Sainte Lydwine de Schiedam/Chapitre VI

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Plon-Nourrit (p. 125-134).

VI


Jusqu’alors, c’était surtout sa mère qui l’avait soignée, mais Pétronille tomba malade, à son tour ; elle était usée par l’âge et les soucis d’une existence toujours en alerte pour joindre, dans son pauvre ménage, les deux bouts. Les fatigues que lui imposèrent les infirmités de Lydwine et le chagrin qu’elle ressentit à la voir inculpée de simulacres et de mensonges et injuriée jusque dans son lit l’achevèrent ; elle se coucha et ne se releva plus ; elle conserva sa connaissance et comprenant qu’elle allait mourir elle trembla ; elle se rappela des coquetteries de jeunesse, des décisions ajournées, des heures oisives ou mal employées ; peut-être se reprocha-t-elle aussi d’avoir trop tarabusté sa fille ; toujours est-il qu’elle lui confessa ses transes et la pria d’obtenir du Sauveur son pardon.

Lydwine qui pleurait, à chaudes larmes, en l’écoutant, la consola de son mieux et lui promit de la gratifier, autant que cela dépendrait d’elle, des mérites acquis par ses longues souffrances ; elle y mit cette seule condition que la mourante se résignerait à quitter la vie et s’abandonnerait en toute confiance à l’indulgente tendresse du Juge.

Pétronille, qui savait de quelles prébendes de grâces son enfant était pourvue, se rassura et s’éteignit en paix ; mais Lydwine, persuadée qu’elle ne possédait plus rien, puisqu’elle avait tout cédé à sa mère, se hâta de remédier à son dénuement. Elle vendit les meubles et les nippes dont elle pouvait se passer et en distribua l’argent aux pauvres ; puis elle s’avisa que son lit était trop doux et elle s’en débarrassa au profit de son neveu et de sa nièce qui s’installèrent en qualité de garde-malade, auprès d’elle ; elle commanda ensuite que l’on étendît, sur le sol humide de la chambre, une planche ôtée au flanc d’un tonneau et qu’on la recouvrît de paille ; et cette paille qui bientôt se convertit en un abominable fumier fut désormais sa seule couche ; mais il fallut l’y transporter et, malgré les précautions dont on usa, ce fut horrible. On dut la ficeler pour qu’elle ne se séparât point et, en la soulevant, l’on ne put faire autrement que d’arracher les chairs collées au drap.

Elle estima que ce n’était pas encore assez et elle se procura, afin de râper la peau de ses reins à vif, une ceinture en crins de cheval qu’elle ne retira plus.

Elle avait alors vingt-huit ans ; l’hiver commençait, un hiver si long et si rigoureux que les vieillards ne se souvenaient pas d’en avoir jamais enduré un pareil ; il reçut, par excellence, le nom de grand hiver et, ajoute Thomas A Kempis, dans les fleuves devenus fermes tous les poissons périrent. Or cette saison de frimas, elle la vécut dans une pièce sans jour et sans air, privée de feu, vêtue simplement d’une de ces petites chemises de laine que tissaient pour elle les sœurs du tiers-ordre de saint-François, à Schiedam, et enveloppée d’une mauvaise couverture, alors que ses blessures et son hydropisie la rendaient, plus qu’une autre, sensible au froid.

Elle pleurait, la nuit, des larmes de sang qui se coagulaient sur ses joues et, le matin, il fallait détacher de son visage bleui et comme damassé par le gel, ces stalactites ; quant au reste du corps, il était quasi paralysé et ses pieds étaient si roides qu’on devait les frotter et les enrouler de linges chauds pour les ranimer.

Elle continuait cependant de vivre dans cet état pire que la mort ; et il n’y avait presque jamais un sou à la maison ! Les quelques personnes charitables qui l’avaient jusqu’alors aidée ne songeaient plus à la secourir ; elle en était réduite à ne même plus avoir de linge pour panser ses plaies ; elle serait littéralement morte de misère et de froid, si un franciscain du nom de Werembold, originaire de Gouda, qui fut, pendant plusieurs années, le recteur et le confesseur des sœurs tertiaires de sainte-Cécile d’Utrecht et le ministre général du tiers-ordre de saint-François, n’était venu la visiter.

Ils se connaissaient, l’un et l’autre, par une vision qu’ils avaient eue, à la même heure, le même jour, alors que l’on célébrait la fête de l’Annonciation ; et, depuis ce moment, ce religieux, qui était un véritable saint, désirait la voir de ses propres yeux.

Il entreprit, à cet effet, le voyage ; il la trouva dans une telle détresse qu’il fondit en larmes, sans pouvoir parler ; il donna ce qu’il possédait trente gros de Hollande afin qu’on lui achetât au moins une paire de draps et, indigné par la dureté de cœur des habitants de Schiedam, il monta en chaire et les vitupéra de telle sorte que plusieurs personnes, dont le zèle pour cette œuvre de miséricorde s’était affaibli, se repentirent.

Et il fit plus que de lui assurer pour quelque temps le nécessaire, le brave Werembold, il paracheva les leçons de Jan Pot et l’aiguilla, à son tour, sur les voies mystiques. Il était un habile stratégiste des combats divins ; il savait combien la souffrance est un puissant engrais pour la flore de l’âme et il admirait l’amoureuse astuce du bienfaisant Tortionnaire qui s’arrangeait toujours de façon à ce que les douleurs dont il ne pouvait différer l’envoi, se changeassent, sans tarder, en liesses ; ce durent être de singuliers colloques que ceux de ces deux élus ; si l’on écoute A Kempis, ils s’entretinrent surtout de leur trépas.

Werembold espérait naître à la vie, après Pâques, mais son interlocutrice le déleurra ; elle lui affirma qu’il attendrait jusqu’à la Pentecôte ; effectivement, il décéda, en l’an 1413, la veille de cette fête, le jour de saint Barnabé. Et il fut, à son tour, prophète, en lui déclarant qu’elle devait se résigner à endurer longtemps encore la lamentable aubaine de ses maux, car il lui en restait autant à supporter qu’elle en avait déjà subis ; et elle lui survécut, en effet, vingt ans.

Elle assista, en état de ravissement, à son agonie. Le jour même où il mourut, les sœurs tertiaires de Schiedam annoncèrent à Lydwine qu’elles partaient pour Utrecht afin d’avoir des nouvelles de Werembold qu’elles savaient être malade ; — hâtez-vous, hâtez-vous, dit-elle ; et hochant la tête, elle leur laissa comprendre qu’elles arriveraient trop tard. — Quand elles atteignirent, le soir, Utrecht, elles purent, en écoutant sonner le glas des obsèques, constater que la sainte ne s’était pas trompée.

Après la mort de Pétronille, son mari, le vieux Pierre, son fils Wilhelm et ses deux enfants Pétronille et Baudouin se relayèrent pour veiller Lydwine ; mais la malechance s’en mêla, maintenant que la mère n’était plus.

Des accidents se succédèrent qui assombrirent encore le pauvre intérieur de la sainte ; son père déclinait à vue d’œil ; pendant ce grand hiver, il avait eu le gros orteil du pied droit gelé et il avait dû renoncer à son emploi de veilleur de nuit ; ce fut alors une reprise de misère noire. Il ne voulut pas, par délicatesse, mordre aux quelques aumônes que recevait sa fille et il ne vécut plus que de débris et de rogatons.

Sur ces entrefaites, le duc Wilhelm VI, comte de Hollande, de passage à Schiedam, avec sa femme la comtesse Marguerite et plusieurs personnes de la Cour, entendit parler de la misère du père de la sainte. Il en eut compassion et dit au vieillard :

— Combien vous faut-il pour vivre ici ? Fixez la somme et, en considération des vertus de votre fille, je vous la paierai.

Pierre assura le comte que douze écus à la couronne, monnaie de France, suffiraient largement, par année, à ses besoins.

Wilhelm les lui versa aussitôt ; jugeant ensuite que ces souhaits étaient trop modestes, il s’engagea à doubler, si cela devenait nécessaire, cette rente. Elle fut d’abord fidèlement acquittée, puis comme, chez les gens riches surtout, la générosité très aisément se lasse, le brave homme finit par ne plus rien toucher et il ne se crut pas le droit de réclamer.

En attendant, tandis qu’il profitait de ces courtes aises, il voulut contenter ce désir qu’il n’avait jamais pu réaliser, faute de temps, fréquenter assidûment les églises ; mais il était presque aveugle et si faible des jambes qu’un rien le faisait trébucher ; aussi, quand il était sorti, Lydwine se mourait-elle d’inquiétude ; et elle ne s’alarmait pas à tort, car on le ramassa, un jour, presque asphyxié.

C’était une veille de Pentecôte ; Pierre avait quitté la maison pour aller ouïr les vêpres, quand il rencontra un homme qui lui proposa de se promener hors de la ville jusqu’à l’heure de l’office. Il accepta et ils arrivèrent, tout en devisant, à un lieu nommé Damlaën. Là, tandis que, fatigué, il s’arrêtait, son compagnon se rua sur lui et l’empoignant par les reins, le précipita dans une fosse profonde, pleine d’eau et disparut. Il était en train de se noyer quand un charretier qui longeait la route l’aperçut, le hissa du bourbier et le ramena, dans sa voiture, chez sa fille.

Celle-ci le pensait mort et pleurait, car quelqu’un qui avait entrevu le vieillard, allongé, sans mouvement, dans la carriole, était venu la prévenir en hâte qu’on lui rapportait le cadavre de son père.

Cette aventure, à laquelle les biographes assignent une origine diabolique, consterna la sainte qui s’ingénia désormais à retenir le vieux Pierre à la maison ; mais devenu un peu, tel qu’un enfant, il s’échappait dès qu’il ne se sentait plus surveillé et comme il ne s’éloignait du logis que pour gagner l’église, sa fille n’avait pas le courage de le réprimander.

En somme, il fut pour elle beaucoup plus une cause de soucis qu’un aide ; et son fils Wilhelm ne semble pas, malgré toute sa bonne volonté, avoir été plus apte que lui à la soigner.

Celui-là manqua de la griller vive ; un matin, avant de se rendre à son travail, il pénétra dans la chambre pour s’assurer de l’état de sa santé et il posa la chandelle qu’il tenait allumée sur une planche placée au-dessus de la tête de sa sœur ; puis, il partit, la laissant seule dans la maison, car le père était, de son côté, sorti pour aller assister à une messe ; or, la chandelle culbuta et mit le feu à la paille sur laquelle Lydwine était couchée ; elle méditait la Passion de Notre-Seigneur et ne s’en aperçut pas tout d’abord ; mais les pétillements des brindilles qui se tordaient, la tirèrent de son ravissement et, de l’unique main qu’elle avait libre, de la main gauche, elle étreignit les flammes qui, sans la brûler, s’éteignirent. Lorsque son père revint, elle gisait non plus sur une botte de paille, mais sur un tas de cendres.

Ce frère, si imprudent, nous apparaît ainsi qu’un excellent homme, dévoué à sa sœur, mais malheureusement uni à une femme sottisière et méchante qui se croyait probablement, à cause des services que ses enfants prêtaient à Lydwine, tout permis ; la sainte endurait, sans jamais se plaindre, les intarissables bavardages et les ineptes remarques de cette mégère qui ne pouvait ouvrir la bouche sans vociférer et s’exacerbait, à mesure qu’elle hurlait, sans que l’on sût jamais bien pourquoi.

Mais si Lydwine acquiesçait docilement à ce genre d’épreuves, d’autres se résignaient plus difficilement à les accepter, témoin le duc de Bavière qui descendit à Schiedam pour consulter la sainte sur un cas de conscience. Les crimes dont il était coupable et l’apostasie qu’il avait commise en se dépouillant de sa robe d’évêque pour se marier, le tourmentaient sans doute.

Il se fit annoncer sous un nom d’emprunt, mais Lydwine, divinement avertie, ne fut point dupe.

Il était à peine assis auprès d’elle, quand la teigne entra et l’étourdit de ses réflexions saugrenues et de ses cris.

Il s’agaça et s’adressant à Lydwine : Comment, dit-il, pouvez-vous supporter cette harpie ? car lorsqu’elle est là, le séjour de votre maison n’est plus tolérable.

Et la sainte lui répondit en souriant : Monseigneur, que voulez-vous, il sied de souffrir les impertinences et les faiblesses de cette sorte de personnes, ne fût-ce que pour les corriger à force de patience et s’apprendre à soi-même à ne point s’irriter.

En homme pratique, le duc imagina une autre solution ; il acheta, séance tenante, le silence de la créature qui, enchantée d’empocher une somme d’argent, se tut… tant qu’il fut là.

Les garde-malades de Lydwine n’étaient pas, en somme, propres à grand’chose ; le père était plus encombrant qu’utile ; le frère, occupé au dehors ; sa femme insupportable ; restaient les deux enfants, Baudouin et Pétronille qui, heureusement, ne ressemblaient pas à leur mère et étaient très attachés à leur tante ; mais ils étaient trop jeunes et d’ailleurs, étant donné la nature des infirmités de la malade, elles ne pouvaient être décemment soignées que par des femmes. Dieu y veilla.

Des voisines pieuses se chargèrent de panser et de changer de linge son pauvre corps ; parmi celles-là figure une femme qui fut l’amie intime de Lydwine et que l’on apercevra souvent dans ce récit.

Qu’était cette Catherine Simon que nous avons déjà rencontrée auprès de Lydwine, alors que celle-ci était gardée à vue par six soldats, et qui finit par habiter tout à fait avec elle ?

Gerlac l’appelle Catherine, femme de maître Simon, le barbier ; Brugman parle, à diverses reprises, d’une Catherine qu’il qualifie tantôt de servante, tantôt de veuve, tantôt de compagne fidèle de la sainte ; Thomas A Kempis désigne Catherine Simon telle qu’une femme de qualité, et il la dit non épouse ou veuve mais fille d’un sieur Simon dont il n’indique pas la profession.

Y a-t-il identité entre ces Catherine et ces Simon ? on peut l’admettre, encore que l’un des traducteurs d’A Kempis distingue deux Catherine différentes, l’une fille de Simon et l’autre veuve d’on ne sait qui.

Il est, en tout cas, certain que cette femme aima et soigna Lydwine comme sa propre fille ; elle la dédommagea des incroyables opprobres et du haineux abandon dont elle fut, de la part du curé de Schiedam, la plaintive victime ; l’homme aux chapons ne devait pas, en effet, tarder à persécuter, de la façon la plus atroce, la sainte.