Saint-Yves/2/08

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Saint-Yves : Aventures d’un prisonnier français en Angleterre
Traduction par Th. de Wyzewa.
Hachette (p. 205-215).


VIII

Une aventure d’amour.


Depuis quelque temps déjà, le pays que nous traversions changeait de caractère. À mille petits signes, je reconnaissais que nous nous rapprochions de l’Écosse ; je le reconnaissais à l’élévation des collines, à la forme plus ample des arbres, au murmure des torrents qui tenaient compagnie à notre route. J’ignorais alors — mais je ne sais que trop à présent — que nous approchions, en même temps, d’un endroit célèbre pour les Anglais, Gretna Green. Sur cette même route, que Rowley et moi nous traversions dans notre chaise lie-de-vin, aux sons du flageolet et de la grammaire française, combien de couples d’amoureux se sont élancés, au son de seize sabots de cheval galopant dans la poussière ou la boue et combien de personnes irritées, parents, oncles, tuteurs, rivaux évincés, ont couru à leur poursuite, appuyant aux vitres de leur voiture un visage souvent rouge, semant leur or dans les relais de poste, et sans cesse chargeant, déchargeant et rechargeant, par manière de diversion, leurs pistolets vengeurs ! Je ne savais rien de tout cela ; mais un hasard ne devait point tarder à me l’apprendre, pour ma grande satisfaction, sur le moment, et, ensuite, pour mon grand regret.

Au tournant d’une route grimpante et vraiment fort raide, j’aperçus devant moi les ruines d’une chaise de poste émergeant du fossé, un homme et une femme causant avec animation au milieu du chemin, et les deux postillons, chacun avec sa paire de chevaux, considérant la scène et riant du haut de leurs selles.

« Ah ! par exemple, voilà de la casse ! » s’écria Rowley, en rengainant vivement son flageolet au beau milieu d’une romance.

En effet, il y avait là de la « casse », et plus encore peut-être au point de vue moral que matériel : car, clair comme le jour, le couple fugitif était en train de se quereller.

J’ai dit que ce couple était formé d’un homme et d’une femme : j’aurais dû dire, plutôt, d’un homme et d’une enfant. Elle n’avait sûrement pas plus de dix-sept ans, jolie comme un ange, tout juste assez potelée pour damner un saint, et toute vêtue de nuances diverses de bleu, depuis ses bas jusqu’à son insolent petit bonnet, avec une sorte d’harmonie musicale dont la note dominante parvint jusqu’à moi, tout à coup, sous la forme d’un regard éploré de ses grands yeux bleus. Tout de suite, en recevant ce regard, je compris tout. D’un pensionnat de province, d’un tableau noir, d’un piano et des Sonatines de Clementi, l’enfant s’était brusquement précipitée dans la vie en compagnie d’un jeune commis de boutique, pressant et mal élevé ; et déjà elle en était non seulement à regretter sa folie, mais à en exprimer son regret de la façon la plus manifeste.

Lorsque je m’arrêtai et descendis de ma chaise, les deux personnages se turent, avec la mine toute particulière d’un couple brusquement interrompu au milieu d’une scène. Je me découvris devant la jeune femme et mis mes services à sa disposition.

Ce fut l’homme qui répondit.

« Il n’y a pas d’avantage pour nous à vous conter des histoires, monsieur ! Cette dame et moi nous nous sommes sauvés, pour aller nous marier à Gretna, monsieur ; et son père est à nos trousses ; et voilà que ces idiots nous ont jetés dans le fossé et ont brisé notre voiture !

— C’est désolant ! répondis-je.

— Désolant ? c’est-à-dire que c’est à en perdre la tête ! s’écria-t-il, avec un regard de terreur mortelle vers le bas de la route.

— Le père, sans doute, doit être fâché ? poursuivis-je poliment.

— Ah ! je vous crois ! fit le butor. Bref, comme vous le voyez, il faut que nous sortions de là ! Et je vais vous dire, ça peut vous sembler raide, mais la nécessité n’a pas de loi. Si vous vouliez nous prêter votre chaise jusqu’au prochain relai de poste, eh bien ! monsieur, ça ferait tout à fait notre affaire !

— J’avoue que cela me paraît un peu raide, répondis-je ; mais, en outre, cela me paraît inutile. Je crois que la chose pourrait être arrangée autrement, d’une façon plus satisfaisante encore. Vous savez monter à cheval, sans doute ? »

Ma question sembla rouvrir une porte sur le sujet même de leur querelle, et le personnage se montra devant moi avec ses vraies couleurs.

« Hé ! c’est justement ce que je lui disais, fit-il, en désignant sa compagne. Par tous les diables, je voulais qu’elle montât à cheval ! Et puisque monsieur est du même avis, eh bien ! tant pis, vous monterez quand même ! »

Ce que disant, il voulut l’empoigner par le bras ; elle se dégagea avec horreur.

Je crus devoir m’interposer.

« Non, monsieur, dis-je, cette dame ne montera pas à cheval ! »

Furieux, il se retourna vers moi.

« Et qui êtes-vous pour vous mêler de nos affaires ? mugit-il.

— Il ne s’agit pas de savoir qui je suis, répondis-je. Le fait est que je puis vous venir en aide, ce que personne autre ne peut. Et voici comment : j’ai l’intention de le faire : je vais offrir à madame un siège près de moi dans ma chaise, et vous permettrez à mon valet de monter sur l’un de vos chevaux ! »

Je crus qu’il allait me sauter à la gorge.

« Oh ! vous avez toujours l’alternative d’attendre ici l’arrivée du papa ! » ajoutai-je.

Cette perspective le remit à la raison. Après un nouveau regard d’épouvante sur la route, il capitula.

« Cette dame et moi, nous vous sommes bien obligés ! » dit-il avec mauvaise grâce.

J’offris ma main à la jeune femme : elle sauta dans la chaise comme un oiseau. Rowley, grommelant tout haut, referma la portière sur nous ; les deux impudents postillons recommencèrent à rire en nous suivant ; et mon propre postillon fouetta ses chevaux de toutes ses forces. Évidemment tout le monde supposait que, par un acte d’énergie des plus audacieux, je venais de ravir la fiancée à son ravisseur.

Après quelques minutes, je jetai un regard sur la petite dame. Elle était dans un état de déconfiture pitoyable.

« Madame !… » commençai-je.

Et elle, au même instant, retrouvant sa voix :

« Oh ! qu’est-ce que vous devez penser de moi ?

— Madame, dis-je, que peut penser un gentleman quand il voit la jeunesse, la beauté et l’innocence, plongées dans le malheur ? Mais, au reste, je vais vous apprendre quelque chose à mon propre sujet, qui vous rassurera tout de suite là-dessus. Sachez que je suis moi-même amoureux ! Il y a au monde une jeune femme que j’admire, que j’adore, que je vénère. Elle est aussi bonne qu’elle est belle. Si elle était ici, elle vous prendrait dans ses bras. Imaginez que c’est elle qui m’a envoyé en me disant : « Allez, soyez son chevalier ! »

— Oh ! je sais qu’elle doit être parfaite, je sais qu’elle doit être digne de vous ! s’écria la petite dame. Ce n’est pas elle qui aurait jamais oublié le décorum féminin, ni commis le terrible erratum que j’ai commis ! »

Sur quoi le ton de sa voix monta, et elle fondit en larmes.

Ceci ne faisait pas du tout mon compte. En vain je la suppliai de se calmer assez pour m’offrir un récit simple et suivi de ses mésaventures ; elle continuait à répandre le plus extraordinaire mélange de pédantisme de pensionnat et d’incohérence féminine.

« Je suis sûre que c’est un accès de folie qui m’a aveuglée ! gémissait-elle. Et puis, tout à coup, le rideau s’est levé ! Oh ! quel affreux moment ! Mais vous, j’ai su tout de suite quel homme vous étiez : vous n’ayez eu qu’à sortir de votre chaise, et je l’ai su ! Oh ! elle doit être bien heureuse, la dame que vous aimez ! Et moi je ne crains rien avec vous ! Une confiance parfaite !

— Madame, dis-je, un gentleman…

— C’est cela que je veux dire, un gentleman ! s’écria-t-elle. Et lui, lui, voilà ce qu’il n’est pas ! Oh comment oserai-je affronter papa ? »

Puis, me découvrant son visage taché de larmes, et levant ses bras d’un geste tragique :

« Et puis me voilà tout à fait déshonorée devant toutes les demoiselles du pensionnat, mes compagnes ! ajouta-t-elle.

— Oh, vous vous exagérez votre malheur, ma chère miss… Excusez-moi si je suis trop familier : je n’ai pas entendu votre nom

— Mon nom est Dorothée Greensleeves, monsieur, pourquoi vous le cacherais-je ? Il n’y avait point, dans tout notre comté, une jeune fille plus désireuse que moi d’être bien jugée. Et quelle chute j’ai faite ! Plus d’espoir ! Oh ! monsieur… »

Elle s’arrêta et me demanda mon nom.

Je n’écris pas ici mon éloge pour une académie ; je veux bien admettre que c’était d’une imbécillité impardonnable, mais je dis mon nom, mon vrai nom, à la demoiselle. Si vous aviez été à ma place, monsieur mon lecteur, et si vous l’aviez vue, délicieusement petite et gentille, et si vous l’aviez entendue parlant comme un livre, avec tant de correction grammaticale à la fois et d’innocent désespoir, vous lui auriez, vous aussi, probablement, dit votre nom ! Elle le répéta après moi.

« Je prierai pour vous, toute ma vie ! dit-elle. Chaque nuit, avant de m’endormir, la dernière chose que je ferai sera de me rappeler votre nom ! »

Enfin je réussis à obtenir d’elle son histoire, qui était bien ce que j’avais présumé : l’histoire d’un pensionnat, d’un jardin entouré de murs, d’un noyer dont les branches donnaient sur la campagne voisine, d’un grossier commis œillant à l’église, puis échangeant des fleurs et des vœux par-dessus le mur, d’une camarade de pension prise pour confidente, d’une chaise de poste avec quatre chevaux et, aussitôt, du plus parfait désenchantement dans le cœur de la petite personne.

« Et rien à faire ! gémit-elle en matière de conclusion. Mon erreur est irréparable. Oh ! monsieur de Saint-Yves ! Qui aurait pensé que je pusse devenir une créature aussi aveugle et aussi perverse ? »

J’aurais dû dire déjà que nous avions été vite rejoints par les deux postillons, par Rowley et par M. Bellamy, — c’était le nom du séducteur, — montés sur les quatre chevaux de la chaise brisée ; et ces quatre cavaliers formaient, autour de nous, comme une escorte d’honneur. Par instants, Bellamy se penchait à la fenêtre, pour nous offrir un peu de sa conversation. Mais il était si mal reçu que, vraiment, j’étais tenté de le plaindre, me rappelant de quelle hauteur il était tombé, et comment, le matin même de ce jour, la jeune fille s’était jetée dans ses bras, toute rougeurs et tendresses. Hélas ! le pauvre Bellamy était maintenant l’objet légitime de ma commisération et des risées de ses propres postillons !

« Miss Dorothée, dis-je, voulez-vous être délivrée de cet homme ?

— Oh ! si c’était possible ! s’écria-t-elle. Mais pas par la violence, n’est-ce pas ?

— Nullement, certes ! répondis-je. C’est la chose la plus simple du monde ! Nous sommes dans un pays civilisé : cet homme est un malfaiteur…

— Croyez-vous vraiment qu’on puisse aller jusque-là ? murmura-t-elle. Non, malgré toutes ses fautes… un « malfaiteur » serait un peu trop dire !

— Quoi qu’il en soit, il est dans son tort, au point de vue légal du moins ! » répondis-je.

Sur quoi, nos quatre cavaliers se trouvant par hasard assez en avance de nous, j’appelai mon postillon et lui demandai où demeurait le magistrat le plus voisin. Il me nomma un certain archi-doyen qui demeurait un peu sur le côté de la route, à un mille ou deux. Je lui montrai l’image du roi sur une pièce d’argent.

« Conduisez-nous chez ce doyen, et au galop ! lui criai-je.

— Parfait, monsieur ! Attention ! Gare là ! » s’écria le postillon.

Une minute après, la chaise avait tourné, et nous galopions vers le sud.

Les cavaliers n’avaient pas tardé à remarquer et à imiter la manœuvre ; ils accoururent vers nous avec toute sorte de cris confus, de telle manière que la fine et délicate image d’un convoi d’honneur, que nous présentions il y avait à peine un moment, se trouvait tout à coup transformée en l’image effarée et bruyante d’une chasse au renard. Les deux postillons et mon coquin de valet, naturellement, ne prenaient part à la comédie qu’en figurants désintéressés ; mais tout autre était le cas de Bellamy. Quand il s’approcha de nous, je vis que son visage était livide et qu’il avait à la main un pistolet.

« Par pitié, ne le laissez pas me tuer ! criait ma compagne.

— Ne craignez rien ! » répondis-je.

Elle était affolée de terreur. Ses mains se cramponnaient à moi avec un geste d’enfant épouvantée. Tout à coup la chaise fit un saut, qui nous renversa tous deux sur notre siège. Et, juste au même instant, la tête de Bellamy se montra à la fenêtre, du côté où s’était trouvée la jeune femme avant ce petit accident.

Que l’on imagine notre situation ! Ma compagne et moi à demi tombés sur le siège, la voiture filant à un galop enragé, avec les secousses les plus folles ; et, au milieu de tout cela, Bellamy passant à la fois sa tête, son bras et son pistolet ! Il ne put les y laisser que pour une brève seconde, car son cheval courait plus vite encore que la chaise. Mais avant de se retirer, il laissa derrière lui la décharge de son pistolet. S’il l’a fait à dessein ou involontairement, je ne l’ai jamais su, ni peut-être lui non plus. Sans doute il aura simplement voulu nous menacer, dans l’espoir d’arrêter notre fuite. Mais le fait est que, simultanément, se produisirent le coup de feu et un cri terrifié de la jeune fille : après quoi le galant, sûr de l’avoir atteinte, se précipita en avant, tourna au premier coin, sauta par-dessus une haie et disparut dans la campagne.

Rowley s’apprêtait à le suivre ; mais je le retins, en songeant que c’était chose fort heureuse pour nous d’être débarrassés de M. Bellamy sans autres frais qu’une éraflure à mon poignet et un trou de balle dans un des panneaux de ma chaise. En conséquence, d’un pas plus modéré à présent, nous poursuivîmes notre route vers la maison de l’archi-doyen. La reconnaissance et l’admiration de la demoiselle avaient été portées à leur comble par cette scène dramatique et par ce qu’elle se plaisait à appeler « ma blessure ». Elle tint à la panser elle-même avec son mouchoir, qu’elle daigna même arroser de ses larmes. Je me serais volontiers épargné ce ridicule, et volontiers j’aurais plutôt recommandé à ses soins le revers de mon habit, que la balle avait troué en même temps que le panneau de la chaise ; mais j’eus peur de tout gâter par une réaction trop vive. D’avoir été délivré par un héros, d’avoir vu ce héros blessé pour elle et d’avoir pansé la blessure avec son mouchoir (que cette blessure ne parvenait pas même à tacher de sang), tout cela contribuait merveilleusement à lui faire reprendre ses esprits ; et je croyais déjà l’entendre raconter l’aventure aux autres demoiselles du pensionnat, dans le plus pur style des ténébreux romans de Mme Radcliffe.

Bientôt la résidence du doyen fut en vue. Une chaise et quatre chevaux tout fumants se tenaient devant le perron ; et, lorsque nous approchâmes, nous vîmes sortir de la maison un ecclésiastique de haute taille, flanqué d’un petit homme rouge à grosse tête, qui paraissait très animé et brandissait dans sa main un rouleau de papier. Et voilà que, en apercevant ce petit homme, miss Dorothée se jeta à ses genoux avec les exclamations les plus touchantes, l’appelant « papa », lui jurant qu’elle était entièrement guérie, implorant son pardon ! Et je vis bientôt qu’elle n’avait pas à craindre un excès de sévérité de la part de M. Greensleeves, qui se montra extrêmement tendre, indulgent, avide de caresses et prodigue de larmes.

Pour me donner une contenance, je m’occupais à régler le compte des deux postillons de Bellamy. Je ne leur devais rien ; mais ma situation particulière me faisait désirer de les prévenir favorablement à mon endroit. Je ne doutais pas, en effet, que l’aventure ne devînt célèbre dans toutes les cuisines d’auberges, à trente milles à la ronde, et au moins pendant les six mois à venir. Je voulus donc payer ces postillons d’une façon la moins voyante possible : c’est-à-dire assez pour que personne ne pût grogner et, cependant, pas assez pour leur donner la tentation de se vanter. Ma décision fut prise vite, peut-être trop vite. L’un des postillons cracha sur sa botte, pour me souhaiter bonne chance ; l’autre, dégageant tout à coup un élan imprévu de piété, pria Dieu de me bénir.

J’avais hâte de me remettre en route. Après avoir dit à mon postillon et à Rowley de se tenir prêts, je gravis les marches et, le chapeau à la main, je me présentai devant M. Greensleeves et l’archi-doyen.

« Excusez-moi, dis-je, d’interrompre cette charmante scène d’effusion familiale ! »

À ces mots la tempête éclata.

« Vous excuser ! vous excuser, monsieur ! s’écria le père. En vérité, ce n’est pas de cela qu’il s’agit, monsieur Saint-Yves ! Si j’ai retrouvé ma chérie, je sais à qui je le dois ! Une poignée de mains, s’il vous plaît, monsieur ! Vous êtes un Français, c’est possible, mais en tout cas vous êtes de la bonne espèce, par Dieu ! Et, par Dieu, monsieur, je vous autorise à me demander tout ce que vous voudrez, jusqu’à la main de Dolly, par Dieu ! »

Il criait tout cela d’une voix étonnamment puissante de la part d’un aussi petit homme. Chacune de ses paroles fut donc nettement entendue des serviteurs de la maison, aussi bien que de Rowley et des trois postillons debout dans la cour. Les sentiments exprimés dans le discours étaient populaires ; je ne sais quel âne proposa trois hourras, qui furent aussitôt proférés en mon honneur. D’entendre mon nom de famille retentir, parmi des acclamations, sur les collines du Westmoreland, c’était, à coup sûr, chose flatteuse ; mais c’était aussi chose assez peu de circonstance à un moment où (comme j’en avais la conviction) des affiches de police couraient à ma poursuite avec une vitesse de cent milles par jour.

Et ce n’était pas tout. L’archi-doyen tint à me présenter ses compliments et puis à me faire goûter de son sherry des Indes. J’eus à me laisser conduire dans une vaste bibliothèque, où je fus présenté à la femme de l’éminent dignitaire. Et, pendant que nous buvions le sherry, à la bibliothèque, de l’ale était distribuée aux figurants dans la cour. Il y eut encore des toasts, des poignées de mains. Miss Dorothée (sur l’ordre de son père) me donna un baiser d’adieu, et toute la société me reconduisit jusqu’à la grand’porte, où elle se tint jusqu’à ce que notre voiture eût disparu de l’horizon, agitant des chapeaux et des mouchoirs et criant des adieux à tous les échos des montagnes.

Et les échos des montagnes, pendant ce temps, me murmuraient à l’oreille : « Imbécile, te voilà bien loti ! »

« On dirait qu’ils ont eu connaissance de votre nom, monsieur Anne ! dit Rowley. Ça n’a pas été par ma faute, cette fois !

— C’est un de ces accidents qu’on ne peut pas prévoir, répondis-je, affectant une sécurité que j’étais loin d’éprouver. Quelqu’un m’a reconnu !

— Et qui est-ce qui vous a reconnu, monsieur Anne ? demanda le coquin.

— Laissez-moi donc tranquille avec vos questions ! Qu’est-ce que cela peut bien vous faire ? répliquai-je.

— Mais, à présent, comment allons-nous nous arranger avec celui-ci ? poursuivit Rowley en me désignant le postillon. Il vous a pris ce matin en qualité de M. Ramornie, et voilà qu’il vous retrouve sous la forme de M. Saint-Yves ! Que va-t-il penser de tout cela, mais surtout que va-t-il en faire ? voilà ce qui m’inquiète, monsieur !

— Corbleu ! Voulez-vous me laisser tranquille ? m’écriai-je. J’ai à réfléchir.

— Je vous demande bien pardon, monsieur Anne ! » dit Rowley. Et un moment après : « Ne voudriez-vous pas faire un peu de français, monsieur Anne ?

— Certainement non ! répondis-je. Jouez donc plutôt de votre flageolet ! »

Ce qu’il fit, mais avec des rythmes qui me parurent pleins d’ironie.

J’ôtai mon habit et me mis à le recoudre, à la manière du soldat, avec du gros fil et une grosse aiguille. À mesure que je cousais, je commençais à voir clair dans ma situation. Tout de suite, à n’importe quel prix, j’avais à me débarrasser de la chaise lie-de-vin. Je la vendrais au premier relai ! Et puis Rowley et moi continuerions notre route sur nos quatre pieds jusqu’à quelque autre endroit assez éloigné, où nous prendrions la diligence d’Édimbourg, sous d’autres faux noms. Tant de tracas, de soucis et de fatigues, un tel supplément de risques et de dépenses, et de perte de temps, et tout cela pour un mot de trop dit à une petite dame en bleu !