Saint-Yves/2/07

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Saint-Yves : Aventures d’un prisonnier français en Angleterre
Traduction par Th. de Wyzewa.
Hachette (p. 197-204).
Deuxième partie


VII

Du caractère et des progrès de M. Rowley.


Au Dragon Vert, Rowley m’attendait sur le seuil avec les bagages ; et je devinai tout de suite qu’il mourait d’impatience de me confier un secret. « Qui croyez-vous que j’aie trouvé ici, monsieur ? commença-t-il tout d’une traite dès que la chaise se remit en route. Des Poitrines Rouges ! »

Et il hochait la tête, expressivement.

« Des Poitrines Rouges ? répétai-je, ne comprenant pas trop ce qu’il voulait dire.

— Eh oui ! des gilets rouges ! des agents de Bow Street ! Il y en avait deux, et l’un des deux était Lavender lui-même, un des plus connus de la bande ! J’ai entendu l’autre lui dire, tout simplement : « Je suis prêt, monsieur Lavender ! » Ils déjeunaient pas plus loin de moi que le postillon qui est là ! Mais tout va bien : ce n’est pas nous qu’ils cherchent. Ils cherchent un homme qui a fait de faux papiers : ils me l’ont dit. Et ce que je les ai envoyés sur une fausse piste ! J’ai pensé qu’il n’y avait point de profit pour nous à les avoir sur notre route ; je leur ai donc offert « des renseignements très précieux », comme me l’a dit M. Lavender, qui a même daigné me donner six pence pour me remercier ; et les voilà partis sur le chemin de Luton ! Figurez-vous, monsieur, que l’autre, celui dont je ne sais pas le nom, m’a montré des menottes, qu’il avait toutes prêtes ! Et je vous assure que de tenir ça en main !… Mais je vous demande pardon, monsieur Anne ! » — ajouta-t-il, échangeant une fois de plus, à mon grand amusement, son abandon de gamin tout frais sorti de l’école pour l’attitude correcte et respectueuse du serviteur de grande maison.

L’allusion aux menottes n’était pas pour me mettre bien à l’aise. Et peut-être employai-je plus de rudesse que ce n’était nécessaire pour blâmer Rowley de son lapsus à propos de mon nom.

« Oui, monsieur Ramornie ! dit le pauvre garçon en portant la main à son chapeau. Je vous demande bien pardon, monsieur Ramornie ! Mais j’ai toujours fait grande attention jusqu’à présent, monsieur, et j’en ferai plus encore à l’avenir ! Ce n’était qu’une petite erreur de ma langue !

— Mon bon ami, répondis-je avec la sévérité la plus imposante, il ne doit plus y avoir de ces erreurs ! Ayez la bonté de vous rappeler que ma vie est en jeu ! »

Je ne saisis point l’occasion pour dire à Rowley combien j’avais commis, moi-même, de pareilles erreurs. J’ai pour principe qu’un officier ne doit jamais avoir tort. En Espagne, naguère, j’avais vu toute une division s’épuisant, pendant quinze jours, contre une place forte imprenable, et dont la prise, d’ailleurs, n’aurait pu nous servir de rien ; nous faisions cela parce qu’un général nous l’avait d’abord ordonné et puis ne pouvait pas se décider à retirer son ordre ; et je me souviens que nous étions tous remplis d’admiration pour la force de caractère qu’il nous montrait par là. Encore les soldats sont-ils souvent des êtres raisonnables ; tandis que la nécessité de ne pas reconnaître son tort est infiniment plus grande avec les fous et avec les enfants ; or Rowley appartenait à cette catégorie. Je me proposai donc d’être, avec lui, infaillible. Et même, lorsqu’il en vint à exprimer un peu de surprise en apprenant l’achat de la chaise lie-de-vin, je le remis à sa place le plus promptement du monde. Je lui dis que, dans notre situation, nous devions tout sacrifier aux apparences, qu’une chaise de louage nous aurait valu peut-être plus de liberté, mais, au point de vue de la dignité, se serait trouvée nous accommoder beaucoup moins. Et je lui dis cela avec tant d’assurance que, par instants, je crus que j’allais finir par m’en convaincre moi-même. Mais ce n’était que par instants, et de courts instants ! J’avais beau faire, mon déplorable équipage m’apparaissait toujours chargé de limiers de Bow Street, avec, dans le dos de la chaise, une petite affiche publiant mon nom et mes crimes. J’avais payé soixante-dix livres pour acquérir l’objet ; mais je prie le lecteur de croire que j’aurais volontiers donné sept cents livres pour m’en débarrasser !

Rowley, lui, ne s’inquiétait guère de ces graves pensées. Tout lui était indifférent pourvu qu’il s’amusât, et jamais je n’ai connu personne d’aussi facile à amuser. Il s’intéressait passionnément à la vie, au voyage, à ce qu’il découvrait de mélo-dramatique dans sa position. Du matin au soir il avait le nez à la vitre de la chaise, avec des ébullitions de curiosité satisfaite qui parfois étaient justifiées et parfois ne l’étaient pas, et que, dans l’ensemble, j’étais souvent fort ennuyé de devoir partager. Je peux, tout comme un autre, regarder un cheval ou un arbre. Mais pourquoi, au moment où j’en avais le moins envie, me voyais-je condamné à regarder un cheval boiteux, ou un arbre dont une branche avait été cassée ? De quel divertissement pouvait être pour moi la vue d’une maison qui, par hasard, avait la même couleur que « la troisième maison après l’auberge », dans un village où je n’étais jamais allé, et dont j’entendais le nom pour la première fois ? J’ai honte de me plaindre ainsi ; mais il y avait des moments où mon jeune et expansif ami me pesait lourdement. Sans compter que son bavardage ne tarissait pas. Mais jamais son bavardage ne cessait d’être bienveillant. C’était une curiosité bienveillante que me montrait Rowley quand il me questionnait, une charité bienveillante quand il me renseignait. Et à ses questions comme à ses renseignements il ne s’épargnait pas : aujourd’hui encore, je crois bien que je serais en état de raconter la biographie de M. Rowley, celle du père et de la mère de M. Rowley, celle de sa tante Élisa, et celle d’un certain cheval d’un certain meunier.

De bonne heure apparut, chez mon valet, une intention générale de se modeler sur mon exemple. Il se mit à imiter mes attitudes, mes gestes, ma façon de rire ; il s’appropria, notamment, une manière que j’avais de hausser une épaule ; et je dois ajouter que c’est en observant cette particularité chez lui que je m’aperçus, pour la première fois, qu’elle existait chez moi. L’imitation était trop innocente pour que j’eusse le cœur de m’en fâcher ; mais, tout en me touchant plutôt, au fond du cœur, il y avait des moments où elle achevait de m’agacer ; et je rudoyais le pauvre garçon, parfois bien durement.

Il se consolait alors en jouant d’un petit flageolet de deux sous, qui était une de ses distractions, et à qui j’ai dû quelques intervalles de tranquillité. La première fois qu’il tira cet instrument de sa poche, il eut la malice de me demander si j’en jouais. Je lui répondis que non ; sur quoi il rengaina l’instrument avec un soupir, en murmurant qu’il avait pensé que peut-être j’en jouais. Pendant quelque temps ensuite, je vis qu’il résistait à la tentation ; ses doigts grattaient et tapotaient sur sa poche, et son intérêt même pour le paysage semblait atténué. Et puis, tout à coup, le flageolet fut de nouveau dans ses mains.

« Moi, j’en joue un peu ! me dit-il.

— Vraiment ? » dis-je ; et je bâillai.

Enfin il n’y tint plus.

« Monsieur Ramornie, s’il vous plaît, est-ce que cela vous dérangerait beaucoup, si je jouais un petit air ? »

Et, depuis ce moment, l’aigre son du flageolet égaya notre voyage.

Rowley avait une sympathie toute particulière pour les récits de batailles, de combats singuliers, de grandes chasses, etc. Il s’exaltait à l’infini sur les exploits de Wallace, le seul héros qui lui fût vraiment familier. Souvent, quand l’idée lui venait que nous allions en Écosse, il se réjouissait à la perspective de « voir de ses yeux la patrie de Wallace ». Et c’est à ce propos que, un soir, il se prit à moraliser :

« Il y a, monsieur, quelque chose d’étrange dans ma destinée ! car enfin je suis Anglais, et je m’en glorifie. Qu’un de vos Frenchies vienne ici nous envahir, et vous me verrez à l’ouvrage ! Et cependant voilà que, le jour où j’ai fait la connaissance de William Wallace, tout de suite j’ai commencé à l’admirer comme personne que j’eusse connu auparavant. Et puis vous êtes venu, et je me suis attaché, à vous. Et cependant, tous les deux, Wallace et vous, vous étiez mes ennemis nés ! Je… vous demande pardon, monsieur Ramornie ; mais est-ce que cela vous gênerait beaucoup de vous abstenir de rien faire contre ma patrie aussi longtemps que je serai près de vous ? »

Ces paroles imprévues m’affectèrent plus que je ne saurais dire.

« Rowley, répondis-je, soyez sans crainte ! Autant je tiens à mon propre honneur, autant je me reprocherais de compromettre le vôtre. Nous ne faisons que fraterniser aux avant-postes, comme font les soldats. Mais quand le clairon sonnera, mon garçon, nous nous trouverons l’un contre l’autre, l’un pour l’Angleterre, l’autre pour la France, et veuille Dieu donner la victoire au plus digne ! »

Ainsi je parlai sur le moment ; mais, avec tous mes airs de bravoure, l’enfant m’avait blessé à l’endroit le plus sensible. Ses mots continuèrent à tinter dans mes oreilles. Toute cette soirée-là, le remords qui m’accablait ne me laissa point de répit ; et, la nuit (que nous passâmes à Lichfield, si j’ai bon souvenir), il n’y eut point pour moi de sommeil dans mon lit. J’avais éteint la chandelle et m’étais enfoncé la tête sous les draps, résolu à oublier ; mais, dès l’instant d’après, tout s’illumina autour de moi, comme dans un théâtre, et je me vis sur la scène, jouant un rôle ignoble et déshonorant. Je me rappelai la France et mon empereur, tous deux à présent penchés sous la défaite, s’exténuant à combattre un dernier combat contre des adversaires plus nombreux et plus acharnés que jamais. Et je brûlai de honte à la pensée que j’étais en Angleterre, recueillant une fortune anglaise, poursuivant une maîtresse anglaise, au lieu d’être là-bas, un mousquet dans la main, risquant une fois de plus ma vie pour défendre mon pays. Jamais encore je n’avais eu aussi profondément conscience de ma qualité de Français. C’est pour la France que tous mes pères avaient lutté et que bon nombre étaient morts ! La voix dans ma gorge, la vue dans mes yeux, les larmes qui maintenant coulaient de ces yeux, tout cela était né du sol et du sang français ! J’étais un soldat, un gentilhomme, de la race la plus fière et la plus brave de l’Europe ; et il avait été réservé au bavardage d’un béjaune de laquais, dans une chaise de poste anglaise, de réveiller en moi la conscience de mon devoir !

Quand je vis ce qui en était, je ne perdis pas mon temps en hésitations. Le vieux conflit classique de l’amour et de l’honneur se présentait devant moi avec trop de netteté pour que je n’y prisse pas nettement un parti. J’étais un Saint-Yves de Kéroual : cela me dictait mon devoir. Je résolus de me mettre en route, dès le lendemain, pour Wakefield, d’aller trouver Burchell Fenn, et de m’embarquer le plus vite possible pour courir au secours de ma patrie. Tout rempli de cette résolution, je sautai au bas de mon lit, rallumai la chandelle, et, tandis que le veilleur de nuit annonçait trois heures dans les rues sombres de Lichfield, je m’assis pour écrire une lettre d’adieu à Flora. Mais alors, sous l’effet peut-être de la fraîcheur soudaine de la nuit, ou peut-être par un réveil d’idées associées en moi au cher souvenir de Swanston Cottage, voici qu’apparurent à mes yeux, accompagnées d’un aboiement de chiens, deux hautes figures barbouillées de tabac, chacune enroulée dans un plaid, chacune armée d’un énorme gourdin. Et aussitôt je fus atterré de les avoir oubliées si longtemps et de n’avoir jamais pensé à elles que d’une façon si lointaine et si cavalière.

Sans aucun doute possible, voilà quel était mon devoir ! Avant même d’être Français, j’étais un gentilhomme, j’étais un honnête homme. Je ne pouvais pas permettre que Sim et Candlish payassent la peine de mon malheureux coup de bâton. Je m’étais tacitement engagé d’honneur à leur venir en aide ; et c’était à cela que je devais travailler avant tout. J’éprouvais un mélange de surprise et d’humiliation à songer que, ayant devant moi un devoir aussi évident, j’eusse pu aussi longtemps le négliger ou même l’oublier.

Je crois bien que tout honnête homme me comprendra si je dis que, m’étant recouché, je m’endormis après cela avec une conscience bien plus à l’aise et me réveillai le lendemain matin avec un cœur plus léger. Le danger même de l’entreprise me rassurait. Suivant toute probabilité j’aurais, pour sauver Sim et Candlish, à me présenter en personne devant une cour de justice, avec des conséquences auxquelles je n’osais pas réfléchir. Personne ne pourrait me reprocher d’avoir choisi la voie la plus douce et la plus facile !

Nous reprîmes notre voyage avec plus de hâte. Désormais nous courûmes la poste le jour et la nuit, ne nous arrêtant que le temps nécessaire pour prendre nos repas. Volontiers j’aurais loué quatre chevaux, comme mon cousin Alain, pour aller plus vite. Mais je craignais de me faire remarquer. Aussi bien attirions-nous déjà très suffisamment l’attention avec nos deux chevaux et le déplorable éléphant blanc qu’était ma chaise lie-de-vin de soixante-dix livres.

Parfois j’avais honte de regarder Rowley dans les yeux. Ce blanc-bec m’avait mis dans mon tort ; il m’avait valu une nuit d’insomnie et une humiliation, saine, mais sévère : je me sentais à la fois reconnaissant et gêné en sa société. Ce qui nous arrivait contrariait toutes mes idées sur la discipline : que l’officier eût à rougir devant le simple soldat, ou le maître devant le serviteur, n’était-ce pas le monde renversé ?

Peut-être mon désir de reprendre sur lui ma supériorité naturelle ne fut-il pas tout à fait étranger à l’empressement avec lequel je consentis à lui apprendre le français. Le fait est que, depuis Lichfield, je devins son professeur, et lui — comment dirai-je ? — le plus infatigable des élèves, mais aussi le plus malhabile. Son zèle ne s’éteignait point. Il me faisait répéter vingt fois le même mot, l’estropiait de vingt manières différentes et puis l’oubliait de nouveau avec une célérité magique. Jamais il ne se décourageait. Après chaque relai, c’était, avec un sourire : « Et maintenant, monsieur, voulez-vous que nous fassions notre français ? » Sur quoi je lui posais des questions, y joignant nombre de commentaires et d’explications ; mais jamais une réponse à peu près correcte. Les bras m’en tombaient : pour un peu, j’aurais pleuré.

Je me voyais, à cent ans, enseignant toujours, et Rowley, un élève de quatre-vingt-dix ans, toujours en peine de bredouiller les quatre premiers mots !

Et la chose était d’autant plus désastreuse, que, pour tout le reste, le misérable faisait des progrès étonnants. À chaque étape, il devenait davantage le type accompli du valet, adroit, civil, prompt, attentif, saluant comme un automate, rehaussant aux yeux de tous le prestige de M. Ramornie par la perfection souriante de son service : en un mot paraissant capable de tout au monde, sauf de la seule chose que je m’étais mis en tête d’obtenir de lui, c’est-à-dire qu’il apprît la langue française !