Saint-Yves/3/04

La bibliothèque libre.
Saint-Yves : Aventures d’un prisonnier français en Angleterre
Traduction par Th. de Wyzewa.
Hachette (p. 252-265).


IV

La soirée de l’avoué.


Vers huit heures et demie, le lendemain matin, je sonnais à la porte de l’étude de M. Robbie, dans Castle Street. Je trouvai l’avoué assis à son bureau, dans une chambre toute garnie de casiers verts. Il m’accueillit comme un vieil ami.

« Arrivez, monsieur, arrivez vite ! me dit-il. Voici le dentiste qui vous attend, et je crois pouvoir vous promettre que l’extraction se fera avec le moins de douleur possible !

— C’est de quoi je ne suis pas aussi certain que vous, monsieur Robbie ! répondis-je, en lui serrant la main. Mais en tout cas je ne vous ferai pas perdre trop de temps ! »

J’eus donc à faire ma confession. J’avouai que j’avais quitté l’Écosse en compagnie de deux conducteurs de bestiaux, que j’avais usé d’un faux nom, que j’avais assommé une créature humaine dans une rixe sur la lande, et que j’avais souffert que deux hommes absolument innocents restassent quelque temps en prison, sous une inculpation dont j’aurais pu tout de suite les décharger. Je racontai tout cela d’une seule traite, rapidement, pour en avoir vite fini avec le pire de l’affaire ; et M. Robbie écouta tout cela avec gravité, mais sans faire voir la moindre apparence de surprise.

« Et maintenant, monsieur, poursuivis-je, je suis bien résolu à payer pour cette malheureuse aventure : mais je serais extrêmement heureux si je pouvais le faire sans apparaître en personne, et même sans avoir à mentionner mon véritable nom. Ma famille serait très mécontente si elle avait vent de la chose. Si mon acte a eu pour Faa des conséquences fatales, et si des poursuites sont en cours contre Todd et Candlish, j’ai la ferme intention d’empêcher dès maintenant qu’ils soient punis à ma place ; et donc, je vous autorise à me dénoncer si vous le jugez bon. Mais, au cas où vous estimeriez possible de les tirer de peine sans que j’eusse à intervenir, je vous serais infiniment reconnaissant du précieux service que ce serait pour moi.

— Voilà qui est parfaitement dit ! répondit M. Robbie. En vérité, une affaire comme celle-là ne rentre guère dans mes occupations habituelles, comme sans doute notre ami commun M. Romaine vous l’aura fait entendre. Je ne me mêle que très rarement de causes touchant, de près ou de loin, au criminel. Mais, pour un jeune gentleman tel que vous, je puis me départir un peu de mes habitudes. Je vais aller, de ce pas, commencer une enquête dans les bureaux du procureur royal.

— Attendez un moment, monsieur ! m’écriai-je. Vous oubliez le chapitre des dépenses. Permettez-moi, par manière de provision, de déposer entre vos mains mille livres sterling !

— Mon cher monsieur, vous aurez la bonté d’attendre que je vous donne ma note répliqua sévèrement M. Robbie. Ce n’est pas de cette manière-là que nous avons coutume de procéder, en Écosse !

— Et cependant, M. Robbie, repris-je, je dois vous demander la permission d’insister. Je n’ai pas seulement en vue les frais du procès mais je songe surtout à ces deux braves gens, Todd et Candlish. Tous deux sont d’excellentes créatures. Ils ont été soumis, par ma faute, à un long emprisonnement ; et je vous prie, monsieur, de ne pas épargner l’argent pour les indemniser.

— Je vous comprends à présent, monsieur Ducie ! dit l’avoué. Mais plus tôt je commencerai mon enquête, mieux cela vaudra pour vos amis et pour vous. Mon clerc va vous conduire dans la salle d’attente, et vous donnera le Caledonian Mercury de ce matin, pour vous divertir jusqu’à mon retour. »

L’absence de M. Robbie dura au moins trois heures. Enfin, je le vis descendre d’une voiture de louage, devant la porte ; et presque aussitôt après je fus de nouveau introduit dans son cabinet, où la solennité de ses manières me porta à augurer les pires catastrophes. Et en effet, pendant un bon quart d’heure, l’avoué eut la cruauté de me faire tout un sermon sur l’incroyable irréflexion — « pour ne pas dire l’immoralité » — de ma conduite. Ce ne fut qu’après ce quart d’heure qu’il conclut par où il aurait bien dû commencer, en me disant : « J’ai cru de mon devoir de vous exprimer mon opinion personnelle à ce sujet, monsieur, puisque, aussi bien, vous allez pouvoir vous tirer d’affaire en l’espèce sans être inquiété ! Il m’apprit ensuite que ma victime, Faa, avait depuis longtemps quitté l’hôpital ; les coups qu’il avait reçus s’étaient trouvés n’avoir aucune gravité. « Quant à ces deux hommes, Todd et Candlish, poursuivit l’avoué, ils auraient, eux aussi, été relâchés depuis longtemps, sans leur extraordinaire loyauté à votre endroit, mon cher M. Ducie, ou encore M. Ivey, comme je crois que je devrais à présent vous nommer. Jamais ni l’un ni l’autre des vieux coquins n’a risqué un seul mot qui révélât, d’une manière quelconque, l’existence d’une troisième personne impliquée dans l’aventure : de telle sorte que, dans leurs confrontations avec Faa, ils ont fait des réponses si embarrassées et parfois si contradictoires, que le procureur n’a pu se résigner à les mettre en liberté, s’imaginant qu’il y avait sous tout cela quelque chose de caché. Mais, Dieu merci, je n’ai pas eu de peine à le convaincre du contraire ! Je n’ai eu qu’à railler ses soupçons pour les dissiper. Et c’est ainsi que, à ma grande satisfaction, j’ai pu voir de mes propres yeux la mise en liberté de vos deux amis, qui eux-mêmes ont paru ravis de pouvoir reprendre librement le chemin de leur village.

— Oh ! monsieur, m’écriai-je, vous auriez dû me les amener ici !

— Je n’avais point d’instruction dans ce sens, monsieur, répondit l’avoué. Comment pouvais-je savoir que vous désiriez renouer une connaissance qui venait de finir aussi heureusement ? Et puis, pour être franc avec vous, si même vous m’aviez exprimé ce désir, je me serais refusé à en tenir compte. Laissez Todd et Candlish s’en aller en paix ! Ils sont payés et contents, avec la plus haute opinion possible de M. Ivey. Lorsque je leur ai remis à chacun cinquante livres — ce qui était plus que suffisant, monsieur, quoi que vous puissiez en penser ! — le sieur Todd, qui possède la seule langue du couple, s’est écrié avec un fort coup de son gourdin sur le sol : « Eh bien ! n’avais-je pas toujours dit qu’il était un gentleman ? » Non, non, M. Ducie ! Ce Todd et ce Candlish sont désormais sortis de votre vie, et c’est un bon débarras pour vous. Croyez-moi, finissez-en avec toutes vos excentricités, cessez de fréquenter les conducteurs de bestiaux aussi bien que les usuriers, et jouissez plutôt des plaisirs naturels auxquels vous destinent votre âge, votre fortune, votre intelligence et (si vous me permettez de vous dire cela) votre apparence extérieure ! Le premier de ces plaisirs, si vous le voulez bien, conclut-il en tirant sa montre, sera de passer dans ma salle à manger pour y partager le modeste déjeuner d’un vieux célibataire ! »

Tout le temps du repas, qui d’ailleurs était fort bon, M. Robbie continua à me raisonner sur le même sujet.

« Vous êtes, sans aucun doute, ce qu’on appelle un homme de danse ? dit-il ! Eh bien ! jeudi soir, il y aura dans notre ville un grand bal par invitations. J’exige que vous y veniez et que vous m’autorisiez en outre à vous faire les honneurs de la société. Et comme vous ne connaissez encore personne ici, ce qui vous expose à manquer de partenaires, peut-être ne refuserez-vous pas d’affronter, ce soir même, l’ennui d’un petit thé intime chez un vieux garçon. Je réunis chez moi, après le dîner, mes nièces et mes neveux, voire mes petits-neveux et mes petites-nièces, ainsi que quelques clients avec leurs enfants. Je pourrai vous montrer, tout de suite, une ou deux jeunes personnes qui méritent d’être vues, et que vous retrouverez avec plaisir au bal de jeudi. Je vous présenterai notamment mon amie préférée, miss Flora Gilchrist, qui est une vraie perle… Mais je ne vais pas essayer de vous la décrire ; mieux vaut que vous vous rendiez compte par vous-même de ce qu’elle est ! »

La soirée de M. Robbie n’était en effet qu’une petite réunion « intime » : non pas à cause du petit nombre des invités, car, au contraire, les deux salles en étaient toutes remplies, mais parce que l’on ne s’était pas mis en grands frais pour les divertir. Dans l’une des deux pièces, on avait simplement disposé quelques tables, où les personnes mûres étaient solennellement occupées à jouer au whist ; dans la seconde, un peu plus grande, une trentaine de jeunes gens des deux sexes s’entretenaient languissamment, les dames assises sur des chaises, et attendant qu’on leur fît la cour, les hommes debout, dans des attitudes diverses de galanterie ou d’indifférence. On ne dansait pas, on ne jouait à aucun jeu de société ; l’unique ressource était la conversation, sauf pour celle-ci à être modifiée ou stimulée par un certain nombre de Keepsakes qui se trouvaient épars sur les deux tables, et dont quelques jeunes beaux, de temps à autre, montraient les illustrations aux dames. M. Robbie lui-même avait son siège ordinaire dans la salle des cartes ; parfois seulement, entre deux parties, il faisait une rapide incursion au milieu de la jeunesse, se roulant jovialement d’une jeune fille à l’autre comme une image parfaite de l’oncle universel.

Ce digne homme avait, par hasard, rencontré Flora dans l’après-midi. « Venez sans faute, miss Flora, lui avait-il dit, et venez de bonne heure, car j’ai un véritable phénix à vous présenter, un certain M. Ducie, un nouveau client à moi, dont j’avoue que, tout de suite, je suis devenu amoureux ! » Et comme j’avais prévenu Flora, la veille, du nouveau nom que j’allais prendre, elle avait aussitôt compris que je m’étais arrangé de façon à la rejoindre chez M. Robbie. Aussi y était-elle venue elle même dans un état passionnément mélangé d’attente joyeuse et d’inquiétude.

Dès son arrivée, Flora s’était choisi une place tout proche de la porte, où je la trouvai installée, avec un cercle de vagues jeunes gens autour d’elle. Et, quand elle me vit entrer, elle se leva pour venir au-devant de moi de la façon la plus naturelle du monde, après avoir soigneusement préparé la phrase dont elle m’accueillerait.

« Comment allez-vous, M. Ducie ? dit-elle. Il y a un siècle que je ne vous ai vu !

— Oui, et j’ai bien des choses à vous dire, miss Gilchrist ! répondis-je. Me permettrez-vous de m’asseoir près de vous ? »

Car l’artificieuse fille, en s’asseyant près de la porte, et en tirant un sage parti de son châle, avait réussi à garder une chaise vide à côté de sa chaise.

Elle ôta son châle de la chaise et me fit asseoir, toujours avec un naturel parfait : sur quoi les jeunes gens eurent la discrétion de nous laisser seuls. Mais à peine fus-je assis qu’elle me murmura derrière son éventail :

« Est-ce que vous êtes fou ?

— Fou d’amour, en tout cas ! répondis-je.

— Vous ne pouvez pas vous figurer ce que vous me faites souffrir ! dit-elle. Qu’allez-vous dire à Ronald, au major Chevenix, à ma tante ?

— Votre tante ? m’écriai-je avec un sursaut. Dieu puissant ! Est-elle ici ?

— Elle est dans la pièce voisine, en train de jouer au whist ! dit Flora.

— Et elle y restera probablement toute la soirée ? suggérai-je.

— Oui, dit-elle, cela se peut. Telle est en effet son habitude.

— Eh bien ! réponde-je, j’aurai à éviter la salle de jeu, où, d’ailleurs, je n’avais point l’intention d’entrer. Je ne suis pas venu ici pour jouer aux cartes, mais pour contempler une certaine jeune dame, pour repaître mon cœur de sa vue, et puis aussi pour lui communiquer quelques bonnes nouvelles.

— Mais il y a encore Ronald, et le major, insista-t-elle. Ceux-là ne sont point des joueurs de cartes ! Ronald va et vient d’une pièce à l’autre. Et quant à M. Chevenix…

— Il reste toujours assis auprès de miss Flora ? interrompis-je. Et ils causent ensemble du pauvre Saint-Yves ? Oui, j’ai bien deviné cela, ma chère bien-aimée, et M. Ducie est venu y mettre bon ordre ; mais par grâce, ne vous inquiétez pas ! Je ne crains personne que votre tante !

— Et pourquoi cela ?

— Parce que votre tante est une dame, et une dame des plus remarquables, et, comme toutes les dames remarquables, une dame très vive ! répondis-je. Avec les personnes de ce genre, on ne peut jamais compter sur rien, à moins qu’on puisse d’abord les tenir dans un coin, et causer raisonnablement en tête-à-tête avec elles. Si elle m’apercevait ici, votre tante serait parfaitement capable de faire un scandale, sans la moindre considération pour le danger que je cours, ni pour les sentiments de notre hôte.

— Et Ronald est dans le même cas ! dit-elle. Le croyez-vous donc incapable de faire un scandale ? Il faut que vous le connaissiez bien peu !

— J’ai au contraire la prétention de le connaître fort bien ! répondis-je. Je dois seulement manœuvrer de manière à aborder Ronald moi-même le premier, au lieu qu’il m’aborde !

— En ce cas, par pitié, allez vite l’aborder ! supplia Flora. Il est là, tenez, le voyez-vous, au fond de la salle, en train de parler à cette jeune fille en rose !

— Et vous voulez que je perde ma place ici, avant même de vous avoir dit mes bonnes nouvelles ? m’écriai-je. Mais, au fait, que sont toutes les bonnes nouvelles du monde, en comparaison de celle qui me tient au cœur et que j’attends que vous me répétiez ? Il n’y a qu’une seule chose au monde que je me soucie d’entendre ; laissez-moi l’entendre encore avant de vous quitter !

— Oh ! mon cher Anne, soupira-t-elle, si je ne vous aimais pas, serais-je aussi malheureuse que je le suis ? »

À peine m’eut-elle dit cela que je me sentis pénétré de honte et de remords. « Que Dieu me pardonne, ma chérie ! » me hâtai-je de répondre. Après quoi je lui racontai mon histoire aussi brièvement que je pus, et me levai pour aller en quête de Ronald. « Vous voyez que l’on vous obéit, mademoiselle ! » dis-je encore à Flora.

Elle m’accorda un regard qui était la plus belle des récompenses ; et, en m’éloignant d’elle, — comme si je quittais la lumière du soleil pour entrer dans les ténèbres, — j’emportai dans mon cœur la caresse réconfortante de ce regard.

La jeune fille en rose était une grande et majestueuse personne, avec une abondance de dents, un déploiement considérable d’yeux et d’épaules, et un branle-bas ininterrompu de conversation. On pouvait aisément deviner, à voir l’attitude de M. Ronald, qu’il adorait jusqu’à la chaise où cette personne trônait. Mais je fus sans pitié. Je posai ma main sur l’épaule du jeune homme, au moment où il se penchait vers son idole avec une sollicitude timide et passionnée.

« Excusez-moi, et veuillez m’accorder une minute, M. Gilchrist ! » dis-je.

Il sursauta, en réponse à ma voix, et tourna vers moi un visage tout décomposé à force de stupeur.

« Oui, repris-je, c’est bien moi ! Pardonnez-moi d’interrompre un tête-à-tête aussi agréable, mais il faut que je vous rappelle avant tout, mon cher ami, que nous avons des devoirs envers M. Robbie. Ce serait fort inconvenant, à vous comme à moi de faire une scène dans le salon de notre hôte ; j’ai donc jugé nécessaire de me montrer à vous tout de suite, et de vous avertir. Je vous préviens également, pour le cas d’un accident, que mon nom se trouve être aujourd’hui M. Ducie.

— Je… je… Vraiment,… balbutia Ronald. Par tous les diables, qu’est-ce que vous faites ici ?

— Chut ! chut ! répondis-je. Pas ici, mon cher ami, pas maintenant ! Venez plutôt me voir dans ma chambre, demain matin, et nous causerons de tout cela en fumant un cigare. Mais ici, voyez-vous, une explication serait vraiment déplacée ! »

Avant qu’il pût recueillir ses esprits pour me répondre, je lui avais donné mon adresse dans Saint-James’s Square, et m’étais de nouveau perdu dans la foule. Mais, hélas ! ce n’était point chose facile, désormais, de rejoindre Flora ! M. Robbie, d’abord, se trouva sur mon chemin. Il était d’une loquacité insatiable. Et, tandis qu’il continuait à bavarder, je voyais une nuée d’insipides jeunes gens se reformer peu à peu autour de ma chérie. Maudissant mon hôte et ma destinée, j’errais parmi la foule, lorsque je vis entrer mon ami le major, raide comme un bâton, et, à son ordinaire, odieusement propre.

« Oh ! dis-je à M. Robbie, voici quelqu’un dont je désire faire la connaissance ! Voudriez-vous me présenter au major Chevenix ?

— Bien volontiers, dit Robbie. Puis, s’adressant à Chevenix, de loin, par-dessus un flot de têtes :

— Major, cria-t-il, venez vite et laissez-moi vous présenter à mon ami M. Ducie, qui sollicite l’honneur de votre connaissance ! »

Le major rougit très vivement, mais, pour le reste, conserva son sang-froid. Il s’inclina devant moi.

« Je me trompe, peut-être, dit-il, mais j’ai l’idée que nous nous sommes déjà rencontrés ?

— Oui, mais d’une façon irrégulière, répondis-je en lui rendant son salut ; et depuis longtemps je souhaitais de renouveler notre connaissance par une présentation plus en règle.

— Vous êtes bien aimable, M. Ducie ! répliqua-t-il. Peut-être consentiriez-vous à aider un peu ma mémoire ? Où donc ai-je eu le plaisir ?…

— Oh ! à quoi bon rappeler de vieilles histoires, fis-je avec un gros rire, et encore en présence d’un homme de loi ?

— Je gagerais, insinua l’excellent M. Robbie, que lorsque vous avez connu mon client, — dont le passé doit être un chapitre ténébreux tout plein d’horribles secrets, — je gagerais que vous l’avez connu sous le nom de M. Ivey ! acheva-t-il en me bourrant amicalement.

— Non, je ne crois pas que ce soit sous ce nom-là, monsieur ! » répondit le major, les lèvres pincées.

Je tremblais à la perspective de quelque nouvelle plaisanterie malencontreuse de l’excellent avoué ; mais, fort à propos, on l’appela dans la salle de jeu pour une partie de whist.

Le major, dès que nous fûmes seuls, tourna vers moi son visage impassible.

« Eh bien ! dit-il, vous avez du courage !

— Le courage et l’honneur font partie de notre métier, à tous les deux ! répondis-je en m’inclinant.

— Puis-je vous demander si vous vous attendiez à me trouver ici ? demanda-t-il.

— Vous voyez, en tout cas, que c’est moi-même qui ai sollicité la présentation !

— Et vous n’avez pas eu peur ? dit Chevenix.

— Pas le moins du monde ! Je savais que j’avais affaire à un gentleman.

— Soit ! Mais il y a d’autres gens qui vous cherchent, dit-il, et qui ne s’embarrassent pas de scrupules d’honneur. Ne savez-vous donc pas que toute la police est déchaînée à vos trousses ?

— J’espère du moins qu’aucun de ses membres ne se trouve ici ? répondis-je.

— Vous avez vu miss Gilchrist ? demanda Chevenix, changeant de sujet.

— Miss Gilchrist, auprès de laquelle on m’a donné à entendre que nous étions, vous et moi, sur un pied de rivalité ? répliquai-je. Oui, je l’ai vue !

— Et je cherchais précisément à la voir lorsque vous m’avez arrêté ! » répondit Chevenix.

J’avais conscience d’un petit frémissement qui m’agitait tout entier ; et je crois bien que lui aussi éprouvait quelque chose d’approchant. Nous nous toisâmes de haut en bas.

« Notre situation ne laisse pas d’être originale reprit-il.

— Elle l’est tout à fait ! répondis-je. Mais laissez-moi vous dire franchement que vous soufflez sur un charbon éteint ! Je vous dois bien cet avis amical, en échange de votre bonté pour le prisonnier Champdivers.

— Par où vous voulez me faire entendre que la dame a déjà plus avantageusement disposé de ses affections ? demanda-t-il en ricanant. Mais permettez-moi de vous donner à mon tour un bon conseil ! Est-ce agir honnêtement, délicatement, est-ce agir en gentleman, que de compromettre une jeune dame par des attentions qui, comme vous le savez aussi bien que moi, ne pourront jamais aboutir à rien ? »

L’indignation et la colère m’ôtèrent la force de répondre.

« Excusez-moi si je coupe court à cette entrevue ! poursuivit Chevenix. Elle non plus ne saurait aboutir à rien, et il y a ici des personnes avec qui j’aurai plus de profit à m’entretenir.

— Vous n’y aurez aucun profit, croyez-moi ! répliquai-je. Vous êtes impuissant contre moi, l’honneur vous lie les pieds et les mains. Vous savez que je suis faussement accusé ; et, si même vous l’ignoriez, de par votre position de rival vous n’auriez vis-à-vis de moi d’autre choix qu’entre vous tenir tranquille ou vous déshonorer.

— Prenez garde aux mots que vous dites ! s’écria Chevenix avec un nouveau changement de couleur. Un mot de trop pourrait vous coûter cher ! »

Sur quoi il marcha droit vers le coin de la pièce où Flora siégeait parmi sa cour de petits jeunes gens : je dus me résigner à le suivre, assez penaud de la fin de notre dialogue.

Les petits jeunes gens s’enfuirent sans ombre de résistance, devant le major et moi : de telle sorte que nous restâmes face à face en présence de Flora. Ma bien-aimée avait relevé sa pelisse sur son bras et sa gorge, pour les abriter d’un courant d’air qui venait de la porte ; et la fourrure sombre, par contraste, accentuait encore l’éclat velouté de sa chair. Pendant une seconde, ses yeux errèrent de l’un à l’autre de ses deux prétendants, et je la vis hésiter. Puis elle s’adressa à Chevenix.

« Vous viendrez au bal, jeudi, naturellement, major Chevenix ? dit-elle.

— Je crains de n’être pas libre ce soir-là ! répondit-il. Le plaisir même de danser avec vous, miss Flora, doit céder devant le devoir ! »

L’entretien courut ensuite, quelque temps, innocemment, sur de menus faits de la vie d’Édimbourg ; mais, tout à coup, il dévia sur les nouvelles de la guerre. Je ne crois pas que la faute en ait été à personne de nous ; le sujet était dans l’air et devait fatalement arriver.

« Encore de bonnes nouvelles d’Espagne ! dit le major.

— Réjouissez-vous pendant qu’elles durent ! dis-je. Mais est-ce que miss Gilchrist ne voudrait pas nous dire sa pensée intime au sujet de la guerre ? Est-ce que à son admiration pour les vainqueurs ne se mêle pas quelque pitié pour les vaincus ?

— Oui certes, monsieur, dit-elle avec animation, oui, et peut-être même trop de pitié !

— La pitié est proche parente de l’amour, à en croire le proverbe ! hasardai-je.

— Eh bien ! dit Chevenix, voilà une question que nous allons poser à miss Gilchrist ! Elle décidera, et nous nous inclinerons devant sa décision. Dites-nous, miss Flora, si c’est la pitié ou l’admiration qui est la plus proche parente de l’amour ?

— Comment voulez-vous que je décide en pareille matière ? demanda ma chère Flora. La seule réponse que je puisse vous faire risque de ne pas être du tout une réponse. Le vent souffle où il lui plaît de souffler ; c’est encore un autre proverbe. Et, de même, l’amour va où le cœur le conduit ! »

Son visage était devenu tout rouge, pendant qu’elle disait cela ; et le mien rougit aussi, et mon cœur sauta de joie. Mais le visage de Chevenix pâlit.

« Vous faites de la vie une sorte de loterie assez effrayante, madame ! dit-il. Mais je ne veux pas désespérer !

— Je ne puis pas imaginer ce qui nous a conduits à aborder ce sujet ! dit Flora, toute gênée.

— C’était la guerre, madame ! répondit Chevenix

— Mais d’ailleurs, tous les chemins mènent à Rome ! ajoutai-je. Et puis de quel autre sujet aurions-nous pu parler avec vous, M. Chevenix et moi ? »

En cet instant, j’eus vaguement conscience d’une certaine agitation qui se produisait dans le fond de la chambre, derrière moi : mais je n’y aurais point pris garde si je n’avais aperçu des traces nouvelles d’inquiétude sur le visage de Flora. À plusieurs reprises, elle me fit même comme un signe, avec son éventail ; ses yeux semblaient m’adresser un appel. Évidemment, elle me demandait quelque chose ; je crus comprendre qu’elle me demandait de m’en aller, de laisser le champ libre à mon rival ; mais c’était chose, en vérité, que je n’avais nulle intention de lui accorder. Enfin elle se leva de sa chaise, brusquement.

« Monsieur Ducie, je crois qu’il est temps de nous dire bonsoir ! » murmura-t-elle.

Je n’en voyais toujours pas le motif, et je le lui dis. Mais elle, oubliant la présence de Chevenix, dans son affolement :

« Voici ma tante qui vient de se lever de la table du whist ! » me dit-elle, d’une voix suppliante.

En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, j’avais fait ma révérence à Flora, et m’étais éloigné. Je me retournai cependant une fois encore, sur le seuil ; et j’eus ainsi le privilège d’apercevoir, déjà au milieu de la chambre, l’auguste profil et le lorgnon d’or de miss Gilchrist. Cette vue me prêta des ailes.