Saint-Yves/3/06

La bibliothèque libre.
Saint-Yves : Aventures d’un prisonnier français en Angleterre
Traduction par Th. de Wyzewa.
Hachette (p. 279-289).
Le bal  ►
Troisième partie


VI

L’université de Cramond.


Je dormis à peine, cette nuit-là ; et, le matin suivant, j’eus grand’peine à me lever de mon lit. Je me sentais abattu, découragé, effrayé. De quelque côté que se tournât ma pensée, je ne voyais que des causes de souci. Dans un élan d’amour, et peut-être aussi d’ostentation, que je me reprochais amèrement à cette heure, j’avais remis à Flora presque tout mon argent ; après quoi, dans un véritable accès de folie, j’étais allé déposer le reste de ma fortune chez un banquier de George Street. Or, voici que maintenant Chevenix et Ronald montaient la garde autour de Flora, voici qu’un agent de police surveillait les abords de la banque de George Street ; et moi, d’autre part, j’étais dans la nécessité absolue de reprendre mon argent, à la banque ou chez Flora ! Mais où pourrais-je le reprendre ? et comment ?

Je réfléchissais à tout cela en me retournant dans mon lit. J’apercevais trois hypothèses possibles. En premier lieu, Rowley pouvait s’être trompé ; la banque pouvait ne pas être surveillée ; et je pouvais espérer d’y reprendre mon argent. En second lieu, je pouvais de nouveau recourir aux bons offices de Robbie. Ou bien enfin, troisième hypothèse, je pouvais tout risquer, me rendre au bal le lendemain soir, et m’entretenir avec Flora sous les yeux de la ville entière. Cette dernière hypothèse, avec le péril qu’elle impliquait et avec l’inconvénient du délai de deux jours qui s’y joignait encore, était naturellement celle des trois qui me souriait le moins. Mais les autres, en vérité, n’avaient pour elles que bien peu de chances. C’était la chose la plus probable du monde, que Robbie avait été prévenu, ne fût-ce que par Chevenix, d’avoir à rompre toute relation avec moi. Et quant à la banque de George Street, hélas ! je sentais bien que j’aurais une peine extrême à en approcher.

J’appelai Rowley, et me mis en devoir de le questionner à fond sur l’apparence extérieure de l’agent de police. Mais mon précieux valet, tout en ayant le don de l’observation, manquait complètement de celui de la description. Après un long interrogatoire, où vingt fois je faillis m’emporter contre lui et le faire pleurer, je parvins seulement à savoir que l’individu de Bow Street était fort laid, qu’il portait des bas blancs, un habit « d’une couleur moyenne entre le clair et le sombre », et un gilet de moleskine. Voilà sur quel pauvre signalement j’avais à entreprendre moi-même mon enquête !

Sans compter que les manières de mon hôtesse ajoutaient encore un gros surcroît à mon anxiété. Je voyais bien qu’elle non plus n’avait guère dormi. Au déjeuner, elle ne faisait que soupirer, grommeler, secouer la tête. En un mot, elle ressemblait si fort à une bombe prête à éclater que je n’osais point lui adresser la parole. Sitôt le repas achevé, je m’enfuis de la maison, sur le bout des pieds, et descendis l’escalier en courant, avec une peur folle qu’elle ne me rappelât. De toutes façons, au reste, ce degré de tension ne pouvait pas durer.

Mon premier soin fut de me rendre dans George Street, où j’arrivai vers dix heures, au moment où un commis était en train d’ouvrir les volets de la banque. Un homme causait avec ce commis : il avait des bas blancs, un gilet de moleskine, et la plus répugnante figure de coquin que l’on pût rêver.

Je courus de là chez M. Robbie. À mon coup de sonnette, une servante vint me dire que l’avoué était occupé, et ne pouvait recevoir personne. Je la priai d’insister, de la part de M. Ducie.

« Oh ! me dit-elle, en ce cas, voici une lettre qui doit être pour vous ! »

Et elle me tendit une enveloppe, déposée sur la table de l’antichambre. L’enveloppe contenait un billet de deux lignes, rédigé ainsi :

Cher monsieur, je n’ai qu’un avis à vous donner : filez au plus vite vers le sud ! Vôtre, E. Robbie.

C’était bref et courtois. Avec une bonne grâce parfaite, cela éteignait une de mes espérances. Quoi qu’il arrivât, je n’avais plus rien à attendre de M. Robbie.

Je revins alors dans George Street, pour m’assurer si l’homme au gilet de moleskine, continuait à monter sa garde. Aucune trace de lui sur le trottoir ! Découvrant la porte d’une maison qui se trouvait ouverte vis-à-vis de la banque, l’idée me vint que j’aurais là un excellent poste d’observation. Je traversai la rue, entrai sous la porte, d’une allure affairée, et me butai aussitôt contre l’homme au gilet de moleskine, debout sur les premières marches de l’escalier. Je m’arrêtai pour lui présenter mes excuses ; après quoi je dus naturellement grimper jusqu’au dernier étage de la maison, sonner tour à tour à la porte de trois appartements, demander M. Morley, apprendre (sans trop de surprise) que ce personnage fictif ne demeurait point là, redescendre, et m’échapper enfin dans la rue, non sans avoir salué bien poliment l’homme de Row Street.

J’en étais maintenant réduit au bal du lendemain. Robbie m’avait manqué ; la banque était surveillée : impossible de songer à y envoyer Rowley ! Tout ce que je pouvais faire était d’attendre la soirée du lendemain, et de me présenter au bal, à tout risque. Mais je dois avouer que je n’arrivai à cette décision qu’avec une frayeur infinie ; et c’est en cet instant-là que, pour la première fois de ma vie, tout mon courage se brisa. Je ne dis pas que mon courage ait hésité, défailli, comme cela m’était arrivé déjà en mainte circonstance : je dis qu’il se brisa comme se brise le ressort d’une montre, ou le cœur d’un mort. Sans aucun doute j’irais au bal, le lendemain ; sans aucun doute je m’occuperais, dès ce jour-là, de me louer un costume, car j’ai oublié de noter que le bal devait être paré. Tout cela était résolu ; je savais sans aucun doute que je le ferais. Mais la plupart des boutiques des loueurs d’habits se trouvaient de l’autre côté de la vallée, dans la Vieille Ville : et voilà que je fis l’étrange découverte que j’étais hors d’état de franchir le pont qui y conduisait ! C’était comme si un précipice se fût soudain ouvert entre la Vieille Ville et moi. Mes jambes se refusaient positivement à me conduire plus près du Château d’Édimbourg.

Je m’accusai de superstition. J’organisai des gageures contre moi-même, et je les gagnai. Je descendis sur l’esplanade de Princes’s Street, je m’y promenai de long en large, seul et bien en vue, m’arrêtant parfois pour considérer, par delà le jardin, les vieux bastions gris de la forteresse où tous mes ennuis avaient pris naissance. Et je constatai que je pouvais faire tout cela, avec une certaine sorte de fièvre qui n’était pas déplaisante, avec une certaine crânerie qui me haussait dans ma propre estime. Mais il y avait une seule chose à laquelle je ne pouvais contraindre ni ma volonté ni mes membres : et c’était à franchir la vallée pour passer dans la Vieille Ville. J’avais l’impression que je serais immédiatement arrêté si j’y passais : y passer signifiait pour moi me plonger dans les ténèbres d’une cellule de prison, avec la corde et le bonnet de pendu pour le jour suivant. Et je dois ajouter que ce n’était nullement, d’ailleurs, la crainte de ces conséquences qui m’empêchait d’avancer ; non, j’étais simplement hors d’état de le faire !

Mes nerfs avaient décidément cédé : fâcheuse découverte pour un homme dans un péril aussi imminent, acculé à un jeu aussi désespéré, pour un homme dont l’unique espoir pouvait être désormais dans une audace intrépide ! L’effort avait été trop long, trop continu : mes nerfs avaient cédé.

Je tombai dans ce qu’on appelle une frayeur panique, et dont j’avais vu autrefois plus d’un exemple, en Espagne, pendant les alarmes des attaques de nuit. Je m’enfuis de Princes’s Street, au hasard, comme si j’avais eu le diable sur mes talons. Dans St Andrew Square, j’ai vaguement le souvenir d’avoir entendu quelqu’un m’appeler. Sans paraître y faire attention, je pressai ma course. Un moment après, une main se posa lourdement sur mon épaule ; et je crois bien que je m’évanouis. Pendant quelques secondes, sûrement, je ne vis que du noir autour de moi ; et, lorsque cette crise fut passée, je me trouvai, debout, face à face avec le joyeux extravagant que j’avais rencontré à dîner le soir de mon arrivée à Édimbourg. En quel état j’étais, je n’ose point me le figurer : pâle comme un mort, sans doute, tremblant de tous mes membres, essayant de balbutier des mots qui ne voulaient point sortir de mes lèvres. Et c’était là le soldat de Napoléon, le gentilhomme qui avait la ferme intention de se rendre, le lendemain soir, dans un lieu où toute la ville allait se rassembler !

Dès que je pus reprendre mon souffle, je m’excusai de mon mieux. Je fis entendre que j’étais d’un tempérament très nerveux, aggravé encore par de longues insomnies ; je ne pouvais pas supporter la moindre surprise.

Mon jovial interlocuteur parut tout à fait désolé.

« En effet, dit-il, il faut que vous soyez dans un triste état ! bien que, naturellement, tout ceci soit ma faute ! J’ai agi comme une brute, ma vulgarité m’écœure ! Mille excuses, mon jeune ami ! Mais vraiment vous avez l’air bien bas : vous devriez consulter un médecin ! Et, en attendant, un cheveu du chien qui vous a mordu va sûrement vous remettre d’aplomb. Que diriez-vous d’un bon verre de whisky ? Oui, je sais, il est encore bien tôt pour commencer à s’enivrer : mais est-ce que des hommes comme nous avons à être esclaves de l’heure ? Hein ? que diriez-vous d’une bouteille de vieux vin à l’Hôtel Dumbreck ? »

Mais non, je refusai toute fausse consolation. Et j’allais prendre congé du personnage, lorsqu’il en vint à me rappeler que c’était ce jour-là que se réunissait l’Université de Cramond.

« Que diriez-vous, ajouta-t-il, d’une petite promenade de cinq milles dans la campagne, suivie d’un excellent dîner en compagnie d’une dizaine d’idiots de ma sorte ? »

Et cette proposition me donna à penser. De toute manière, j’avais à attendre jusqu’au lendemain soir : ceci pourrait m’aider un peu à tuer le temps. La campagne était un lieu de choix pour ma sécurité ; et la marche, d’autre part, avait de grandes chances de me calmer les nerfs. Puis le souvenir me revint de mon pauvre Rowley, occupé à simuler un rhume dans notre logement, sous le feu de la formidable et désormais douteuse Bethiah. Je demandai au membre de l’Université si je ne pourrais pas amener mon domestique. « Le malheureux s’ennuie ! » expliquai-je.

« L’homme compatissant étend sa compassion jusqu’à son âne ! répondit, en citant un proverbe, mon sentencieux ami. Amenez-le, cela va de soi ! Croyez-vous donc que nous ignorions les vers d’Ossian : « Sa harpe, sa seule joie désormais, était portée par un jeune orphelin. » Et je suis bien certain que votre jeune orphelin trouvera largement de quoi se rassasier dans la cuisine, pendant notre dîner, avec une bouteille ou deux par-dessus le marché ! »

En conséquence, tout à fait remis à présent de ma panique (à cela près que, pour rien au monde, je ne pouvais me décider à traverser le Pont du Nord), je trouvai à louer un costume de bal plus que suffisant, dans une petite boutique de Leith Street, je délivrai Rowley de sa réclusion, et, vers deux heures de l’après-midi, je parvins avec lui au lieu du rendez-vous, qui était le coin de Duke Street et de York Place. L’Université se trouvait représentée en nombre : onze personnes, y compris nous deux, l’aéronaute Byfield, et un garçon d’une longueur immense, nommé Forbes, que je reconnus pour l’avoir rencontré, tout arrosé de suif, le dimanche matin, au Repos du Chasseur. Mon introducteur fit les présentations d’usage, et nous nous mîmes en route, en passant par Newhaven et le bord de la mer, à travers de charmants sentiers, le long d’une suite de petites baies ravissantes, pour parvenir enfin à notre destination, Cramond sur l’Almond, un hameau au bord d’une rivière, tout entouré de bois, et d’où l’on avait vue sur une sorte d’îlot de sable planté dans la mer. Un paysage en miniature, mais, dans son genre, délicieux. L’air de cette belle après-midi de novembre était vif, sans être trop froid. Pendant tout le trajet, mes compagnons ne cessèrent point de chanter, de rire, de faire des calembours ; et moi, avec l’impression qu’un fardeau s’était détaché de mes épaules, je riais et chantais comme le plus gai d’entre eux.

De toute la troupe qui m’entourait, l’aéronaute Byfield me frappa le plus : mais simplement parce que je connaissais d’avance son nom, et avais lu sur les murs les affiches annonçant sa prochaine ascension : car, personnellement, il était tout à fait dépourvu d’intérêt. C’était un homme sombre, bilieux, de manières froides, et assez peu bavard, ce qui ne l’empêcha point de m’honorer de sa conversation.

Nous trouvâmes à Cramond une hôtellerie, dont l’apparence extérieure n’avait au reste rien d’engageant, mais où une grande chambre avait été préparée pour nous recevoir. Et nous nous mimes à table.

« Je dois vous prévenir, monsieur, que vous n’aurez pas ici de filets de tortue ni de langues de rossignol ! déclara mon extravagant ami (dont le nom, soit dit en passant, était Dalmahoy). Sachez, monsieur, que la devise de l’université de Cramond est : « Manger simplement et boire abondamment ! »

Puis les grâces furent dites par le chapelain de l’Université, en un latin macaronique où je ne compris pas grand’chose, mais qui me parut bien être plus drôle que respectueux. Après quoi le Senatus Academicus se mit en devoir de dévorer un repas d’une simplicité touchante, en effet, sous les espèces d’un églefin bouilli à la moutarde, d’une tête de mouton, d’un hachis, et d’autres produits nationaux de la cuisine écossaise. Le repas fut arrosé de stout en bouteilles ; et, dès qu’on eut enlevé la nappe, apparurent des verres, de l’eau bouillante, du sucre et du whisky, pour la confection du grog.

J’avais mangé d’excellent appétit ; je fis honneur au grog, et pris une part si brillante au feu continu de grosses plaisanteries qui se poursuivait autour de moi que, avant la fin du dîner, je fus nommé par acclamation membre titulaire de l’Université de Cramond.

Je me rappelle que, un peu plus tard dans la soirée, je me trouvai occupé à chanter à mes compagnons des chansons françaises ; et puis que, sans doute à la suite de cet imprudent exploit, l’idée me vint que je ferais sagement de prendre congé « à l’anglaise » : chose d’ailleurs bien aisée, car personne n’était d’humeur à épier mes mouvements, ni même, je crois bien, à les remarquer.

Je me glissai donc hors de la chambre, toute vibrante des voix et des rires de ces savants et joyeux personnages. Et je respirai agréablement. J’avais passé là, au total, une après-midi et une soirée charmantes, et sans courir aucun risque. Mais, hélas ! lorsque je mis le nez à la cuisine, voilà que j’y aperçus mon valet, ivre comme un lord, assis sur le bord du buffet, et offrant un concert de flageolet à un auditoire de servantes de l’auberge et de garçons de charrue !

Je le précipitai brusquement de son estrade, lui mis son chapeau sur la tête, fourrai son flageolet dans ma poche, et me mis en route avec lui vers Édimbourg. Malheureusement ses membres étaient devenus en papier, et il avait l’esprit tout à fait perdu. J’étais forcé de le soutenir et de le guider, de le rétablir continuellement sur ses jambes. D’abord il se mit à chanter, avec des accès soudains d’un rire sans cause. Puis, peu à peu, se produisit une mélancolie inarticulée. Parfois il pleurait doucement, ou bien il s’arrêtait au milieu du chemin, me déclarait, d’un ton résolu : « Non, non, non, mylord ! » et tombait sur son dos. Je crains fort de n’avoir pas toujours eu pour lui, dans cette circonstance, toute la douceur qu’il aurait fallu ; mais en vérité la position était intolérable. Nous n’avancions pas, le temps passait ; et nous n’étions pas encore à mi-chemin d’Édimbourg lorsque nous entendîmes venir brusquement derrière nous tout le Senatus academicus de l’Université de Cramond.

Tous les membres de cette assemblée étaient, comme l’on pense, fortement éméchés, sans que personne d’eux cependant pût se comparer sous ce rapport à mon pauvre Rowley. L’ivresse leur avait simplement donné une humeur taquine et provocante qui m’inquiétait quelque peu pour ma rentrée en ville. Ils braillaient des chansons, jouaient à saute-mouton, s’escrimaient avec leurs cannes et leurs parapluies.

Et le fait est que mes alarmes se trouvèrent amplement justifiées. Bientôt mes compagnons se mirent à arrêter tous les passants en les saluant sous des noms d’une libre fantaisie. Un brave homme qui nous regardait avec une surprise scandalisée, apprit tout à coup, de la bouche de Forbes, que le Sénat de l’Université de Cramond venait de lui conférer le titre de licencié ès arts ; en signe de quoi le pauvre homme se vit enfoncer son chapeau sur les yeux. Que l’on imagine l’inquiétude du pauvre Saint-Yves, condamné à la société de ces folâtres jeunes gens, dans une ville où son cousin et toute la police étaient à sa recherche ! Cependant, nous avions pu poursuivre notre chemin sans encombre, malgré le tapage effroyable que faisaient mes compagnons, lorsque tout à coup Byfield, et moi, qui étions restés un peu en arrière à cause de l’encombrante compagnie de Rowley, nous regardâmes dans les yeux et aussitôt, fîmes halte. On était parvenu devant un long demi-cercle de maisons éminemment respectables, donnant sur un jardin ; et voici que nos compagnons commençaient à arracher les plaques des portes et les cordons des sonnettes !

« Oh ! fit Byfield, cela va trop loin ! Que diable, je suis un homme sérieux, un personnage public ! Je ne puis pas m’exposer à être ramassé par la police !

— Eh ! tel est aussi mon cas, exactement ! répondis-je.

— Eh bien, lâchons-les ! »

Sur quoi, nous retournant, nous nous dirigeâmes de nouveau vers le faubourg.

En vérité, il n’était que temps ! Bientôt retentirent des voix et des cloches d’alarme, les veilleurs de nuit agitèrent leurs crécelles : évidemment l’Université de Cramond allait enfin entrer en bataille ouverte avec la police d’Édimbourg ! Byfield et moi, poussant devant nous les restes de Rowley, nous nous hâtâmes de fuir le théâtre du combat. L’aéronaute ne décolérait pas.

« Un scandale, monsieur ! Et toute la ville qui se prépare à assister à mon ascension, après-demain matin ! Voyez-vous le scandale ? Byfield l’aéronaute à la cour de police ! »

Il eut cependant l’obligeance, malgré son agitation, de m’aider à traîner Rowley jusqu’à notre porte. Mais une nouvelle épreuve me restait à affronter. Après avoir dépensé une énergie surhumaine pour faire parvenir Rowley au haut de l’escalier, je fus accueilli par mon hôtesse, debout sur le seuil, avec un haut bonnet de nuit blanc et une expression étrangement amère. Elle nous éclaira jusque dans le salon, où sous ses yeux, j’installai mon domestique dans un fauteuil. Alors, elle commença, d’une voix tremblante d’émotion :

« Je dois vous avertir, monsieur Ducie ! Dans une maison convenable… »

Sur quoi elle se trouva, apparemment, débordée par son émotion, et s’en alla sans un mot de plus.

Je regardai autour de moi dans la chambre. Je vis le feu éteint, Rowley ronflant et grognant. Je me rappelai les divers incidents grotesques du jour et de la nuit. Et je me mis à rire tout haut, d’un rire qui n’avait rien de trop gai, on le croira sans peine !

*

Stevenson a été arrêté par la mort au moment où il se préparait à écrire la fin de « Saint-Yves ». Les derniers chapitres du roman, à partir d’ici, ont été rédigés d’après de nombreuses indications qu’ont pu fournir ses notes, ses lettres, et des souvenirs de ses entretiens.