Saint Paul (Renan)/XII. Troisième voyage de Paul

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Michel Lévy (p. 329-349).


CHAPITRE XII.


TROISIÈME VOYAGE DE PAUL. — FONDATION DE L’ÉGLISE D’ÉPHÈSE.


Moins grand, moins possédé du démon sacré qui s’était emparé de ses entrailles, Paul se fût usé dans ces querelles stériles. Pour répondre aux petits esprits, il eût été obligé de se faire petit lui-même ; ces misérables disputes l’eussent absorbé. En génie supérieur, Paul les dédaigna. Il marcha droit devant lui, et laissa au temps le soin de décider entre lui et ses ennemis. La première règle de l’homme voué aux grandes choses est de refuser aux hommes médiocres le pouvoir de le détourner de son chemin. Sans discuter avec les délégués de Jacques s’il avait bien ou mal fait de prêcher les gentils et de les convertir, Paul ne songea qu’à recommencer, au risque d’encourir de nouveaux anathèmes. Après quelques mois passés à Antioche[1], il partit pour une troisième mission. Il tenait à visiter ses chères Églises de Galatie. Parfois il entrait au sujet de ces Églises dans de grandes perplexités ; il regrettait de les avoir contristées par un langage sévère ; il voulait changer de ton, corriger par la douceur de sa parole les âpretés de sa lettre[2]. Paul désirait surtout séjourner à Éphèse, où il n’avait fait que toucher la première fois, afin d’y constituer un centre de prédication comme à Thessalonique et à Corinthe. Le champ de cette troisième mission fut ainsi à peu près celui de la seconde. L’Asie Mineure, la Macédoine et la Grèce étaient les provinces que Paul s’était en quelque sorte adjugées.

Il partit d’Antioche, accompagné probablement de Titus[3]. Il suivit d’abord le même itinéraire qu’à son second voyage, et visita pour la troisième fois[4] les Églises du centre de l’Asie Mineure[5], Derbé, Lystres, Iconium, Antioche de Pisidie. Il reprit vite son ascendant, et eut bientôt effacé ce qui pouvait rester encore des fâcheuses impressions que ses ennemis avaient cherché à faire naître contre lui. À Derbé, il s’adjoignit un nouveau disciple, nommé Caïus, qui le suivit[6]. Ces bons Galates étaient pleins de docilité, mais faibles. Paul, habitué à s’exprimer sur un ton ferme, les traitait avec une raideur que parfois lui-même il craignait de voir prendre pour de la dureté[7]. Il avait des scrupules ; il craignait d’avoir parlé à ses enfants d’une manière qui peut-être ne rendait pas assez ce qu’il y avait pour eux dans son cœur de vive affection.

Les motifs qui l’avaient empêché dans son second voyage d’évangéliser l’Asie proconsulaire n’existant plus, Paul, après avoir terminé sa tournée de Galatie, partit pour Éphèse. On était vers le milieu de l’été[8]. D’Antioche de Pisidie, la route la plus naturelle pour aller à Éphèse dut le conduire à Apamée Kibôtos[9], et de là, dans le bassin du Lycus, aux trois villes voisines l’une de l’autre, de Colosses, de Laodicée, d’Hiérapolis. Ces trois villes, dans quelques années, formeront un centre actif du travail chrétien, et Paul sera en rapports suivis avec elles. Mais pour le moment il ne s’y arrêta pas, et n’y fit la connaissance de personne[10]. Contournant le massif du Cadmus, il déboucha dans la vallée du Méandre, vers les auberges de Carura, grand carrefour des chemins de l’Asie[11]. De là, une route belle et facile le mena en trois jours, par Nysa, Tralles et Magnésie[12], aux sommets de la chaîne qui sépare les eaux du Méandre de celles du Caystre. Un ravin, dont la route antique et le torrent se disputent l’étroit espace, le fit descendre dans « la prairie d’Asie » chantée par les homérides[13], c’est-à-dire dans la plaine où le Caystre forme une lagune avant d’atteindre la mer. C’est un beau site grec, aux horizons clairs, formés parfois de cinq et six plans de montagnes, ou terminés par des sommets découpés. Les cygnes et les beaux oiseaux qui s’y donnaient comme aujourd’hui rendez-vous firent le charme de toute l’antiquité[14]. Là, en partie dans les marais, en partie accrochée aux pentes du mont Coressus, épaulée d’ailleurs au mont Prion et par ses faubourgs à une autre colline isolée[15], s’élevait la ville immense destinée à être la troisième capitale du christianisme, après Jérusalem et Antioche.

Nous avons déjà eu plusieurs fois occasion de remarquer que le christianisme trouva ses plus fortes raisons d’être dans ces villes banales, si l’on peut s’exprimer ainsi, que l’empire romain avait multipliées, villes placées en dehors des nationalités, étrangères à l’amour de la patrie, où toutes les races, toutes les religions se donnaient la main. Éphèse était, avec Alexandrie, Antioche et Corinthe, le type des villes de ce genre. On peut se les figurer par ce que sont encore de nos jours les grandes villes levantines. Ce qui frappe le voyageur quand il parcourt ces labyrinthes de bazars infects, de cours étroites et sales, de constructions provisoires et peu soucieuses de durer, c’est le manque complet de noblesse, d’esprit politique et même municipal. Dans ces fourmilières d’hommes, la bassesse et les bons instincts, la fainéantise et l’activité, l’impertinence et l’amabilité se rencontrent : tout s’y trouve, excepté ce qui constitue une vieille aristocratie locale, je veux dire des souvenirs glorieux cultivés en commun. Avec cela, beaucoup de commérage, de bavardage, de légèreté, tout le monde à peu près se connaissant et les gens s’occupant sans cesse les uns des autres ; quelque chose de léger, de passionné, de mobile ; une vaine curiosité de gens frivoles, avides de se repaître de la moindre nouveauté ; une grande facilité à suivre la mode, sans jamais être capable de la faire. Le christianisme fut un fruit de l’espèce de fermentation qui a coutume de se produire dans ces sortes de milieux, où l’homme, dégagé des préjugés de naissance et de race, se met bien plus facilement au point de vue de la philosophie qu’on appelle cosmopolite et humanitaire que ne peuvent le faire le paysan, le bourgeois, le noble citadin ou féodal. Comme le socialisme de nos jours, comme toutes les idées neuves, le christianisme germa dans ce qu’on appelle la corruption des grandes villes. Cette corruption, en effet, n’est souvent qu’une vie plus pleine et plus libre, un plus grand éveil des forces intimes de l’humanité.

Autrefois, comme aujourd’hui, les juifs avaient dans de telles villes mixtes une place toute marquée. Cette place était, à très-peu de chose près, ce qu’elle est encore maintenant à Smyrne, à Salonique. Éphèse, en particulier, possédait une juiverie très-nombreuse[16]. La population païenne était assez fanatique, comme il arrive dans toutes les villes qui sont des centres de pèlerinage et de cultes fameux. La dévotion à l’Artémis d’Éphèse, répandue dans le monde entier, entretenait plusieurs industries considérables. Néanmoins, l’importance de la ville comme capitale de l’Asie, le mouvement des affaires, l’affluence des gens de toute race faisaient d’Éphèse un point en somme très-favorable à la diffusion des idées chrétiennes. Ces idées ne trouvaient nulle part un meilleur accueil que dans les villes populeuses, commerçantes, remplies d’étrangers, envahies par les Syriens, les juifs et cette population d’origine incertaine qui, depuis l’antiquité, est maîtresse de tous les points d’arrivage de la Méditerranée[17].

Il y avait des siècles qu’Éphèse n’était plus une ville purement hellénique. Autrefois, Éphèse avait brillé au premier rang, du moins pour les arts, parmi les cités grecques ; mais, à diverses reprises, elle avait permis aux mœurs de l’Asie de la séduire. Cette ville avait toujours eu chez les Grecs une mauvaise réputation[18]. La corruption, l’introduction du luxe étaient, selon les Grecs, un effet des mœurs efféminées de l’Ionie ; or, Éphèse était pour eux le centre et l’abrégé de l’Ionie[19]. La domination des Lydiens et celle des Perses y avaient tué l’énergie et le patriotisme ; avec Sardes, Éphèse était le point le plus avancé de l’influence asiatique vers l’Europe[20]. L’importance excessive qu’y prit le culte d’Artémis éteignit l’esprit scientifique et favorisa le débordement de toutes les superstitions. C’était presque une ville théocratique[21] : les fêtes y étaient nombreuses et splendides[22] ; le droit d’asile du temple peuplait la ville de malfaiteurs[23]. De honteuses institutions sacerdotales s’y maintenaient et devaient chaque jour paraître plus dénuées de sens[24]. Cette brillante patrie d’Héraclite, de Parrhasius, peut-être d’Apelle, n’était plus qu’une ville de portiques, de stades, de gymnases, de théâtres, une ville d’une somptuosité banale, malgré les chefs-d’œuvre de peinture et de sculpture qu’elle gardait encore.

Quoique le port eût été gâté par la maladresse des ingénieurs d’Attale Philadelphe, la ville s’agrandissait rapidement et devenait le principal emporium de la région en deçà du Taurus[25]. C’était le point de débarquement de ce qui arrivait d’Italie et de Grèce, une sorte d’hôtellerie ou d’entrepôt au seuil de l’Asie[26]. Des populations de toute provenance s’y entassaient, et en faisaient une ville commune, où les idées socialistes gagnaient le terrain qu’avaient perdu les idées de patrie. Le pays était d’une richesse extrême ; le commerce, immense ; mais nulle part l’esprit ne se montrait plus abaissé. Les inscriptions respirent la plus honteuse servilité[27], la soumission la plus empressée aux Romains[28].

On eût dit l’universel rendez-vous des courtisanes et des viveurs. La ville regorgeait de magiciens, de devins[29], de mimes et de joueurs de flûte[30], d’eunuques[31], de bijoutiers[32], de marchands d’amulettes et de médailles[33], de romanciers. Le mot de « nouvelles éphésiennes » désignait, comme celui de « fables milésiennes », un genre de littérature, Éphèse étant une des villes où l’on aimait le plus à placer la scène des romans d’amour[34]. La mollesse du climat, en effet, détournait des choses sérieuses ; la danse et la musique restaient l’unique occupation ; la vie publique dégénérait en bacchanale[35] ; les bonnes études étaient délaissées[36]. Les plus extravagants miracles d’Apollonius sont censés se passer à Éphèse[37]. L’Éphésien le plus célèbre du moment où nous sommes[38] était un astrologue nommé Balbillus, qui eut la confiance de Néron et de Vespasien, et qui paraît avoir été un scélérat[39]. Un beau temple corinthien, dont les ruines se voient encore aujourd’hui[40], s’élevait vers la même époque. C’était peut-être un temple dédié au pauvre Claude, que Néron et Agrippine venaient de « tirer au ciel avec un croc », selon le joli mot de Gallion.

Éphèse avait déjà été atteinte par le christianisme, quand Paul y vint séjourner. Nous avons vu qu’Aquila et Priscille y étaient restés, après être partis de Corinthe. Ce couple pieux, à qui, par une singulière destinée, il fut réservé de figurer à l’origine des Églises de Rome, de Corinthe, d’Éphèse, forma un petit noyau de disciples. De ce nombre, sans doute, fut cet Épénète que saint Paul appelle « les prémices de l’Asie en Christ », et qu’il aimait beaucoup[41]. Une autre conversion bien plus importante fut celle d’un juif nommé Apollonius ou Apollos, originaire d’Alexandrie, qui dut aborder à Éphèse, peu après le premier passage de Paul[42]. Il avait puisé aux écoles juives d’Égypte une profonde connaissance de la version grecque des Écritures, une manière ingénieuse de les interpréter, une éloquence élevée. C’était une sorte de Philon, à la recherche des idées nouvelles qui éclosaient alors de toutes parts dans le judaïsme. Il s’était trouvé en rapport dans ses voyages avec des disciples de Jean-Baptiste, et avait reçu d’eux le baptême. Il avait aussi entendu parler de Jésus, et il semble bien que dès lors il accordait à ce dernier le titre de Christ ; mais ses notions sur le christianisme étaient incomplètes. À son arrivée à Éphèse, il se rendit à la synagogue, où il eut beaucoup de succès par sa parole vive et inspirée. Aquila et Priscille l’entendirent et furent ravis de recevoir un tel auxiliaire. Ils le prirent à part, complétèrent sa doctrine et lui donnèrent des idées plus précises sur certains points. Comme ils n’étaient pas eux-mêmes théologiens très-habiles, ils ne songèrent pas, ce semble, à le faire rebaptiser au nom de Jésus. Apollos forma autour de lui un petit groupe, auquel il enseigna sa doctrine, rectifiée par Aquila et Priscille, mais auquel il ne conféra que le baptême de Jean, le seul qu’il connût. Au bout de quelque temps, il désira passer en Achaïe, et les frères d’Éphèse lui donnèrent une lettre de recommandation très-chaleureuse pour ceux de Corinthe.

C’est dans ces circonstances que Paul arriva à Éphèse. Il se logea chez Aquila et Priscille, comme il l’avait déjà fait à Corinthe[43], s’associa de nouveau avec eux et travailla dans leur boutique. Éphèse était justement célèbre par ses tentes[44]. Les artisans de ce genre habitaient probablement les faubourgs pauvres qui s’étendaient du mont Prion à la colline escarpée d’Aïa-Solouk[45]. Là fut sans doute le premier foyer chrétien ; là furent les basiliques apostoliques, les tombeaux vénérés de toute la chrétienté[46]. Après la destruction du temple d’Artémis, Éphèse ayant échangé sa célébrité païenne contre une égale célébrité chrétienne, et étant devenue une ville de premier ordre dans les souvenirs et les légendes du culte nouveau, l’Éphèse byzantine[47] se groupa tout entière autour de la colline qui avait l’avantage de posséder les plus précieux monuments du christianisme. Le vieux site s’étant changé en un marais empesté dès qu’une civilisation active eut cessé de régler le cours des eaux, l’ancienne ville fut abandonnée peu à peu[48] ; ses gigantesques monuments, par suite de leur proximité de canaux navigables et de la mer, furent exploités comme des carrières de marbre, et de la sorte la ville se déplaça de près d’une lieue. Peut-être le choix de domicile que firent quelques pauvres juifs sous le règne de Claude ou de Néron fut-il la cause première de cette translation. La plus ancienne conquête turque continua la tradition byzantine ; une grande ville musulmane succéda à la ville chrétienne[49], jusqu’à ce que vinssent régner définitivement sur tant de souvenirs la ruine, la fièvre et l’oubli[50].

Paul n’était pas ici, comme il le fut dans ses premières missions, en présence d’une synagogue ignorante du mystère nouveau, et qu’il s’agissait de gagner. Il avait devant lui une Église qui s’était formée de la façon la plus originale et la plus spontanée, avec l’aide de deux bons marchands juifs et d’un docteur étranger, lequel n’était encore qu’à demi chrétien. Le groupe d’Apollos était composé d’environ douze membres. Paul les questionna et s’aperçut qu’il manquait encore des parties à leur foi ; en particulier, ils n’avaient jamais entendu parler du Saint-Esprit. Paul compléta leur instruction, les rebaptisa au nom de Jésus, et leur imposa les mains. Aussitôt l’Esprit descendit sur eux ; ils se mirent à parler les langues et à prophétiser comme de parfaits chrétiens[51].

L’apôtre chercha bientôt à élargir ce petit cercle de croyants. Il n’avait pas à craindre de se trouver ici en présence de l’esprit philosophique et scientifique, qui l’avait arrêté tout court à Athènes. Éphèse n’était pas un grand centre intellectuel. La superstition y régnait sans contrôle ; tout le monde vivait dans de folles préoccupations de démonologie et de théurgie. Les formules magiques d’Éphèse (Ephesia grammata[52]) étaient célèbres ; les livres de sorcellerie abondaient, et une foule de gens usaient leur temps à ces sottes puérilités[53]. Apollonius de Tyane pouvait se trouver à Éphèse vers ce temps[54].

Paul, selon son habitude, prêcha dans la synagogue[55]. Durant trois mois, il ne cessa chaque samedi d’annoncer le royaume de Dieu. Il eut peu de succès. On n’en vint pas contre lui à l’émeute ni aux rigueurs ; mais on accueillit sa doctrine avec des termes injurieux et méprisants. Il résolut alors de renoncer à la synagogue, et il réunit à part ses disciples dans un endroit qu’on appelait Σχολὴ Τυράννου[56]. Peut-être était-ce là un endroit public, une de ces scholæ ou absides semi-circulaires, si nombreuses dans les villes antiques, et qui servaient comme les xystes à la conversation et à l’enseignement libre[57]. Peut-être, au contraire, s’agit-il de la salle privée d’un personnage, d’un grammairien, par exemple, nommé Tyrannus[58]. En général, le christianisme profita peu des scholæ, lesquelles faisaient presque toujours partie des thermes et des gymnases ; le lieu favori de la propagande chrétienne, après la synagogue, fut la maison privée, le coin du foyer. Dans cette vaste métropole d’Éphèse, la prédication put cependant affronter le grand jour[59]. Pendant deux ans, Paul ne cessa de parler dans la Schola Tyranni. Cet enseignement prolongé en un lieu public ou à peu près eut assez de retentissement. L’apôtre y joignait de fréquentes visites dans les maisons de ceux qui étaient convertis ou touchés[60]. Sa parole allait chercher également les juifs et les gentils[61]. Toute l’Asie proconsulaire entendit le nom de Jésus, et plusieurs Églises, suffragantes d’Éphèse, s’établirent alentour. On parla aussi beaucoup de certains miracles de Paul. Sa réputation de thaumaturge arriva à ce point qu’on recherchait avidement les mouchoirs et les chemises qui avaient touché sa peau, pour les appliquer sur les malades[62]. On croyait que la vertu médicale s’exhalait de sa personne et se transmettait de la sorte.

Le goût des Éphésiens pour la magie devait amener des épisodes encore plus choquants. Paul passa pour avoir un grand pouvoir sur les démons. Il paraît que des exorcistes juifs cherchèrent à usurper ses charmes et à exorciser « au nom du Jésus que prêche Paul[63] ». On raconta la mésaventure de quelques-uns de ces charlatans, qui se prétendaient fils ou disciples d’un certain grand prêtre Skévas[64]. Ayant voulu chasser un diable fort méchant au moyen de la susdite formule, ils s’entendirent adresser de grosses injures par le possédé, lequel, non content de cela, se jeta sur eux, mit leurs habits en pièces et les roua de coups[65]. L’abaissement des esprits était tel, que plusieurs juifs et plusieurs païens crurent en Jésus pour un aussi pauvre motif. Ces conversions se firent surtout parmi les gens qui s’occupaient de magie[66]. Frappés de la supériorité des formules de Paul, les amateurs de sciences occultes vinrent lui faire confidence de leurs pratiques[67]. Plusieurs même apportèrent leurs livres de magie et les brûlèrent[68] ; on évalua à 50,000 drachmes d’argent le prix des Ephesia grammata brûlés de la sorte[69].

Détournons les yeux de ces tristes ombres. Tout ce qui se fait par les masses populaires ignorantes est entaché de traits désagréables. L’illusion, la chimère sont les conditions des grandes choses créées par le peuple. Il n’y a que l’œuvre des sages qui soit pure ; mais les sages d’ordinaire sont impuissants. Nous avons une physiologie et une médecine fort supérieures à celles de saint Paul ; nous sommes dégagés d’une foule d’erreurs qu’il partageait, hélas ! et il est bien à craindre que nous ne fassions jamais la millième partie de ce qu’il a fait. C’est seulement quand l’humanité tout entière sera instruite et arrivée à un certain degré de philosophie positive, que les choses humaines se conduiront par raison. On ne saurait rien comprendre à l’histoire du passé, si l’on se refuse à traiter comme bons et grands des mouvements où se sont mêlés bien des traits équivoques et mesquins.

  1. Act., xviii, 23.
  2. Gal., iv, 20.
  3. Voir ci-dessus, p. 290, note 2.
  4. En un sens même, pour la quatrième fois, puisqu’à la première mission, Paul repassa par chacune des villes qu’il avait évangélisées.
  5. Act., xviii, 23.
  6. Act., xx, 4.
  7. Gal., iv, 16, 20.
  8. Cela résulte de Act., xx, 31, comparé à I Cor., xvi, 8.
  9. Φρυγίαν. Act., xviii, 23. Cf. Strabon, XIV, ii, 29.
  10. Col., ii, 1.
  11. Strabon, XII, viii, 16, 17 ; XIV, ii, 29.
  12. Τὰ ἀνωτερικὰ μέρη. Act., xix, 1.
  13. Iliade, II, 461.
  14. Hom., Iliade, II, 459 et suiv. ; Virg., Æn., VII, 699 et suiv. ; Ovide, Mét., V, 386 et suiv.
  15. Celle d’Aïa-Solouk. Voir Edward Falkener, Ephesus ( Londres, 1862), p. 119 et suiv., 149 et suiv., et les plans ; voir aussi la carte de l’Hydrographic Office (1836) ; Laborde, Voy. de l’Asie Min., pl. xliv, xlv, et Svoboda, Remains of the seven churches of Asia (photographies), nos 11-26 (Londres, 1867). Selon un Synaxaire grec, cité par Arundell, Discoveries, II, 253, cette colline se serait appelée Hélibaton. Mais, n’ayant pu vérifier ce texte, je crains que ἠλίϐατον ne soit là une simple épithète de la colline : cf. Pococke, De ædif., V, 1.
  16. Jos., Ant., XIV, x, 11, 12, 13, 16, 19, 25 ; XVI, vi, 4, 7 ; Philon, Leg., § 40.
  17. Comparez de nos jours Marseille, Livourne, Trieste.
  18. Strabon, XIV, i, 25 ; Diog. Laërte, IX, i, 1.
  19. Athénée, XII, 28, 29.
  20. Hérodote, V, liv, 1 et 2 ; Plut., Vie de Lysandre, 3.
  21. Les prêtres avaient le titre de rois (Paus., VIII, xiii, 1). Le nom du grand prêtre se lit quelquefois sur les monnaies. Vaillant, Numism. gr. imp. rom., p. 310, 313 ; Eckhel, D. n. v., II, 518-519. Cf. Corpus inscr. gr., nos 2954, 2987, 2987 b, 3002, 3003 ; Tac., Ann., III, 62.
  22. Panionia et Œcumenica, Artemisia, Ephesia, Bacchanalia, Balbillia, Lucullia. Cf. Corpus inscr. gr., no 2954.
  23. Strabon, XIV, i, 23.
  24. Strabon, XIV, i, 20-23 ; Tac., Ann., III, 61 ; Isidore de Péluse, Epist., II, 62 ; Plut., An seni sit ger. resp., 24 ; Corpus inscr. gr., nos 2954, 2955, 2963 c, 2983, 2990.
  25. Strabon, XII, viii, 15 ; XIV, i, 24 ; Plutarque, Vie de Lys., 3.
  26. Ὑποδοχεῖον κοινόν. Strabon, XII, viii, 15. Le port intérieur où abordèrent probablement Aquila et Priscille, Paul et Jean, est maintenant un étang couvert de roseaux.
  27. Corpus inscr. gr., nos 2957 et suiv.
  28. Φιλοσέϐαστος, Corpus inscr. gr., 2961 b, 2966, 2972, 2987, 2987 b, 2990, 2993, 2999, 3001 ; φιλόκαισαρ, 2975.
  29. Plut., Vie d’Alex., 3 ; Artémidore d’Éphèse, Onirocritica ; Maxime d’Éphèse, au ive siècle. Cf. Corpus insc. gr., no 2953.
  30. Philostrate, Apoll., IV, 2.
  31. Hérodote, VIII, cv, 2 ; Strabon, XIV, i, 23 ; Philostrate, Apoll., IV, 2.
  32. Lucien, Dial. meretr., vii, 1.
  33. Act., xix, 19, 23 et suiv.
  34. « La matrone d’Éphèse » ; Ephesiaca de Xénophon d’Éphèse ; Chæréas et Callirrhoé de Chariton d’Aphrodisias.
  35. Plut., Vie d’Antoine, 24 et suiv. ; Philostrate, Apoll., IV, 2 ; Pseudo-Héraclite, lettre vii.
  36. Philostrate, Apoll., IV, 2.
  37. Philostrate, Apoll., IV, 10.
  38. Il y avait cependant quelques vrais savants d’Éphèse : Pline, Hist. nat., XXXVII, 9 ; plus tard, Rufus d’Éphèse, Soranus.
  39. Suétone, Néron, 36 ; Dion Cassius, LXVI, 9.
  40. Chandler, Travels, ch. xxv ; Falkener, Ephesus, p. 111. Voir cependant Guhl, Ephesiaca, p. 178, 181.
  41. Rom., xvi, 5. J’adopte l’hypothèse d’après laquelle Rom., xvi, 3-20, est un lambeau d’une épître aux Éphésiens : 1o parce qu’il est tout à fait invraisemblable qu’Aquila, Priscille et Épénète fussent à Rome quand l’épître aux Romains fut écrite ; 2o parce qu’on ne conçoit pas comment Paul saluerait tant de personnes ayant eu des rapports avec lui, dans une ville où il n’avait jamais été ; 3o parce que les chapitres xv-xvi, s’ils sont homogènes, présentent quatre finales et une distribution contraire aux usages de Paul. Voir l’introduction, p. lxiii et suiv.
  42. Act., xviii, 24 et suiv.
  43. I Cor., xvi, 19. Les mots apud quos et hospitor ne sont pas dans le grec ; mais le fait en question se conclut de l’ensemble du verset.
  44. Plut., Vie d’Alcib., 12 ; Athénée, XII, 47.
  45. Les riches villas éphésiennes paraissent avoir été sur la route d’Éphèse à Magnésie, et non de ce côté [communication de M. Hyde Clarke].
  46. Eusèbe, H. E., III, 39 ; V, 24 ; Synaxaire précité ; Procope, De ædif., V, 1 ; Ibn-Batoutah, édition Defrémery et Sanguinetti, II, p. 308-309 ; Arundell, Discov., II, p. 252 et suiv. ; Hamilton, Res., II, 23.
  47. Le nom moderne d’Éphèse, Aïa-Solouk, paraît venir de Ἁγία Θεολόγου ou Ἅγιος Θεόλογος. Il est vrai qu’on prononce et qu’on écrit souvent Aïaslyk (Arundell, II, 252), où l’on est tenté de voir la terminaison turque lyk. Mais l’orthographe correcte est Soloûk (voir Ibn-Batoutah, II, p. 308). Comparez Dara-Soluk, près de Sardes. La porte qui donne entrée à la citadelle peut dater de l’époque chrétienne. On y employa des sculptures païennes, qu’on interpréta dans un sens chrétien.
  48. La présence de deux églises parmi les ruines de l’ancienne Éphèse prouve qu’elle fut encore habitée au ive et au ve siècle. Cependant, si l’Éphèse chrétienne avec ses bâtisses importantes avait existé autour du Prion et du Coressus, il en resterait plus de traces.
  49. La belle mosquée d’Aïa-Solouk ne peut être en aucune manière identifiée avec la basilique de Saint-Jean, nonobstant la tradition des Grecs de Tchirkindgi [communication de M. Hyde Clarke]. La régularité du plan de la mosquée relativement au mihrab suffirait pour prouver qu’elle a été bâtie comme mosquée. Une inscription arabe établit d’ailleurs qu’elle a été achevée en 1569 [communication de M. Waddington]. V. Falkener, p. 153 et suiv. Rien ne porte même à supposer que la mosquée ait été bâtie sur l’emplacement de la basilique. La basilique était située sur une colline : Synaxaire précité, et Procope, l. c. Je ne doute pas que la basilique n’occupât l’aire de la citadelle d’Aïa-Solouk. Le passage d’Ibn-Batoutah sur les Églises d’Éphèse est trop vague pour qu’on en puisse rien conclure.
  50. Aïa-Solouk a repris depuis quelques années un peu d’importance, comme tête momentanée du chemin de fer de Smyrne à Aïdin.
  51. Act., xix, 1-5.
  52. Hesychius, s. h. v. ; Suidas, s. h. v. ; Prov. græc. e Vatic. Bibl., append., cent. i, 95 (dans les Adagia de Schott, Anvers, 1612) ; Corpus parœm. gr., I, p. 244 ; II, p. 169 ; Plut., Quæst. conviv., VII, v, 4 ; Athénée, XII, 70 ; Clém. d’Alex, Strom., I, 15 ; V, 8 ; Pausanias, cité dans Eustathe, ad Odyss., XIX, 247 ; Stephani, dans les Mél. gréco-rom. tirés du bull. de l’Acad. de Saint-Pétersb., I, p. 1 et suiv. ; Frœhner, dans le Bulletin de la Soc. des antiq. de Norm., 7e année, p. 217 et suiv. L’usage que fait tout l’Orient des noms des « Sept dormants d’Éphèse » comme talismans est sans doute une suite des Ephesia grammata.
  53. Act., xix, 13 et suiv.
  54. Philostrate, Vita Apoll., III, sub fin.
  55. Act., xix, 8 et suiv.
  56. Les meilleurs manuscrits omettent τινός.
  57. Justin, Dial. cum Tryph., 1 (cf. Eus., H. E., IV, 18) ; Philostr., Apoll., IV, 3 ; VIII, 26 ; Falkener, Eph., plans des trois gymnases. Cf. Vitruve, V, x, 4. Comparez les scholæ gigantesques encore existantes à Hiérapolis.
  58. Ce nom n’était point rare. II Macch., iv, 40 ; Jos., Ant., XVI, x, 3 ; B. J., I, xxvi, 3 ; Eus., H. E., VIII, xxxii, 3 ; Le Bas, Inscr., III, no 1439. Suidas (au mot Τύραννος) mentionne un sophiste de ce nom, mais sans indication de lieu ni de date.
  59. Act., xx, 20.
  60. Act., xx, 20, 31.
  61. Act., xx, 21.
  62. Act., xix, 12.
  63. Cf. Justin, Dial. cum Tryph., 85 ; Origène, Contre Celse, I, 25.
  64. Le nombre « sept » (Act., xix, 14) est sans doute amené par le nombre habituel dont se composait une légion démoniaque (Matth., xii, 45 ; Marc, xvi, 9 ; Luc, viii, 2 ; xi, 26). Sur le sens vague d’ἀρχιερεύς, cf. Schleusner, s. h. v. ; Corpus inscr. gr., no 6406 et peut-être 6363.
  65. Comparez Josèphe, Ant., VIII, ii, 5.
  66. Ces sortes d’épidémie de démonologie ne sont pas rares en Orient. Il y a quelques années, il y eut à la fois plus de trois cents personnes dans la petite ville de Saïda s’occupant de sciences occultes.
  67. Ceci m’est souvent arrivé en Syrie. Les chercheurs de trésors, me prenant pour un confrère, venaient, dès qu’une circonstance plus ou moins puérile les avait convaincus de ma supériorité, me communiquer leurs talismans et leurs procédés.
  68. Le sens de πράξεις (v. 18) est déterminé par πραξάντων (v. 19), et le sens de ce dernier mot par περίεργα. Sur le sens de περίεργα comme synonyme de γοητικά, voir Aristénète, l. II, ép. xviii ; Irénée, Adv. hær., I, xxiii, 4. Cf. Du Cange, au mot vanitas.
  69. Act., xix, 13-19.