preux du moyen-âge, tantôt houleuse comme les flots sous le fouet de la tempête, tantôt molle et ondulante comme le lac d’azur où se mirent les étoiles coquettes…aujourd’hui la guerre et le bruit des clairons ; demain le doux farniente et le murmure de paroles d’amour.

Tout cela n’empêchait pas le tems de marcher comme de coutume.

St-Denis continua, ainsi, à la veillée du lendemain, le récit de son compagnon de captivité, don Luis de Valossa :

« Je venais de lire le billet apporté par la jeune fille quand minuit sonna…j’avais quelques heures devant moi pour prendre un parti.

« Que faire ? où aller ? si je manque le rendez-vous, d’honneur que j’ai moi-même provoqué, me dis-je,…c’est le désonneur ! si je ne vais pas à la porte dorée du palais, adieu mes beaux rêves, adieu mon espoir, adieu le bonheur ! “Le dévouement mène à tout !” à tout…c’était à rendre fou…et quelques heures seulement, au milieu de la nuit…. Il fallait cependant opter !

« De toute la nuit je ne pus fermer l’oeil. Au bout d’une heure environ de réflexion, je finis par trouver un moyen simple de tout consilier à peu près ; car enfin je ne pouvais pas être à cinq heures à deux endroits éloignés de plus d’un mille l’un de l’autre. Je réveillai l’unique serviteur que j’avais : c’était un homme lourd mais fidèle. Quand il se fut bien persuadé qu’il ne dormait plus, je le mis en face de moi et je lui dis :

— Christien, écoute bien ce que je vais te dire et n’en oublie pas un mot. A cinq heures juste tu te trouveras près de la porte dorée du palais du vice-roi. Si tu n’y vois personne, tu feras une espèce de faction jusqu’à mon retour. Si tu y vois un homme ayant l’air d’attendre, tu t’approcheras doucement de lui et tu lui diras :

“Vous attendez quelqu’un, n’est-ce pas” il te répondra : oui. Alors tu lui diras : “La personne que vous attendez va venir ; prenez un peu de patience : elle m’a chargé de vous dire de l’attendre. As-tu compris ?

— Parfaitement, monsieur, répondit Christien : je serai là à cinq heures ; s’il n’y a personne, j’attendrai ; s’il y a un homme, je lui dirai vos paroles.

— Très bien. Sois exact.

Là-dessus, je courus chez deux amis que j’éveillai à grand bruit. Tout fut convenu et préparé. L’heure approchait. Nous nous mîmes en route. J’avais mis le rendez-vous de mort au-dessus du rendez-vous de bonheur ! On nomme cela le point d’honneur ! Tyran plus implacable que tous les autres tyrans de la vie, qu’on appelle préjugés mais auxquels on obéit par respect humain, par lâcheté !

Nous arrivâmes, mes témoins et moi, à l’heure dite : personne n’était encore venu du côté de nos adversaires. Le tems s’écoulait. Les minutes me paraissaient des siècles. A chaque instant je jetais sur la route un regard inquiet. Tandis que je suis là, me disais-je, pour obéir à un préjugé, peut-être à un mille d’ici, ma présence serait nécessaire…que fait-elle ? que pense-t-elle ? Il y a bien, vrai Dieu ! ! à compter sur ce dévouement d’un homme qui tout à l’heure peut être tué ! Misérables que nous sommes ! nous ferons toujours passer l’orgueil avant tout ! avant le bonheur…j’étais tenté parfois de partir en disant à ceux qui m’avaient accompagné : “Allez, messieurs, je vous remercie ; j’ai un autre rendez-vous plus précieux que celui-ci : vous direz à mon adversaire que j’ai autre chose à faire qu’à m’occuper de lui ! Et, au bout du compte, que le monde en pense ce qu’il voudra…c’est un tyran qui m’obsède avec ses ridicules exigences…adieu !”

« Oui, j’étais tenté de leur jeter ces paroles et de voler, le cœur léger, l’âme pleine d’espérance, là où m’appelait le devoir autant que l’amour…. Mais non…non ! un grapin de fer avait mordu les œuvres vives de mon orgueil, et j’étais cloué là plus solidement que l’Homme-Dieu sur sa croix ! Et le tems passait, passait, ricanant à ma face, froid et impassible, et il me jetait ces mots : “Tu resteras, lâche !” Oh ! que j’ai souffert pendant ces minutes dont chaque fraction me faisait une blessure cuisante !

« Depuis longtems sans doute les dix minutes étaient passées…dix minutes ! tout le monde ne sait pas ce que c’est que dix minutes…que de bonheurs il y a dans ses six cents secondes…que de tortures aussi !

« Enfin une voiture roula de notre côté ! je respirai comme la baleine au-dessus des flots…ma poitrine opressée se dégonfla…

— Dépêchons, messieurs, je vous prie : je bous…

« Mes témoins me regardèrent avec surprise. Aucun de mes mouvements ne leur avait échappé…que pensaient-ils de moi ?

« A ce moment la voiture s’arrêta…. Un homme en descendit. On me le présenta…c’était le comte ; c’était l’homme au sourire moqueur, devant la cathédrale.

— Señor, me dit-il, toujours avec un pli sardonique stéréotypé sur les lèvres, je n’ai rien compris à votre envoi…vous avez été dupe d’un méchant conte…je ne fais pas

tuer les gens : je les tue moi-même. Votre doute injurieux m’a seul amené ici. Mais dépêchons : je suis attendu !

— Et moi aussi, monsieur, je suis attendu…finissons-en….

« Nos témoins causèrent quelques minutes et, l’épée à la main, nous nous saluâmes, le comte et moi, lui toujours avec son éternel sourire moqueur, moi palpitant d’impatience et de colère.

« Je suis assez fort sur les armes, chevalier, continua don Luis de Valossa ; mais je vis bientôt que j’avais affaire à une fine lame. Nous luttions depuis quelques instants ; aucune de mes attaques n’avait réussi ; la parade venait, froide et preque immobile, arrêter la fureur de mon épée : évidemment le comte jouait ou attendait que la fatigue m’eût dompté. Je compris son jeu et je l’imitai. Il le vit au premier coup.

— A la bonne heure, me dit-il ; nous ne tirons pas le sabre…et son éternel sourire de moquerie acheva sa pensée.

« Jamais je n’en finirai, me dis-je…tout pour tout ! Je froissai brutalement son fer et me découvris ; comme c’était une ruse, j’étais prêt. Le comte se fendit. Une demi volte à droite sauva ma poitrine : mon bras gauche fut atteint ; mais j’avais réussi : mon épée avait percé le comte de part en part et la pointe ressortait de son dos. C’était fini. Il tomba. J’enveloppai fortement mon bras gauche et, ayant à peine salué mes témoins, je me dirigeai à grands pas vers l’autre rendez-vous…peut-être passé !

« Qu’allais-je apprendre maintenant ? je tremblais…et si j’avais le bonheur de la voir, que pourrais-je lui dire :

“Je vous ai offert ma vie, à vous l’idole de mon cœur, et j’étais à la risquer avec un étranger ; j’étais trop heureux que mon dévouement pût vous servir, et j’ai manqué l’heure du dévouement.” Comme le tombeau du Prophète, deux aimants contraires m’avaient attirés, et, comme lui, j’étais tombé à terre parce que le ciel était trop haut pour moi !

« Cependant, je commençais à souffrir de ma blessure ; mais j’avançais toujours rapidement. Je n’étais plus qu’à quelques pas du palais, quand six heures sonnèrent. Chaque vibration du marteau sonore était comme chaque lettre de ma condamnation. Au dernier coup, je sentis un froid mortel se glisser dans tous mes membres. Un sombre pressentiment me saisit. Le regret, toujours tardif, m’imposa une cruelle torture. J’osais à peine regarder devant moi. Je ralentissais le pas, comme le condamné qui va au supplice et qui veut allonger les minutes qui lui restent à vivre !

« J’arrivai enfin à la porte dorée. Rien ! Mon domestique même n’était plus là. Je marchai à droite, à gauche, regardant aux fenêtres. Partout le silence. Une sorte de désespoir s’empara de moi. Je retournai à ma demeure, plein d’anxiété. Christien m’attendait. J’osai à peine l’interrogeai. Il vint à moi et me dit :

— Monsieur, je me suis acquitté de la commission que vous m’avez donnée. J’ai trouvé un homme à l’endroit indiqué, Je l’ai accosté et lui ai dit vos paroles. Il m’a regardé d’un air de mépris, puis m’a tourné le dos sans me répondre. Ensuite il a regardé à sa montre et a dit : “C’est trop tard…” et il est parti sans jeter les yeux sur moi.

« Christien aurait pu parler longtems encore : je n’entendais plus rien, je ne voyais plus rien ! Quelle était la conséquence de mon retard ? qu’aurais-je eu à faire, si j’étais venu ? tout était pour moi, doute, obscurité, regrets, crainte : j’étais frappé de paralysie morale. Je me jetai sur mon lit comme un homme qui va mourir. Ma blessure me rappela à la vie. J’envoyai chercher un médecin de mes amis qui me pansa et m’assura que ma blessure était légère et que je n’en avais que pour quelques jours.

« Cependant le bruit de la mort du comte d’Amora ne tarda pas à se répandre dans la ville. Le lendemain de grand matin, un de mes amis arriva chez moi en toute hâte et m’avertit qu’à la requête d’un parent du comte, je pouvais être sûr d’être arrêté et jeté provisoirement en prison. Je me levai précipitamment et me transportai là où la police ne pouvait guère me trouver. Cette fuite nécessaire, ce qui vive perpétuel dans lequel il me fallait vivre, me tirèrent de l’apathie qui s’était emparée de moi.

« Comme je vous l’ai dit au commencement de ce récit, j’avais choisi, vis-à-vis du palais, une place d’où je pouvais voir sans être vu. C’est de cette place que parfois j’apercevais Saphira sortant tantôt à pied, tantôt en voiture. Pendant une semaine après mon combat, je ne reçus aucune nouvelle ; je ne vis ni Saphira ni la suivante qui était venue chez moi, la nuit. Je n’osais plus aller savoir par moi-même ce qui était arrivé : d’abord il me semblait que la jeune fille dont j’avais laissé l’appel sans réponse, devait maintenant mépriser mon amour ; d’un autre côté, la moindre imprudence pouvait amener mon emprisonnement et prolonger indéfiniment la cruelle incertitude qui me torturait.

Cependant, à force de souffrir de ce doute anxieux, je me décidai à retourner, à la première nuit sombre, vers le lieu cher et fatal où était descendu mon espoir et où je l’avais ensuite perdu. Le lendemain de cette résolution, le tremblement de terre dont je vous ai parlé mit fin à mes incertitudes, et je sortis comme je vous l’ai dit précédemment, pour la sauver au prix de ma vie.






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