Sainte Lydwine de Schiedam/Chapitre VII

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Plon-Nourrit (p. 135-153).

VII


Avant de narrer les déplorables manigances de cet homme, il est bon de répéter, une fois de plus, à propos de ce curé et des autres pénibles prêtres que nous trouverons mêlés à la vie de Lydwine, que l’Église voguait alors à la dérive ; les papes se livraient à des pugilats de bulles ; les monastères pourrissaient sur pied, les hérésies faisaient rage ; l’Europe se dissolvait, il n’y avait pas de raison pour que la Hollande, d’abord régie par un prince coupable d’un meurtre, puis par l’héroïque farceuse qu’était sa fille, la comtesse Jacqueline, fût, plus qu’un autre pays, épargnée par le Démon ; les avaries d’âme de ses réguliers et de ses séculiers n’ont donc rien qui doive surprendre.

On peut ajouter que Lydwine était singulièrement façonnée aux outrages et acclimatée aux peines ; elle semblait douée du funeste privilège d’attirer chez elle les scélérats et les fous ; d’aucuns venaient la visiter sans motifs, qui la dévisageaient insolemment et ne partaient qu’après l’avoir abreuvée d’injures ; une fois, une énergumène qui l’avait invectivée, s’affola devant son silence et son calme et lui cracha au visage ; il fallut, celle-là, la jeter dehors ; et Lydwine lui envoya un petit présent, en disant à la personne qu’elle chargeait de cette commission :

— Cette chère sœur m’a rendu un grand service, car elle m’a aidé à m’épurer ; c’est moins un cadeau que le paiement d’une dette que je vous serai obligée de lui porter.

Son humilité et sa patience ne se démentaient pas ; elle tolérait les grossièretés de sa belle-sœur et les sévices des intrus, sans broncher ; elle considérait pendant ce temps, Notre Seigneur, couvert de crachats et martelé de coups, et elle le remerciait de lui laisser ramasser les miettes de son supplice. Étendue, telle que Job sur son fumier, elle ne discutait plus, comme le Patriarche, mais sortait hors d’elle-même et s’en allait rôder sur le chemin du Calvaire ; elle aimait les humiliations, ainsi que d’autres aiment les honneurs ; le révulsif des avanies n’agissait plus ; il devenait nécessaire qu’elle endurât de plus sérieuses abominations que celles qu’elle avait jusqu’alors subies, pour se remettre vraiment à souffrir.

Ce fut dom André qui s’acquitta de cette tâche.

Lydwine, nous l’avons dit, ne s’approchait des Sacrements qu’à de rares intervalles, durant les premiers temps de ses maladies ; mais, après que ses infirmités se furent accrues, elle éprouva la nécessité de recevoir le corps du Sauveur plus souvent et elle demanda la permission de communier aux principales fêtes de l’année.

Le curé de Schiedam, qui était alors un ecclésiastique ou un moine dont nous ignorons le nom, y consentit ; mais bientôt, il disparut, — l’histoire ne nous raconte pas comment ; — et ce fut le prémontré Dom André qui lui succéda.

Aussitôt qu’il eut pris possession de la cure, Lydwine le pria de la traiter de même que son prédécesseur, mais il la rabroua.

Elle revint à la charge, lui fit remarquer que sa situation était exceptionnelle, qu’elle était l’immolée par procuration d’autrui, que la priver de l’Eucharistie, c’était la priver de toute consolation et de tout secours. Il persista plus brutalement encore dans son refus ; alors, elle put savourer l’amertume de cette vérité que formula, pour les âmes réparatrices, bien longtemps après elle, sa dernière descendante, l’une des stigmatisées du XIXe siècle, la visitandine Marie Putigny, de Metz : « désirer la communion, c’est appeler sur soi la souffrance ! »

Ce déni la crucifia et elle pleura toutes ses larmes, sans parvenir à émouvoir cet homme ; elle finit par taire son chagrin, mais — ses garde-malades l’observèrent — lorsqu’une cloche de l’église annonçait le moment de l’élévation à la messe ou qu’une clochette tintait pour prévenir du passage du Viatique, dans la rue, elle se dressait, ardente, sur sa couche, puis retombait et semblait prête à expirer.

Des amis s’entremirent à l’occasion d’une fête solennelle, mais ils n’obtinrent aucun succès ; le curé ne daigna d’ailleurs leur fournir aucune explication ; la vérité est qu’il se butait, qu’il devenait, de jours en jours, plus hostile ; comme il lui fallait bien s’imaginer pour lui-même des excuses à sa conduite, il tâchait de se persuader que Lydwine était une affidée du Démon ; sous prétexte de démasquer ses fraudes et mu, sans doute aussi, par la pensée d’orgueil qu’il allait se montrer plus perspicace que ses confrères, il résolut d’employer un subterfuge qui confondrait Lydwine, en prouvant qu’elle était déshéritée de ce don de voyance des choses cachées que les personnes, un peu au courant de sa vie, lui attribuaient.

En conséquence, il parut s’adoucir et, la veille de la Nativité de Notre-Dame, il confessa la sainte et promit de lui apporter les saintes Espèces, le lendemain.

Elle demeura triste, car un ange lui dit aussitôt : un nouvel orage se prépare ; ce curé te donnera un pain non consacré ; Dieu veut que je te prévienne, afin que tu ne sois pas trompée.

Il arriva donc le lendemain et, devant un certain nombre des amis de Lydwine, il leva l’hostie de la custode et la fit, sacrilègement, adorer ; puis il communia la malade qui, prise d’un haut de cœur, rejeta l’oublie.

Dom André feignit l’indignation et cria : comment, misérable folle, vous osez vomir le corps de Notre-Seigneur !

— Il m’est aisé de distinguer le corps de Jésus d’un simple azyme, répondit Lydwine. Si cette hostie avait été consacrée, je l’aurais avalée sans la moindre difficulté, mais celle-là ne l’est pas ; toute ma nature s’oppose à ce que je la consomme et, bon gré, mal gré, il faut que je la rende.

Le curé blêmit, mais il paya d’audace, jura que le Rédempteur était bien célé sous ces Apparences et, pour en imposer aux assistants, il voulut retransférer solennellement l’hostie dans son église.

À la suite de cette aventure, Lydwine vécut navrée. Où était donc alors le docte et le pieux Jan Pot ? avait-il quitté Schiedam, à la suite de démêlés avec ce curé ; occupait-il un poste d’aumônier ou de vicaire dans une autre ville ; était-il mort ? les biographes se taisent. — Toujours est-il que ce prêtre, qui eût pu adjuver la malade et même la communier, n’était pas là. — Il avait servi de passerelle entre la sainte et Dieu, sa mission était sans doute terminée et, s’il était encore de ce monde, le Seigneur l’employait probablement à d’autres besognes ; — mais la pauvre Lydwine, dénuée de son assistance, pleura nuit et jour. Elle se retenait pour ne pas sombrer dans le désespoir quand subitement Jésus intervint.

Un jour que, ruminant ses infortunes, elle gémissait, accablée, sur son lit, un ange parut et lui dit :

— Ne pleurez plus, ma sœur, vous allez être consolée de vos peines ; le Bien-aimé est proche, vous le verrez de vos propres yeux.

Elle crut de son devoir de prévenir Dom André, afin qu’il n’imputât point à une menée démoniale la faveur qu’elle s’apprêtait, en priant, à recevoir. Il haussa les épaules et lui rit au nez.

Lorsque tomba le soir, une telle lumière illumina sa chambre que ses parents, qui devisaient dans une autre pièce, s’élancèrent chez elle, pensant que le feu se déclarait.

— Soyez en paix, fit-elle, il n’y a point de feu ici et, par conséquent, nul danger d’incendie, laissez-moi seule et ayez bien soin de fermer la porte.

Il était alors entre huit et neuf heures ; dès que ses proches furent sortis, son âme s’appela, se concentra au fond d’elle-même et Dieu l’imbiba jusqu’aux plus secrètes de ses fibres ; ses souffrances l’avaient quittée, ses chagrins n’étaient plus ; son âme s’agenouilla dans sa loque couchée et tendit éperdûment les bras vers l’Époux ; mais ses yeux qu’elle avait fermés s’ouvrirent ; une étoile scintillait au-dessus de son lit et près d’elle, resplendissait, dans sa tunique de feux pâles, son ange.

Il la toucha légèrement et pour quelques instants, ses plaies disparurent ; l’embonpoint et les couleurs de la santé revinrent ; une Lydwine oubliée, une Lydwine perdue, une Lydwine bien portante et fraîche, toute jeune, jaillit de cette chrysalide verdâtre, striée, sur sa paille pourrie, de raies de sang.

Et les anges entrèrent. Ils tenaient les instruments de la Passion, la croix, les clous, le marteau, la lance, la colonne, les épines et le fouet ; un à un, ils se rangeaient, en demi-cercle dans la chambre, ménageant un espace libre autour du lit.

Ils flambaient, revêtus de draperies de flammes bordées d’orfroi en ignition et les bluettes de fabuleuses gemmes couraient sur le feu mouvant des robes ; et, soudain, tous s’inclinèrent ; la Vierge s’avançait, accompagnée d’une suite magnifique de saints, auréolés de nimbes d’or en fusion, enveloppés d’étoffes fluides de neige et de pourpre. Marie, habillée très simplement de flammes blanches, portait dans les tresses incandescentes de ses cheveux des pierreries, dont les braises, inconnues aux joyaux de la terre, brûlaient en d’éblouissantes lueurs. Toute autre que Lydwine n’eût pu en tolérer le dévorant éclat. Et la Vierge souriait, tandis que l’Enfant Jésus arrivait à son tour et s’asseyait sur le bord du lit et parlait tendrement à Lydwine.

Du coup, foulée par l’excès de la joie, l’âme de la sainte se liquéfia ; mais l’Enfant étendit les bras et se transforma en homme ; le visage s’éteignit et se décharna ; les joues se creusèrent de rainures livides et les yeux ensanglantés fuirent ; la couronne d’épines se hérissa sur le front et des perles rouges coulèrent des pointes ; les pieds et les mains se trouèrent ; un halo bleuâtre cerna la marque enfiévrée des plaies et, près du cœur, les lèvres d’une ouverture à vif battirent ; le Calvaire succédait sans transition à l’étable de Bethléem, Jésus crucifié se substituait d’emblée à Jésus Enfant.

Lydwine béait, ravie et navrée ; ravie d’être enfin en présence du Bien-aimé, navrée qu’il fût supplicié de la sorte ; et elle riait et pleurait à la fois, quand les blessures du Christ dardèrent sur elle des rayons lumineux qui lui transpercèrent les pieds, les mains et le cœur.

À la vue de ces stigmates, elle gémit, pensant aussitôt que les hommes concevraient une meilleure idée d’elle et lui témoigneraient plus de déférence et elle cria : « Seigneur, mon Dieu, je vous en supplie, ôtez ces signes, que cela reste entre vous et moi, votre grâce me suffit ! »

« Chose merveilleuse, dit Michel d’Esne, l’évêque de Tournai, tout aussitôt une petite peau couvrit ces plaies, mais la douleur et meurtrissure ou couleur de plomb demeura ». Et, en effet, suivant son désir, la souffrance de ces empreintes divines subsista jusqu’à la fin de sa vie.

Alors, la Vierge prit respectueusement des mains des anges les instruments de la Passion et Elle les lui fit baiser les uns après les autres, et à mesure que sa bouche les avait touchés, ils disparaissaient ; puis Jésus changea encore, redevint enfant, mais il était toujours cloué sur une croix dont la stature avait diminué avec la sienne. Lydwine défaillait de douleur, mais l’Enfant écartelé sourit ; transportée, elle clama : je vous remercie, mon Sauveur, d’avoir daigné visiter votre pauvre servante !

Son père, aux écoutes dans la pièce voisine, fut curieux de savoir à qui elle parlait et il s’approcha, à pas de loups, de la porte. Alors, la Lydwine, jeune et jolie, se replia dans sa chrysalide d’horreur ; les corps glorieux de la Vierge et des anges s’évanouirent, Jésus s’éleva et il commençait à devenir invisible, quand, affligée de son départ, la sainte s’écria :

— Seigneur, si vous êtes réellement Celui que je crois, prouvez-moi, avant de me quitter, que je ne suis pas le jouet d’une illusion ; ne m’abandonnez pas, sans me laisser un indice certain que c’est bien Vous et non un autre qui êtes là !

À ces mots, Jésus revêtit une nouvelle forme et Lydwine aperçut, planant au-dessus de sa tête, une hostie, pendant qu’au même instant une nappe blanche descendait sur son grabat ; l’hostie doucement s’y plaça.

Cependant le vieux Pierre, qui continuait à écouter à la porte sans rien comprendre à ce qui se passait, finit par entrer et s’assit sur le bord de la couche.

— Agenouillez-vous, père, dit-elle, car mon Seigneur Jésus crucifié est là.

Stupéfié le père s’agenouilla et vit, en effet, l’hostie. Il courut chercher ses enfants et Marguerite, Agathe et Wivina, femmes de bien, ses voisines, qui furent saisis de surprise et de peur, en considérant le corps du Christ ainsi tombé du ciel. Tous discernaient une oublie pareille, un peu plus petite que celle dont se sert le prêtre et un peu plus grande que celles réservées aux fidèles ; tous reconnaissaient que sa circonférence était bordée de rais lumineux et qu’au centre se dessinait l’image d’un enfant crucifié qui avait près du cœur une goutte de sang de la grosseur d’un petit pois et des plaies saignantes aux pieds et aux mains ; mais certains détails n’étaient perceptibles que pour quelques-uns ; ainsi, le vieux Pierre et son fils Wilhelm distinguaient cinq blessures et des voisines n’en découvraient que quatre. L’une d’elles, Catherine Simon, remarquait — et ses compagnes, pas — que le sang fluait par l’ouverture du côté et du pied droit, tandis qu’il semblait figé sur les autres points ; enfin, pour la sainte, la céleste oblate se tenait un peu en l’air, alors que pour les assistants, elle reposait, sur la nappe du lit, à plat.

Bien que la nuit fût déjà avancée, Wilhelm alla réveiller le curé, afin qu’il pût examiner, de ses propres yeux, cette merveille. Il arriva les mains sales, dit Gerlac, et s’adressant d’un ton rogue à Lydwine :

— Pourquoi vous permettez-vous de me déranger, à cette heure ?

— Mais ne voyez-vous pas ce miracle ? répondit-elle, en montrant l’hostie.

— Je ne vois qu’une imposture du Démon ! s’écria-t-il.

Elle l’assura du contraire.

Il regarda l’apparence de ce pain de très près et y surprenant, comme les personnes présentes, un corps ensanglanté, il demeura pantois ; puis, il recouvra son assurance, ordonna à tout le monde de sortir, ferma la porte et tourmenta Lydwine, l’adjurant, par le jugement de Dieu, de ne jamais parler de ce prodige.

Il pressa sur elle pour lui arracher un serment ; elle refusa et cependant jusqu’au jour où elle fut interrogée par l’Ordinaire, elle se tut.

Le refus de la sainte l’exaspéra.

— En fin de compte, s’exclama-t-il, que prétendez-vous faire de cette hostie ?

Cette question embarrassa Lydwine. Si je la lui remets, pensa-t-elle, il est capable d’en mésuser ; si je la garde, Jésus la quittera sans doute ; elle réfléchissait, quand une inspiration subite la décida.

— Je vous prie de me communier avec, dit-elle.

— Comment, vous demandez à être communiée avec le Diable !

— Non, fit-elle doucement ; ce n’est pas Satan, mais bien mon Seigneur Jésus qui est caché sous l’aspect de ce pain que je vous supplie de me donner.

— Si vous tenez absolument à recevoir le Sacrement, j’irai chercher une hostie dans le tabernacle de l’église, car j’ignore d’où vient celle-ci et, une fois de plus, je vous conseille de ne pas vous y fier.

À la fin, comprenant qu’elle ne céderait pas, il la lui inséra dans la bouche, en murmurant : acceptez donc cette fraude du Démon et pas autre chose ; cependant qu’elle opère en vous selon votre foi.

Lydwine l’avala sans peine et, comme les autres oublies consacrées, elle s’infondit en son âme et l’enflamma.

Dom André la laissa, perdue dans l’extase, et retourna, irrité et inquiet, chez lui.

Le lendemain, qui était la veille de la fête de saint Thomas, il délibéra avec lui-même sur cette aventure et, craignant qu’elle ne s’ébruitât dans la ville, il résolut de la devancer ; quand les fidèles furent réunis à l’église, il monta en chaire et dit :

— « Mes très chers frères, Lydwine, la fille de Pierre, dont l’intelligence est affaiblie par les maladies, a été leurrée, la nuit dernière, par le Malin ; la tentation dont elle a été la victime fut, à la fois, savante et périlleuse ; je vous demande donc de prier pour elle et de réciter notamment, à son intention, un Pater noster. »

Puis il ôta du tabernacle le Saint-Ciboire, bénit les ouailles, et partit pour aller communier Lydwine suivi de cette foule dont il avait si bêtement éveillé la curiosité.

Au moment de pénétrer dans la maison de la sainte, il se tourna vers les assistants dont le nombre s’était encore grossi pendant la route.

— Sachez, fit-il, que l’Esprit du Mal s’est insinué dans ce logis. Il a déposé chez Lydwine, en lui assurant qu’il contenait le corps du Sauveur, un azyme vide, une simple rondelle de pâte de froment ; voilà ce que je puis vous affirmer et je veux être brûlé vif, si je mens ; mais si cette hostie est une fiction, celle que je lui apporte n’en est pas une. Jésus-Christ y est présent car elle a été transsubstantiée par le magistère du prêtre. Si donc l’un de vous cause de ce qui se passa, la nuit dernière, dans cette demeure, qu’il attribue ces actes à la malice du Déchu qui, pour mieux tromper, se transforme parfois en ange de lumière ; c’est, afin de fortifier cette malheureuse et de la mettre mieux à même de résister à ses illusions, que je lui concède la sainte Eucharistie ; priez donc charitablement pour elle.

Cela dit, il salua les fidèles et s’introduisit, tête haute, chez la malade.

Lydwine avait tout entendu ; elle accueillit Dom André avec sa douceur habituelle mais elle s’exclama :

— Ô mon père, vous n’avez pas exactement raconté les faits ; non, je n’ai pas été séduite par un piège du Maudit et qui le sait mieux que vous, puisque je vous ai averti d’avance que Dieu me préparait cette grâce ? n’avez-vous pas constaté aussi que j’ai absorbé cette hostie sans aucune peine, alors que la moindre parcelle de pain à chanter m’eût étouffée ! enfin, n’êtes-vous pas mon confesseur, celui pour lequel je n’ai rien de secret, me considérez-vous donc ainsi qu’une fille de perdition ?

Elle se tut, puis elle reprit :

— J’invoquerai néanmoins le Seigneur pour qu’il ne vous impute pas à péché cette conduite.

Il blêmit de rage. Ah çà ! cria-t-il, faut-il, oui ou non, que je vous communie ?

Elle répondit : qu’il soit fait selon votre volonté.

Et il la communia.

Mais, tandis que cet étrange sacerdote se flattait de s’être tiré d’un mauvais pas, en persuadant à ses paroissiens qu’il avait miséricordieusement agi en secourant une possédée, les amis de Lydwine ne se gênèrent pas pour narrer à qui voulut l’entendre le miracle dont ils avaient été les témoins. Ils étaient gens raisonnables et pieux et on les jugeait incapables de mentir ; ce fut dans Schiedam un toile général contre ce curé dont la malhonnêteté n’était d’ailleurs que trop connue ; et celui-ci, tremblant devant cette multitude ameutée à sa porte, se réfugia dans l’église ; là, il se sentait couvert par l’immunité ecclésiastique ; les magistrats, effrayés de ce mouvement populaire, s’empressèrent de l’y joindre.

— Voyons, dirent-ils, soyez franc, confessez-nous la vérité, afin que nous puissions apaiser les colères qui grondent contre vous.

— Mais, répliqua-t-il, la vérité, je l’ai proclamée, ce matin, lorsque j’ai annoncé aux fidèles que la soi-disant faveur dont se targuait Lydwine, n’était qu’un mensonge et une exécrable tentation ; je n’ai rien à ajouter de plus.

— Bien, demanda un des échevins, mais où est l’hostie ?

Il n’osa avouer qu’il l’avait, en la croyant maléficiée, baillée à la sainte et il répondit : Je ne l’ai plus.

— Ah ! et qu’en avez-vous fait ?

Il mentit une fois de plus en déclarant qu’il l’avait consumée.

— Où, dans quel endroit ? montrez les cendres que nous les examinions.

Dom André refusa ; et ne pouvant plus rien en obtenir, les magistrats se retirèrent.

Cependant, comme le tumulte allait croissant et que la fureur du peuple devenait de plus en plus menaçante, ils retournèrent, une seconde fois, à l’église et recommencèrent leur interrogatoire.

Le curé, déconcerté, se coupa ; harcelé de questions, il répondit qu’il s’était débarrassé de l’oublie diabolisée en la noyant.

Ils le serrèrent de près, voulurent connaître la place, le récipient dans lequel il l’avait immergée.

Et, affolé, perdant la tête, il balbutia : Je l’ai enfouie dans un cloaque, afin d’empêcher que le peuple ne se rendît coupable, à cause d’elle, du crime d’idolâtrie.

Quand la foule apprit qu’il avait enterré, dans un cloaque, une hostie réputée miraculeuse par des gens dignes de foi, elle tempêta et s’apprêta à écharper ce mauvais prêtre, dès qu’il s’échapperait de son refuge.

Les échevins, de plus en plus inquiets de la tournure que prenaient les événements, revinrent, une troisième fois, auprès du curé et l’adjurèrent de ne pas continuer à les berner par des mensonges.

— Réfléchissez, lui dirent-ils, et songez que l’indignation contre vous est telle que nous ne saurions, si vous vous écartiez de cet asile, garantir votre vie.

Dom André baissa le nez, mais il fut impossible de lui extirper un mot.

Alors, les magistrats, après s’être concertés, se déterminèrent à recourir à l’évêque et ils lui dépêchèrent un messager pour l’inciter à venir à Schiedam, afin d’y rétablir l’ordre. Le ciel, de son côté, avait prévenu par un songe Mgr Mathias, chorévêque d’Utrecht, duquel dépendait la paroisse de Schiedam, que sa présence y était nécessaire. Il partit, en toute hâte, accompagné de ses grands vicaires et des juges de l’Official. Le curé l’apprit et le peu d’assurance qui lui restait s’effondra. Il envoya, craignant de sortir de l’église, un ami auprès de Lydwine pour l’objurguer d’avoir pitié de lui.

Je reconnais mes torts, convenait-il, mais votre charité me rassure ; veuillez, je vous prie, ne pas me charger devant le tribunal, mais, au contraire, atténuer autant que possible l’importance des griefs qui sont articulés contre moi ; je ne vous le dissimule pas, sans vous je suis perdu.

La bonne Lydwine promit, à condition, bien entendu, de ne pas altérer la vérité, d’alléger le poids des accusations et, dans tous les cas, de demander au prélat de ne point sévir.

L’évêque et sa suite arrivèrent, en effet, chez la sainte, amenant avec eux le curé qui pleurait ; le miracle fut l’objet d’un examen canonique ; puis les témoins à charge de Dom André furent entendus ; lorsque vint le tour de Lydwine, elle manifesta le désir que, par respect pour le caractère sacerdotal dont l’inculpé était revêtu, l’on intimât l’ordre aux laïques de se retirer. L’on acquiesça à sa requête ; mais avant de répondre aux questions précises qu’on lui posait, elle dit :

— Monseigneur l’évêque, j’implore de votre Grandeur deux grâces.

— Parlez, ma fille, répondit Mgr Mathias, parlez avec confiance, je vous accorderai tout ce qui ne lésera pas l’esprit de justice.

— Je sollicite donc, d’abord, fit-elle, la liberté de m’exprimer ; mon pasteur m’a, en quelque sorte, liée, malgré moi, par une promesse que je ne crois pas pouvoir enfreindre sans votre permission ; je vous supplie ensuite d’user d’indulgence envers lui, en ne le frappant, ni dans sa personne, ni dans ses biens.

L’évêque la délia d’un serment qu’elle n’avait d’ailleurs pas prêté et il lui promit que, sur le second point, il tiendrait compte de sa recommandation.

Alors elle relata, par le menu, le miracle du Sacrement ; la vue de l’hostie, descendue sur ma couche, a fait naître en moi, dit-elle, l’attrait de la consommer ; aussi ai-je réclamé de Dom André qu’il me communiât avec. Il y a consenti, mais s’il a péché en cela, par trop grande complaisance c’est ma faute ; moi seule suis coupable ; et c’est très équitablement, Monseigneur, que je vous conjure, pour l’amour de Dieu, de l’épargner.

Quelle fut, au juste, la sentence rendue par l’Official ? Les biographes nous racontent qu’il n’y en eut pas, mais que l’évêque consacra, pour le service de l’autel, la nappe sur laquelle s’était posée l’hostie ; et ils terminent cette histoire par des apostrophes laudatives, félicitant Lydwine de s’être aussi exorablement conduite envers un religieux qu’ils qualifient d’homme plus dur que Nabal et plus cruel que la Lamia.

Ce qui est certain, par exemple, c’est que ce triste moine ne fut pas renvoyé dans son couvent ; il demeura curé à Schiedam et dispensa désormais, sans trop rechigner, l’Eucharistie à Lydwine ; mais il le fit sans doute beaucoup plus par crainte de se susciter de nouveaux ennuis que par devoir, car il ne s’amenda guère et ne devint ni moins goinfre, ni plus charitable pour les pauvres, qu’avant. Il finit très mal, d’ailleurs.

Au moment où la peste éclata à Schiedam, Lydwine qui en fut, ainsi que nous l’avons noté plus haut, atteinte, pria le curé de lui apporter le Viatique. Il vint, en tremblant, car il appréhendait la mort et, de peur de la contagion, il fermait la bouche et se tamponnait le nez.

Lydwine s’en aperçut et lui dit :

— Soyez tranquille, mon père, mon mal n’est pas de ceux qui se communiquent par l’odorat ou par le goût ; il n’est pas d’origine humaine, du reste.

Dom André, confus, se tut ; puis feignant un courage qu’il n’avait point, il s’écria : Plaise au ciel, Lydwine, que je vive assez pour assister à votre trépas !

— Vous n’y assisterez point, répliqua gravement la sainte ; ce sera moi qui verrai le vôtre et puisque nous en sommes sur ce sujet, écoutez-moi : mettez au plus vite ordre à vos affaires ; soyez prêt à paraître devant Dieu.

Il fronça le sourcil et, suivant son habitude, se moqua d’elle ; mais quelques jours après, il tomba malade et se rappela la prédiction de sa pénitente. Épouvanté, il députa quelqu’un auprès d’elle pour lui demander pardon de ses railleries.

— Je lui pardonne de tout cœur, répondit Lydwine, mais qu’il ne s’illusionne pas, il est condamné ; dites-lui qu’il se confesse et restitue sans tarder le bien d’autrui qu’il s’est approprié, car la mort le talonne.

Au mot de restitution qui lui fut rapporté, Dom André eut un accès de rage et envoya déclarer à la sainte qu’il n’avait rien à se reprocher, attendu qu’il n’avait jamais rien dérobé.

Elle fut effrayée par la méchanceté et par l’aveuglement de ce prêtre ; néanmoins, elle voulut essayer encore d’une tentative pour le sauver ; elle appela une personne de confiance, lui spécifia les objets volés jadis par cet homme et la dépêcha près de lui pour l’inviter à s’en dessaisir ; mais cette sommation ne fit que l’exacerber et il mourut, la bave aux lèvres, dans une crise de colère contre la sainte.