Saint Paul (Renan)/XXII. Coup d’œil sur l’œuvre de Paul

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Michel Lévy (p. 560-570).


CHAPITRE XXII.


COUP D’ŒIL SUR L’ŒUVRE DE PAUL.


Paul a encore plus de trois ans à vivre, et ces trois années ne seront pas les moins remplies de sa laborieuse existence. Nous montrerons même que la carrière de ses courses apostoliques eut, selon toutes les vraisemblances, un prolongement. Mais ces voyages nouveaux, il les fit du côté de l’Occident, non dans les pays qu’il avait déjà visités[1]. Ces voyages, s’ils eurent lieu, furent d’ailleurs sans résultats appréciables pour la propagation du christianisme. Il est donc permis dès à présent de mesurer l’œuvre de Paul. Grâce à lui, une moitié de l’Asie Mineure a reçu la semence chrétienne. En Europe, la Macédoine a été assez profondément pénétrée, la Grèce entamée sur ses bords. Si l’on ajoute à cela l’Italie, de Pouzzoles à Rome, déjà sillonnée par des chrétiens, on aura le tableau des conquêtes effectuées par le christianisme dans les seize années que ce livre embrasse. La Syrie, nous l’avons vu, avait antérieurement reçu la parole de Jésus et possédait des Églises organisées. Les progrès de la foi nouvelle avaient été vraiment merveilleux, et, quoique le public s’en occupât bien peu encore, les sectateurs de Jésus avaient déjà de l’importance pour les gens du dehors. Nous les verrons, vers le milieu de l’an 64, occuper l’attention du monde et jouer un rôle historique très-important.

En toute cette histoire, du reste, il importe de se défendre d’une illusion que la lecture des Épîtres de Paul et des Actes des Apôtres produit presque forcément. On serait tenté, d’après une telle lecture, de se figurer des conversions en masse, des Églises nombreuses, des pays entiers volant au culte nouveau. Paul, qui nous parle souvent des juifs rebelles, ne parle jamais de l’immense majorité des païens, qui n’avait aucune connaissance de la foi. En lisant les voyages de Benjamin de Tudèle, on croirait aussi que le monde de son temps n’était peuplé que de juifs. Les sectes sont sujettes à ces illusions d’optique ; pour elles, rien n’existe hors d’elles : les événements qui se passent dans leur sein leur paraissent des événements intéressant l’univers. Les personnes qui ont des rapports avec les anciens saint-simoniens sont frappées de la facilité avec laquelle ils s’envisagent comme le centre de l’humanité. Les premiers chrétiens vivaient de même si renfermés dans leur cercle, qu’ils ne savaient presque rien du monde profane. Un pays était censé évangélisé quand le nom de Jésus y avait été prononcé[2] et qu’une dizaine de personnes s’étaient converties. Une Église souvent ne renfermait pas douze ou quinze personnes. Peut-être tous les convertis de saint Paul en Asie Mineure, en Macédoine et en Grèce, ne dépassaient-ils pas beaucoup le chiffre de mille[3]. Ce petit nombre, cet esprit de comité secret, de famille spirituelle restreinte, fut justement ce qui constitua la force indestructible de ces Églises, et fit d’elles autant de germes féconds pour l’avenir.

Un homme a contribué plus qu’aucun autre à cette rapide extension du christianisme ; cet homme a déchiré l’espèce de maillot serré et prodigieusement dangereux dont l’enfant fut entouré dès sa naissance ; il a proclamé que le christianisme n’était pas une simple réforme du judaïsme, mais qu’il était une religion complète, existant par elle-même. Dire que cet homme mérite d’être placé à un rang fort élevé dans l’histoire, c’est dire une chose évidente ; mais il ne faut pas l’appeler fondateur. Paul a beau dire, il est inférieur aux autres apôtres. Il n’a pas vu Jésus, il n’a pas entendu sa parole. Les divins logia, les paraboles, il les connaît à peine. Le Christ qui lui fait des révélations personnelles est son propre fantôme ; c’est lui-même qu’il écoute, en croyant entendre Jésus.

Même, à ne parler que de rôle extérieur, il s’en faut que Paul ait eu de son vivant l’importance que nous lui prêtons. Ses Églises ou ne furent pas très-solides ou le renièrent. Les Églises de Macédoine et de Galatie, qui sont bien son œuvre propre, n’ont pas beaucoup d’importance au iie et au iiie siècle. Les Églises de Corinthe et d’Éphèse, qui ne lui appartenaient pas à un titre aussi exclusif, passent à ses ennemis ou ne se trouvent pas fondées assez canoniquement si elles ne l’ont été que par lui[4]. Après sa disparition de la scène des luttes apostoliques, nous le verrons presque oublié. Sa mort fut probablement tenue par ses ennemis pour la mort d’un brouillon. Le iie siècle parle à peine de lui, et semble par système chercher à effacer sa mémoire. Ses Épîtres alors sont peu lues et ne font autorité que pour un groupe assez réduit[5]. Ses partisans eux-mêmes atténuent beaucoup ses prétentions[6]. Il ne laisse pas de disciples célèbres ; Tite, Timothée, tant d’autres qui lui faisaient comme une cour, disparaissent sans éclat. À vrai dire, Paul avait une personnalité trop énergique pour former une école originale. Il écrasa toujours ses disciples ; ils ne jouèrent auprès de lui que le rôle de secrétaires, de serviteurs, de courriers. Leur respect pour le maître était tel, qu’ils n’osèrent jamais enseigner librement. Quand Paul était avec sa troupe, il existait seul ; tous les autres étaient anéantis ou ne voyaient que par lui[7].

Au iiie, au ive, au ve siècle, Paul grandira singulièrement. Il deviendra le docteur par excellence, le fondateur de la théologie chrétienne. Le vrai président de ces grands conciles grecs qui font de Jésus la clef de voûte d’une métaphysique, c’est l’apôtre Paul. Mais, au moyen âge, surtout en Occident, sa fortune subira une étrange éclipse. Paul ne dira presque rien au cœur des barbares ; hors de Rome, il n’aura pas de légende ; la chrétienté latine ne prononcera guère son nom qu’à la suite de son rival. Saint Paul, au moyen âge, est en quelque sorte perdu dans les rayons de saint Pierre. Pendant que saint Pierre remue le monde, fait trembler et obéir, l’obscur saint Pou joue un rôle secondaire dans la grande poésie chrétienne qui remplit les cathédrales et inspire les chants populaires. Presque personne avant le xvie siècle ne s’appelle de son nom ; il paraît à peine dans les monuments figurés ; il n’a pas de dévots, on ne lui bâtit guère d’églises[8], on ne lui brûle pas de cierges. Son entourage, Titus, Timothée, Phœbé, Lydie, ont peu de place dans le culte public, surtout des Latins[9]. N’a pas de légende qui veut. Pour avoir une légende, il faut avoir parlé au cœur du peuple ; il faut avoir frappé l’imagination. Or, que dit au peuple le salut par la foi, la justification par le sang du Christ ? Paul était trop peu sympathique à la conscience populaire, et aussi peut-être trop bien connu par l’histoire, pour qu’il pût se former autour de sa tête une auréole de fables. Parlez-moi de Pierre, qui fait courber la tête des rois, brise les empires, marche sur l’aspic et le basilic, foule aux pieds le lion et le dragon, tient les clefs du ciel !

La Réforme ouvre pour saint Paul une ère nouvelle de gloire et d’autorité. Le catholicisme lui-même revient, par des études plus étendues que celles du moyen âge, à des vues assez justes sur l’apôtre des gentils. À partir du xvie siècle, le nom de Paul est partout. Mais la Réforme, qui a rendu tant de services à la science et à la raison, n’a pas su faire une légende. Rome, jetant un voile complaisant sur les rudesses de l’Épître aux Galates, élève Paul sur un piédestal presque égal à celui de Pierre. Paul n’en devient pas davantage le saint du peuple. Quelle place lui fera la critique ? Quel rang lui assignera-t-elle dans la hiérarchie de ceux qui servirent l’idéal ?

On sert l’idéal en faisant le bien, en découvrant le vrai, en réalisant le beau. En tête de la procession sainte de l’humanité, marche l’homme du bien, l’homme vertueux ; le second rang appartient à l’homme du vrai, au savant, au philosophe ; puis vient l’homme du beau, l’artiste, le poëte. Jésus nous apparaît, sous son auréole céleste, comme un idéal de bonté et de beauté. Pierre aima Jésus, le comprit, et fut, ce semble, malgré quelques faiblesses, un homme excellent. Que fut Paul ? — Ce ne fut pas un saint. Le trait dominant de son caractère n’est pas la bonté. Il fut fier, roide, cassant ; il se défendit, s’affirma (comme on dit aujourd’hui) ; il eut des paroles dures ; il crut avoir absolument raison ; il tint à son avis ; il se brouilla avec diverses personnes. — Ce ne fut pas un savant ; on peut même dire qu’il a beaucoup nui à la science par son mépris paradoxal de la raison, par son éloge de la folie apparente, par son apothéose de l’absurde transcendental. — Ce ne fut pas non plus un poëte. Ses écrits, œuvres de la plus haute originalité, sont sans charme ; la forme en est âpre et presque toujours dénuée de grâce. — Que fut-il donc ?

Ce fut un homme d’action éminent, une âme forte, envahissante, enthousiaste, un conquérant, un missionnaire, un propagateur, d’autant plus ardent qu’il avait d’abord déployé son fanatisme dans un sens opposé. Or l’homme d’action, tout noble qu’il est quand il agit pour un but noble, est moins près de Dieu que celui qui a vécu de l’amour pur du vrai, du bien ou du beau. L’apôtre est par nature un esprit quelque peu borné ; il veut réussir, il fait pour cela des sacrifices. Le contact avec la réalité souille toujours un peu. Les premières places dans le royaume du ciel sont réservées à ceux qu’un rayon de grâce a touchés, à ceux qui n’ont adoré que l’idéal. L’homme d’action est toujours un faible artiste, car il n’a pas pour but unique de refléter la splendeur de l’univers ; il ne saurait être un savant, car il règle ses opinions d’après l’utilité politique ; ce n’est même pas un homme très-vertueux, car jamais il n’est irréprochable, la sottise et la méchanceté des hommes le forçant à pactiser avec elles. Jamais surtout il n’est aimable : la plus charmante des vertus, la réserve, lui est interdite. Le monde favorise les audacieux, ceux qui s’aident eux-mêmes. Paul, si grand, si honnête, est obligé de se décerner le titre d’apôtre. On est fort dans l’action par ses défauts ; on est faible par ses qualités. En somme, le personnage historique qui a le plus d’analogie avec saint Paul, c’est Luther. De part et d’autre, c’est la même violence dans le langage[10], la même passion, la même énergie, la même noble indépendance, le même attachement frénétique à une thèse embrassée comme l’absolue vérité.

Je persiste donc à trouver que, dans la création du christianisme, la part de Paul doit être faite bien inférieure à celle de Jésus. Il faut même, selon moi, mettre Paul au-dessous de François d’Assise et de l’auteur de l’ « Imitation », qui tous deux virent Jésus de très-près. Le Fils de Dieu est unique. Paraître un moment, jeter un éclat doux et profond, mourir très-jeune, voilà la vie d’un dieu. Lutter, disputer, vaincre, voilà la vie d’un homme. Après avoir été depuis trois cents ans le docteur chrétien par excellence, grâce au protestantisme orthodoxe, Paul voit de nos jours finir son règne ; Jésus, au contraire, est plus vivant que jamais. Ce n’est plus l’Épître aux Romains qui est le résumé du christianisme, c’est le Discours sur la montagne. Le vrai christianisme, qui durera éternellement, vient des Évangiles, non des Épîtres de Paul. Les écrits de Paul ont été un danger et un écueil, la cause des principaux défauts de la théologie chrétienne ; Paul est le père du subtil Augustin, de l’aride Thomas d’Aquin, du sombre calviniste, de l’acariâtre janséniste, de la théologie féroce qui damne et prédestine à la damnation. Jésus est le père de tous ceux qui cherchent dans les rêves de l’idéal le repos de leurs âmes. Ce qui fait vivre le christianisme, c’est le peu que nous savons de la parole et de la personne de Jésus. L’homme d’idéal, le poëte divin, le grand artiste défie seul le temps et les révolutions. Seul il est assis à la droite de Dieu le Père pour l’éternité.

Humanité, tu es quelquefois juste, et certains de tes jugements sont bons !




FIN DE SAINT PAUL
  1. Act., xx, 25.
  2. Rom., xv, 19-20. Comp. Act., xx, 25-27 ; Col., i, 6 et surtout 23.
  3. On peut supposer que les salutations de Rom., xvi, 3-16, comprennent à peu près toute l’Église de Paul à Éphèse. Paul salue expressément vingt-six personnes ; il mentionne trois Églises domestiques et deux fois il emploie la formule καὶ τοὺς σὺν αὐτοῖς. Portant à vingt le chiffre des personnes qui composaient chaque Église domestique, et à dix le nombre des personnes comprises sous les formules καὶ τοὺς σὺν αὐτοῖς, on arrive à composer l’Église d’Éphèse de cent ou cent vingt personnes. L’Église de Corinthe devait être moins nombreuse, puisqu’elle ne formait qu’une seule ecclesia, laquelle tenait toute dans une maison (Rom., xvi, 23, texte grec). Évaluons à deux cents les chrétiens de Macédoine ; admettons deux ou trois cents personnes pour les Églises de Galatie ; il restera encore, pour atteindre le chiffre mille, une somme de trois ou quatre cents personnes, qui semble plus que suffisante pour représenter les Églises d’Athènes, de Troas, de Chypre, et autres groupes secondaires.
  4. Cf. les Apôtres, p. iv et suiv., et ci-dessus, p. 324-325, 366 et suiv.
  5. Le groupe d’où sont sorties les épîtres soit authentiques soit apocryphes de Clément Romain, d’Ignace, de Polycarpe.
  6. C’est ce qui est sensible chez l’auteur des Actes. Voir les Apôtres, p. xxx et suiv.
  7. Voir surtout Act., xx, 10 et suiv. ; xxvii, 11, 21 et suiv.
  8. Le vocable de « saint Pierre et saint Paul » est commun, mais celui de saint Paul seul est assez rare. Saint Pol de Léon, saint Paul de Narbonne sont des saints locaux.
  9. Les récits relatifs à saint Trophime, à saint Crescent, sont moins des légendes que des détorses réfléchies données à l’histoire pour satisfaire la vanité de certaines Églises.
  10. Voir surtout Phil., iii, 2. L’ouvrage qui ressemble le plus comme esprit à l’Épître aux Galates, c’est le De captivitate babylonica Ecclesiæ.