Saint Paul (Renan)/XX. Captivité de Paul à Césarée de Palestine

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Michel Lévy (p. 534-546).


CHAPITRE XX.


CAPTIVITÉ DE PAUL À CÉSARÉE DE PALESTINE.


Félix gouvernait alors la Judée avec les pouvoirs d’un roi et l’âme d’un esclave[1]. Il était affranchi de Claude et frère de ce Pallas qui avait fait la fortune d’Agrippine et celle de Néron. Il avait la complète immoralité de son frère, mais non ses talents administratifs. Nommé, par l’influence de Pallas, procurateur de Judée, en 52, il s’y montra cruel, débauché, avide[2]. Rien n’était au-dessus de son ambition. Il fut successivement marié à trois reines[3], et allié par mariage de l’empereur Claude[4]. À l’époque où nous sommes, sa femme était Drusille, sœur d’Hérode Agrippa II, qu’il avait enlevée, par des pratiques infâmes[5], à son premier mari, Aziz, roi d’Émèse. Il n’y avait crime dont on ne le supposât capable ; on alla jusqu’à l’accuser d’exercer le brigandage pour son propre compte[6] et de se servir du poignard des sicaires pour satisfaire ses haines[7]. Voilà les hommes auxquels les plus hautes fonctions étaient dévolues depuis que Claude avait tout livré aux affranchis. Ce n’étaient plus des chevaliers romains, de sérieux fonctionnaires comme Pilate, ou Coponius ; c’étaient des valets cupides, orgueilleux, dissolus, profitant de l’abaissement politique de ce pauvre vieux monde oriental pour se gorger à leur aise et se vautrer dans la fange[8]. On n’avait pas encore vu quelque chose de si horrible ni de si honteux.

Le chef d’escouade qui avait amené Paul remit à Félix, dès son arrivée, l’elogium et le prisonnier. Paul comparut un instant devant le procurateur, qui s’informa de quel pays il était. L’elogium constituait à l’accusé une situation privilégiée[9]. Félix dit qu’il entendrait la cause, quand les accusateurs seraient arrivés. En attendant, il ordonna de garder Paul, non dans la prison, mais dans l’ancien palais d’Hérode le Grand, qui était devenu maintenant la résidence des procurateurs. À ce moment, sans doute, Paul était confié à un soldat (frumentarius) qui était chargé sur sa tête de le garder et de le présenter à toute réquisition[10].

Au bout de trois jours[11], les accusateurs juifs arrivèrent. Le grand prêtre Ananie était venu en personne, accompagné de quelques anciens. Sachant à peine parler grec et latin, et pleins de confiance en la rhétorique officielle du temps, ils s’étaient adjoint un certain Tertullus, avocat. L’audience eut lieu sur-le-champ. Tertullus, selon les règles de son état, débuta par la captatio benevolentiæ. Il loua avec impudence le gouvernement de Félix, parla du bonheur dont on jouissait sous son administration, de la reconnaissance publique, et il le pria d’écouter avec sa bonté habituelle. Puis il aborda son sujet, traita Paul de peste, de perturbateur du judaïsme, de chef de l’hérésie des nazaréens, de brouillon uniquement occupé à exciter des séditions parmi ses coreligionnaires dans le monde entier. Il insista sur la violation prétendue du temple, laquelle constituait un crime capital, et soutint qu’en cherchant à s’emparer de Paul, on avait seulement voulu le juger conformément à la Loi.

Sur un signe de Félix, Paul prit ensuite la parole. Il soutint que sa conduite dans le temple avait été celle du juif le plus paisible, qu’il n’y avait pas disputé ni fait d’attroupement, qu’il n’avait pas prêché une seule fois à Jérusalem, qu’il était en effet hérétique, si c’est être hérétique que de croire à tout ce qui est écrit dans la Loi et les Prophètes, et d’espérer la résurrection des morts ; qu’au fond, le seul crime dont on l’accusât était de croire à la résurrection ; « mais, ajoutait-il, les juifs eux-mêmes y croient… » À l’égard des juifs, c’était là une apologie habile, plus habile même que sincère, puisque, dissimulant la vraie difficulté, elle cherchait à faire croire qu’on pouvait s’entendre quand on ne s’entendait pas, et déplaçait la question d’une façon souvent imitée depuis par les apologistes chrétiens. En tout cas, Félix, qui s’intéressait peu au dogme de la résurrection, dut rester indifférent. Il leva brusquement la séance, déclara qu’il ne se prononcerait qu’après un plus ample informé et quand il aurait vu Claudius Lysias. En attendant, il ordonna au centurion de traiter Paul avec douceur, c’est-à-dire de le laisser sans chaîne, à l’état de custodia libera[12], et de permettre à ses disciples ainsi qu’à ses amis de s’approcher de lui et de le servir.

Quelques jours après, Félix et Paul se revirent. Drusille, qui était juive, désira, dit-on, entendre l’apôtre exposer la foi chrétienne. Paul parla de la justice, de la continence, du jugement à venir. Tout cela sourit peu à ces catéchumènes d’un genre nouveau. Félix même, à ce qu’il paraît, eut peur : « En voilà assez pour le moment, dit-il à Paul ; je te ferai venir quand il sera temps. » Ayant appris que Paul avait apporté avec lui des valeurs considérables, il espérait tirer de lui ou de ses amis une forte somme pour sa délivrance. Il paraît qu’il le vit plusieurs fois et qu’il chercha à lui suggérer cette idée. Mais l’apôtre ne s’y prêtant pas, Félix voulut au moins recueillir de cette affaire quelque profit pour sa popularité fort ébranlée. Le plus grand plaisir qu’on pût faire aux Juifs était de persécuter ceux qu’ils regardaient comme leurs ennemis. Il retint donc Paul en prison, et même le fit enchaîner de nouveau[13]. Paul passa deux ans en cet état.

La prison, même avec l’augmentation de la chaîne et du soldat frumentaire, était loin d’être alors ce qu’elle est aujourd’hui, une totale privation de la liberté. Pour peu surtout qu’on eût quelques ressources pécuniaires, on s’arrangeait avec son gardien et on pouvait vaquer à ses affaires. En tout cas, on voyait ses amis, on n’était pas séquestré, on donnait cours à toute son activité[14]. Nul doute, par conséquent, que Paul, quoique prisonnier, n’ait continué son apostolat à Césarée. Jamais il n’avait eu avec lui tant de disciples. Timothée, Luc, Aristarque de Thessalonique, Tychique, Trophime portaient ses ordres dans toutes les directions et servaient à la correspondance qu’il entretenait avec ses Églises. Il chargea en particulier Tychique et Trophime d’une mission pour Éphèse[15]. Trophime, à ce qu’il paraît, tomba malade à Milet[16].

Par suite du séjour qu’ils firent ainsi en Palestine, les membres les plus intelligents des Églises de Macédoine et d’Asie se trouvèrent en des rapports prolongés avec les Églises de Judée. Luc, en particulier, qui jusque-là n’avait pas quitté sa Macédoine, fut initié aux traditions de Jérusalem. Il fut sans doute vivement frappé de la majesté hiérosolymitaine, et il imagina la possibilité d’une conciliation entre les principes soutenus d’un côté par Paul, de l’autre par les anciens de Jérusalem. Il pensa que ce qu’il y avait de meilleur était d’oublier les torts réciproques, de jeter prudemment un voile sur ces torts, de n’en plus parler. Les idées fondamentales qui devaient présider à la rédaction de son grand écrit furent probablement dès lors arrêtées dans son esprit. Par ces contacts divers, une tradition uniforme s’établissait. Les Évangiles s’élaboraient par une intime communication de tous les partis qui constituaient l’Église. Jésus avait créé l’Église, l’Église le créait à son tour. Ce grand idéal qui allait dominer l’humanité durant des siècles sortait vraiment des entrailles de l’humanité et d’une sorte de concert secret entre tous ceux à qui Jésus avait légué son esprit.

Félix succomba enfin, non sous l’indignation que ses crimes auraient dû produire, mais devant les difficultés d’une situation à laquelle aucun procurateur n’avait pu tenir tête. La vie d’un gouverneur romain à Césarée était devenue insupportable ; les Juifs et les Syriens ou Grecs se battaient sans cesse ; l’homme le plus intègre n’eût pas su tenir la balance entre des haines aussi féroces. Les Juifs, selon leur habitude, se plaignaient à Rome. Ils y disposaient d’assez fortes influences, surtout auprès de Poppée[17], et grâce aux intrigues qu’y dirigeait Hérode Agrippa II. Pallas avait beaucoup perdu de son crédit, surtout depuis l’an 55[18]. Il ne put empêcher la disgrâce de son frère ; il réussit seulement à le sauver de la mort. On donna pour successeur à Félix un homme ferme et juste[19], Porcius Festus, qui arriva au mois d’août de l’an 60 à Césarée[20].

Trois jours après son débarquement, il se rendit à Jérusalem. Le grand prêtre Ismaël, fils de Phabi, et tout le parti sadducéen, c’est-à-dire le haut sacerdoce[21], l’entourèrent, et une des premières demandes qu’on lui adressa fut relative à Paul. On voulait qu’il le fit revenir à Jérusalem ; on eût dressé une embuscade pour le tuer dans le trajet. Festus répondit qu’il allait bientôt repartir pour Césarée, qu’il valait mieux par conséquent que Paul y restât, mais que, les Romains ne prononçant jamais une condamnation sans que l’accusé eût été confronté avec ses accusateurs, il faudrait que ceux des notables qui voudraient charger Paul vinssent avec lui. Au bout de huit ou dix jours, il retourna en effet à Césarée, et, le lendemain, il fit comparaître devant son tribunal Paul et ses adversaires. Après un débat confus, Paul soutenant qu’il n’avait rien fait, ni contre la Loi, ni contre le temple, ni contre l’empereur, Festus lui proposa de le faire reconduire à Jérusalem, où il pourrait, sous sa surveillance et sa haute juridiction, se défendre devant une cour juive. Festus ignorait sans doute le projet des conjurés ; il croyait, par ce renvoi, se débarrasser d’une cause ennuyeuse et faire une chose agréable aux Juifs, qui lui demandaient avec tant d’instances le transfèrement du prisonnier.

Mais Paul se garda bien d’accepter. Il était possédé du désir de voir Rome. La capitale du monde avait pour lui une sorte de charme puissant et mystérieux[22]. Il maintint son droit d’être jugé par un tribunal romain, protesta que personne n’avait le droit de le livrer aux Juifs, et prononça le mot solennel : « J’en appelle à l’empereur. » Ce mot, prononcé par un citoyen romain, avait la force de rompre toutes les juridictions provinciales. Le citoyen, en quelque partie du monde qu’il fût, avait le droit de se faire reconduire à Rome pour être jugé. Les gouverneurs de provinces, d’ailleurs, renvoyaient souvent à l’empereur et à son conseil les causes de droit religieux[23]. Festus, surpris d’abord de cet appel, s’entretint un moment avec ses assesseurs, puis répondit par la formule : « Tu en as appelé à l’empereur ; tu iras à l’empereur. »

Le renvoi de Paul à Rome fut dès lors décidé, et l’on n’attendit plus qu’une occasion pour le faire partir. Un incident singulier se passa dans l’intervalle. Quelques jours après le retour de Festus à Césarée, Hérode Agrippa II et sa sœur Bérénice, qui vivait avec lui, non sans soupçon d’infamie[24], vinrent saluer le nouveau procurateur. Ils restèrent plusieurs jours à Césarée. Dans le cours des conversations qu’ils eurent avec le fonctionnaire romain, celui-ci leur parla du prisonnier que Félix lui avait laissé. « Ses accusateurs, dit-il, n’ont relevé contre lui aucun des crimes que je m’attendais à voir établir. Il ne s’agit en toute cette affaire que de subtilités relatives à leurs superstitions et d’un certain Jésus, qui est mort et que Paul dit être vivant. — Justement, dit Agrippa, il y a longtemps que je voulais entendre cet homme. — Tu l’entendras demain, » répondit Festus.

Le lendemain, en effet, Agrippa et Bérénice vinrent au tribunal avec une suite brillante. Tous les officiers de l’armée et les principaux de la ville étaient là. Aucune procédure officielle ne pouvait avoir lieu depuis l’appel à l’empereur, mais Festus déclara que, selon ses principes, l’envoi d’un prisonnier à Rome devait être accompagné d’un rapport ; il feignit de vouloir s’éclairer pour le rapport qu’il avait à faire en cette circonstance, allégua son ignorance des choses juives, et déclara vouloir suivre sur cette affaire l’avis du roi Agrippa. Agrippa invita Paul à parler. Paul alors fit, avec une certaine complaisance oratoire, un de ces discours qu’il avait cent fois répétés. Il s’estima heureux d’avoir à plaider sa cause devant un juge aussi au courant des questions juives que l’était Agrippa. Il se retrancha plus que jamais dans son système ordinaire de défense, prétendit ne rien dire qui ne fût dans la Loi et les Prophètes, soutint qu’on le poursuivait uniquement à cause de la foi en la résurrection, foi qui est celle de tous les Israélites, qui donne un mobile à leur piété, un fondement à leurs espérances. Il expliqua par des citations empruntées aux Écritures ses thèses favorites, savoir que le Christ devait souffrir, qu’il devait être le premier ressuscité[25]. Festus, étranger à toutes ces spéculations, prit Paul pour un rêveur, savant homme en son genre, mais égaré et chimérique. « Tu es fou, Paul, lui dit-il ; tes lectures t’ont fait perdre l’esprit. » — Paul invoqua le témoignage d’Agrippa, plus versé dans la théologie juive, connaissant les prophètes, et qu’il supposait instruit des faits relatifs à Jésus. Agrippa répondit d’une manière évasive. Un grain de plaisanterie se mêla, ce semble, à la conversation. « Tu vas, dit Agrippa, me persuader de me faire chrétien… » Paul, avec son esprit ordinaire, se mit au ton de l’assistance, et finit par souhaiter à tous de lui ressembler : « Excepté par ces chaînes, » ajouta-t-il avec une légère ironie.

L’effet de cette séance courtoise, si différente des audiences où les Juifs figuraient en accusateurs, fut en somme favorable à Paul. Festus, avec son bon sens romain, déclara que cet homme n’avait rien fait de mal. Agrippa fut d’avis que, s’il n’en avait pas appelé à l’empereur, on eût pu le relâcher. Paul, qui voulait aller à Rome conduit par les Romains eux-mêmes, ne retira pas son appel. On le mit donc, avec quelques autres prisonniers, en la garde d’un centurion de la cohorte prima Augusta Italica[26], nommé Julius, lequel devait être Italien. Timothée, Luc et Aristarque de Thessalonique furent les seuls de ses disciples qui prirent passage avec lui[27].

  1. Tacite, Hist., V, 9.
  2. Jos., Ant., XX, vii, 1 ; viii, 5 ; B. J., II, xii, 8 ; Tacite, Ann., XII, 54 ; Hist., 9.
  3. Suétone, Claude, 28.
  4. Tacite, Hist., V, 9.
  5. Tacite, Hist., V, 9.
  6. Tacite, Ann., XII, 54.
  7. Jos., Ant., XX, viii, 5.
  8. Tacite, Hist., V, 9.
  9. Digeste, XLVIII, iii, 6.
  10. Digeste, XLVIII, iii, De custodia et exhibitione reorum, 1, 12, 14 ; Sénèque, Epist., v ; Denys d’Alex., dans Eus., H. E., VI, 40 ; Act., xxviii, 16. Le passage de Manilius, Astr., V, 619-620, prouve peu ici. Cf. Act., xvi, 27 ; xxvii, 42.
  11. Act., xxiv, 1. Les cinq jours doivent se compter à partir du jour où Paul sortit de Jérusalem, comme le prouve Act., xxiv, 11.
  12. Voir Freund ou Forcellini, à ce mot ; saint Augustin, In Joh. Evang., tract. xlix, § 9.
  13. Act., xxiv, 27 ; xxvi, 29.
  14. Jos., Ant., XVIII, vi, 7.
  15. Cela se conclut de leur omission dans le passage Act., xxvii, 2 (cf. xx, 4), rapproché de II Tim., iv, 12 ; Tit., iii, 12, en observant que ces deux dernières épîtres sont supposées et pleines d’arrangements inexplicables.
  16. II Tim., iv, 20 ; même observation.
  17. Jos., Ant., XX, viii, 11 ; Vita, 3.
  18. Tacite, Ann., XIII, 14.
  19. Jos., B. J., II, xiv, 1.
  20. Jos., Ant., XX, viii. Paul fut amené à Césarée en août 58. Festus y arriva deux ans après. La remarque faite Act., xxvii, 9, s’accorde avec ces dates.
  21. Voir les passages Pesachim et Kerithouth, précités.
  22. Act., xix, 21 ; xxiii, 11.
  23. Pline, Epist., X, 97 ; Jos., Vita, 3 ; Dion Cassius, LX, 17.
  24. Jos., Ant., XX, vii, 3 ; Juvénal, vi, 156 et suiv.
  25. Il n’est pas impossible que l’auteur des Actes ait imaginé tout cet épisode pour montrer Paul exposant une fois de plus sa doctrine devant le monde païen. Comparez l’épisode de l’Aréopage (ci-dessus, p. 191 et suiv.) et Act., xxiv, 24-25. Il est difficile cependant que le récit dont il s’agit ici n’ait pas quelque base. Matth., x, 18-19 ; Luc, xii, 11, renferment peut-être une allusion à ces apologies prononcées par l’apôtre devant diverses autorités.
  26. Voir les Apôtres, p. 202.
  27. Act., xxvii, 2 ; Phil., i, 1 ; ii, 19 ; Col., i; Philem., 1 ; Hebr., xiii, 23.