Sainte Lydwine de Schiedam/Chapitre XVI

La bibliothèque libre.
Plon-Nourrit (p. 323-345).

XVI


Je songeais dans le train qui nous emportait, mes amis et moi, à Schiedam, à un incunable que j’avais consulté à la bibliothèque de La Haye, la vie de Lydwine, par Joannes Brugman, éditée à Schiedam, aux dépens des maîtres de la fabrique de l’église de Saint-Jean-Baptiste, en 1498, c’est-à-dire soixante-cinq ans après la mort de la sainte.

Ce volume, mince comme une plaquette, renferme de curieuses gravures sur bois, deux entre autres — l’une représentant Lydwine, debout, vêtue en grande dame du XVe siècle, un long crucifix dans la main droite et dans la gauche la branche de ce rosier dont les boutons prêts à éclore signifiaient les jours qu’elle devait encore, ici-bas, vivre ; et elle considère, en face d’elle, assis sur une chaise de bois, le bon frère mineur Brugman en train d’écrire son livre ; mais il est si attentif et si pressé qu’il ne regarde que son manuscrit et ne voit même pas la sainte — l’autre, montrant Lydwine, plus âgée qu’elle ne pouvait être à ce moment, étendue sur le flanc et ramassée par deux femmes, tandis qu’une troisième demeure immobile, figée par la stupeur, et qu’un homme dessine derrière elle des ronds de jambes, sur la glace ; pour compléter le petit tableau, d’autres patineurs se tiennent par la main, d’un côté et, de l’autre, apparaît un enfantin donjon dessiné en quelques traits.

Ces xylographies qui ont été, au point de vue de l’histoire de la gravure dans les Pays-Bas, longuement étudiées par M. Jules Renouvier, valaient pour moi surtout par leur naïveté, mais elles étaient trop brèves pour suggérer l’aspect des lieux dans lesquels vécut la sainte.

Son souvenir si parfaitement oublié dans toutes les parties du monde et presque ignoré de toutes les villes calvinistes de la Hollande, existait-il au moins à Schiedam ? découvrirai-je dans ce bourg où elle naquit et mourut des traces d’elle, des débris de quartiers de son siècle, la place de sa maison, enfin des documents différents de ceux qu’avaient entassés, pêle-mêle, ses premiers biographes ?

Je ruminais ces réflexions, tout en feuilletant un guide Baedeker qui se débarrassait en quelques lignes dénuées d’enthousiasme de Schiedam et ne citait même pas, bien entendu, le nom de la sainte.

À dire vrai, j’avais retrouvé une Hollande si dissemblable de celle que j’avais parcourue dans mon enfance et depuis, une Hollande reconstruite, aux cités élargies pleines d’avenues et de bâtisses neuves, que je n’augurais rien de ce voyage. N’en serait-il pas de même de Schiedam que je n’avais encore jamais visité, c’était probable ?

D’autre part, ce qu’il nous avait fallu effectuer de marches et de contre-marches pour parvenir à assister, dans ces agglomérations protestantes, à une messe ! allions-nous encore, dans la patrie de Lydwine, recommencer nos recherches en quête d’un sanctuaire de notre culte ? cela pouvait paraître plausible ; et cependant, mes amis et moi, nous reprenions un peu confiance ; nous savions qu’un pèlerinage très fréquenté existait dans les environs, le pèlerinage des martyrs de Gorcum, c’est-à-dire de dix-neuf fidèles dont onze capucins, deux prémontrés, un dominicain, un augustin et quatre prêtres séculiers qui avaient été pendus, après d’affreux tourments, en 1572 par les Réformés à Gorcum et béatifiés en 1675 et canonisés en 1867.

Leur souvenir était si vivace dans la contrée, que les pèlerins affluaient toujours pour vénérer leurs reliques. Un courant catholique subsistait donc dans ce pays ; or, Gorcum était situé à peu de distance de Schiedam ; il y avait par conséquent une chance pour qu’à l’aller ou au retour, l’on vînt aussi révérer les restes de la sainte et alors il y avait certainement au moins une chapelle.

La réponse à ces questions ne se fit pas attendre ; à peine débarqués à Schiedam, le soir, nous aperçûmes une vaste église. À tout hasard, nous y entrâmes ; elle était si noire que l’on ne distinguait rien, à deux pas, devant soi ; mais subitement, tandis que nous avancions à tâtons, nous demandant si nous n’étions pas chez des hérétiques, une lueur d’étoile scintilla au bout de la nef ; l’étoile voltigea, puis se fixa à six places différentes, en l’air ; et, dans la lueur qu’épandaient, au-dessus de l’autel, les six cierges, une statue coloriée sortit des ténèbres, une statue de femme, couronnée de roses et près de laquelle se tenait un ange ; le doute n’était pas possible ; comme pour nous rassurer, Lydwine se montrait aussitôt notre arrivée et tandis que nous l’examinions, l’église entière s’alluma et une foule silencieuse l’emplit ; des hommes, des femmes, des enfants, pénétraient par toutes les portes et se serraient dans des rangées de bancs ; l’autel se couvrit de lumières et, pendant que les prêtres arboraient le Saint-Sacrement, de majestueuses tempêtes de louanges jaillirent des grandes orgues et le « Tantum ergo » entonné en plain-chant par des centaines de voix monta dans des nuées d’encens, le long des colonnes, sous les voûtes ; puis après la bénédiction, ce fut le « Laudate » chanté également par l’assistance et, dans l’église qui s’éteignait, de ferventes silhouettes agenouillées, les mains jointes, dans l’ombre.

La bénédiction du Saint-Sacrement ! nous y sommes si habitués en France qu’elle ne nous éveille plus de sensations particulières ; nous nous y présentons, heureux d’offrir une preuve d’affectueuse déférence à Celui dont l’humilité fut telle qu’il voulut naître dans la race la plus vile du monde, la race Juive, et qu’il consentit, pour guérir les maladies d’âme des siens, à se rabaisser au rôle de remède spirituel et à se donner sous l’aspect sans gloire d’un cachet de pain ! mais, à l’étranger, alors que, depuis des semaines, l’on vit, sans églises où l’on puisse à toute heure entrer, au milieu de personnes dont on ne comprend pas le langage, l’impression d’allégresse, de paix, que l’on ressent à entendre la langue latine de l’Église, à se retrouver subitement dans son milieu de prières, est vraiment exquise.

Il semble que l’on soit un enfant perdu qui reconnaît les siens, un sourd qui recouvre le sens de l’ouïe ; on a envie de presser la main à tous ces braves fidèles qui vous entourent et qui, dans un idiome différent, aiment et croient comme vous ; on se rend compte plus aisément de cette vraie fraternité qui dut unir les premiers chrétiens semés dans la foule des idolâtres.

Ce qui était étonnant, il sied de le dire aussi, c’était, dans ce sanctuaire inconnu, le nombre des hommes qui priaient ; c’était l’ardente ferveur de ces catholiques que l’on voyait si foncièrement, si simplement pieux.

Et une fois retournés à l’hôtel où les excellentes gens qui nous reçoivent sont, eux aussi, des orthodoxes, nous apprenons que Schiedam possède trois églises et que sainte Lydwine est la patronne et la maîtresse absolue de la ville.

Dans cette salle à manger du Hoogstraat où nous sommes si bien à l’aise, chez nous, dans un coin tiède et douillet, des bouffées de souvenirs de famille et d’enfance me remontent, suscitées par le parfum de la pièce, par ce parfum si spécial aux intérieurs du pays et qui est fait de pain d’épice et de thé, de gingembre et de cannelle, de salaisons et de fumures, une exhalaison blonde et tirant sur le roux, une émanation à la fois douce et acérée, très fine, qui me remémore tant d’amicales salles à manger, au moment des légers repas et qui subsiste, sans s’effacer complètement, alors même que la dînette est finie.

Toute la petite et la délicieuse Hollande se lève, ici, pour nous accueillir et nous souhaite, après Lydwine dont elle nous rappelle les célestes effluves, la plus aimable des bienvenues, en ce dialecte odorant, en ce salut d’arômes.

Le lendemain, nous allons visiter les églises et notre surprise de la veille s’accroît ; ce n’est pas un dimanche et beaucoup d’assistants suivent les messes, communient avant ou après le sacrifice, ainsi qu’il est d’usage, ici.

De ces trois églises toujours pleines, deux appartiennent aux dominicains qui, dans un pays protestant, ne peuvent revêtir le costume de leur ordre ; l’une de ces églises, placée sous le vocable de saint Jean-Baptiste, est celle où nous nous sommes introduits, par hasard, hier. Avec le jour, le charme tomberait si la vie de prières qui l’anime ne compensait le peu d’attrait que provoque la banale laideur de sa nef. Soutenue par des piliers à chapiteaux toscans, elle est d’un style chagrin, inclassable, et cette image de la sainte entrevue dans une échappée d’ombre est un vulgaire plâtre peint.

L’autre église, dite du Rosaire, est bâtie, mi-partie brique et mi-partie pierre, et éclairée par des vitres vertes ; elle simule assez gauchement le style gothique, mais elle est néanmoins plus allègre que l’autre et plus prévenante ; la chapelle dédiée à sainte Lydwine est agrémentée de vitraux sur lesquels figurent différents épisodes de sa vie, et d’une statue achetée dans le commerce et qui n’a rien à voir, de près ou de loin, avec une œuvre d’art.

L’église de beaucoup la mieux est la troisième, l’église paroissiale, desservie, celle-là, par un curé et des vicaires et baptisée du nom de la Visitation de Notre-Dame ; moderne, ainsi que les deux autres, elle imite également le style ogival ; elle est sans élégance et elle est nue, mais elle détient une incomparable chapelle, tout imprégnée de sainte Lydwine dont elle conserve les reliques cédées par les carmélites de Bruxelles.

Cette chapelle qui est presque un minuscule oratoire, à la décrire, serait nulle ; son charme réside en son atmosphère saturée de souvenirs et de grâces et non dans sa coque, qui avec ses poutres et ses panneaux de bois blanc paraît temporaire et est, en tout cas, inachevée ; il semble que le terrain ait manqué et qu’on ait emprunté pour la construire la place d’une petite cour ; seulement l’intimité de ce sanctuaire que n’offensent point ces bondieuseries qui gâtent les autres églises, est délicieuse.

Au fond, se dresse, un autel très simple, de forme gothique, ornementé de croix et de passiflores et surmonté d’une statue de la sainte debout et à laquelle l’ange remet des roses, une statue inspirée de la statuaire des Primitifs, la seule vraiment convenable que nous ayons encore rencontrée dans ce pays ; et, sur le devant de l’autel, encastré dans la boiserie, un bas-relief de marbre représente encore la sainte, mais couchée, cette fois, et l’ange lui apporte également la symbolique branche.

Malgré son concept classique et son ordonnance un peu prévue, ce bas-relief qui est l’ouvrage de M. Stracké, un sculpteur de Harlem, intéresse ; et tandis que je l’examine de près, je me dis : où ai-je déjà contemplé cette figure couverte d’un bonnet, enveloppée de bandelettes, regardant un crucifix, fixé entre ses deux mains ? et l’héritière de Lydwine, la sœur Emmerich, surgit soudain devant moi, sur son lit, telle que la dessina Clément Brentano et qu’Édouard Steinle la grava ; et j’avoue que je trouve vraiment ingénieuse l’idée de l’artiste qui, ne pouvant consulter aucun portrait authentique de la sainte, s’inspira de l’attitude, des traits pris sur le vif de sa plus parfaite image, de sa sœur en Dieu, pour nous la montrer.

Des tableaux du peintre Jan Dunselman doivent compléter la parure de cette chapelle ; cinq sont déjà en place et trois restent à livrer. Parmi ces toiles qui racontent les principaux événements de la biographie de Lydwine, l’une nous relate la chute sur la glace, en une langue qui se souvient un peu de celle de Leys ; et ce panneau, avec la petite maison de la sainte, en bois et en briques, la porte à pentures, les fenêtres résiliées de plomb, les groupes des filles qui entourent l’enfant tombée dans la neige, les hommes qui ont froid et flânent, distraits, sans croire à la gravité de l’accident, tandis que, sur la droite, un vieux balayeur sort du cadre, aux cris d’une fillette, affolée par la peur, est expertement agencé et alertement peint ; c’est une œuvre moyenne, et observée. Je ne puis cependant me convaincre que la petite Lydwine avait ce nez allongé sous des yeux à fleur de tête et cette bouche commune. Logiquement elle eût dû apparaître, dans ces ouvrages, horrible, car elle était déjà maigre et laide lorsqu’elle se brisa une côte ; mais étant donné que l’artiste n’a pas, avec raison, je pense, tenu compte de la vérité historique en cette œuvre — car il aurait fallu du génie pour dégager la splendeur de l’âme de son cercueil de chairs ! — j’aurais voulu alors qu’il imaginât une Lydwine et plus éclairée et plus fine.

Elle fut jolie, belle de corps, d’une taille élégante et sa voix était douce et sonore ; c’est à peu près tout ce que nous apprennent ses monographes ; c’est court, mais enfin, ils s’entendent pourtant à la faire plus accorte, plus distinguée surtout que ne la conçut le peintre.

Vraiment, je crois bien que, personnellement, je la vis, un dimanche, parmi les orphelines que les sœurs dominicaines conduisaient, dans cette église même, à la messe ; elle était agenouillée, tendue vers l’autel, égrenant son chapelet ; elle avait de grands yeux d’un bleu avoisinant le vert et, sous le bonnet noir, s’échappaient d’admirables cheveux, de ces cheveux qui, cendrés près des racines, se dorent à mesure qu’ils s’en éloignent ; l’on eût dit d’un écheveau de soie éclairé par un rayon de soleil hivernal ; et la tenue de cette enfant, au teint blanc, à peine teinté de rose sur les joues, aux lèvres de fleur qui s’épanouit alors que commence à la friper le gel, était si modeste, si pieuse, si vraiment confinée en Dieu, que je ne pouvais me persuader que Lydwine eût été différente.

Ainsi que je l’ai dit, aucune image véridique de sa physionomie n’existe ; sur les vingt tableaux marqués par Molanus, comme ayant autrefois orné les murs de la chapelle édifiée en son honneur par les recteurs de Schiedam, douze ont été reproduits en un insignifiant format, au XVIe siècle, par le graveur Jérôme Wierix ; ils cernent, de médaillons, un portrait plus grand de la sainte recevant des mains de son ange la fameuse branche. Il est difficile de créer un type conventionnel, plus redondant à la fois et plus piètre que celui de cette estampe ; on ne sait si Lydwine est un garçon ou une fille, car elle y grimace ainsi qu’un être hybride dont le nez busqué et fend en deux une face privée de menton.

D’autre part, j’ai considéré chez un habitant de Schiedam une très belle gravure de Valdor, du commencement du XVIIe siècle, qui la portraiture ; elle y est plus sensément traitée, mais ce n’est sûrement pas encore elle ; d’autres médiocres de Pietro de Jode, de Sébastien Leclerc l’exhibent brandissant une croix, une couronne, ou une tige de rose ou une palme, seule ou accompagnée d’un ange ; une dernière enfin, toute moderne, celle-là, mais assez curieuse, en tant qu’imitation des tableaux des Primitifs, est l’œuvre d’un peintre allemand Ludwig Seitz ; c’est une des mieux ; mais dans celle-là, de même que dans toutes les autres, le visage, plus ou moins persuasif, est inventé.

Il est donc, en somme, permis, puisque rien de certain ne subsiste, de nous la figurer, selon nos conceptions d’art et nos appétences de piété.

Et, ce dimanche, où j’entrevis cette extraordinaire fillette, nous pouvions véritablement nous certifier les premières impressions éprouvées dans cette ville ; les églises débordaient, étaient insuffisantes à contenir la foule des orants ; à la Visitation de Notre-Dame, des gens lisaient leur missel devant les portes laissées ouvertes, au seuil de la rue ; les communions ne décessaient pas ; après les hommes et les femmes, les pensionnats s’ébranlaient ; nulle part, nous n’avions encore constaté une si placide ardeur et j’ajouterai un respect plus absolu de la liturgie, du plain-chant exécuté non par des chantres gagés, mais par des personnes de bonne volonté, ayant de la voix et s’acquittant consciencieusement de leur tâche, décidées, pour honorer le Seigneur, à très bien chanter.

Cette petite chapelle de sainte Lydwine, dans les heures qui s’attristent, elle émerge de mes souvenirs, si lénitive, si familièrement attendrie ! et comment ne pas me rappeler aussi le cordial et le délicat accueil de son pieux et savant curé, M. l’abbé Poelhekke, qui célébra, un matin, pour nous, la messe à son autel sur lequel il avait voulu exposer, comme en un jour de fête, la châsse des reliques.

Sauf ces ossements et sa mémoire qui resplendit dans cette ville, rien hélas ! ne reste, ici, de Lydwine, sinon sa plaque tombale ; elle a été ôtée de l’ancienne église désaffectée et muée en un temple protestant et transférée dans la petite chapelle des sœurs dominicaines qui tiennent un orphelinat et font la classe aux enfants du peuple. Cette pierre est sculptée d’une figure âgée et un peu renfrognée de femme, endormie, les mains jointes sur le ventre, et enveloppée, de la tête aux pieds, d’un linceul ; en haut, deux angelots descendent pour lui ceindre d’une couronne le chef et, aux quatre coins, les quatre animaux évangéliques sont gravés dans un cercle.

Cette pierre est très bien conservée ; d’après une note des Bollandistes, les calvinistes l’auraient retournée, non pour la préserver, mais pour empêcher les catholiques de s’agenouiller devant ; d’après une autre tradition, au contraire, les protestants, par déférence pour la sainte, faisaient un détour dans l’église afin de ne pas marcher dessus et de ne point l’abîmer. Je ne sais laquelle de ces deux versions est la vraie ; je les donne telles quelles.

Quant à la bâtisse qu’elle occupa, elle est le sujet de nombreuses controverses que nous allons résumer en quelques lignes :

Selon les uns, sa maison aurait été située dans une sente appelée Bogaarstraat ; selon les autres, dans une ruelle dite Kortekertstraat. Il y aurait eu jadis, en cette ruelle, un puits qui guérissait les fiévreux et le bétail malade ; d’après d’anciens documents, à ce signe, l’on reconnaîtrait le gîte de la sainte ; des recherches ont été effectuées dans ce sens, mais le puits n’a pas encore été découvert ; enfin une troisième opinion qui semble la plus accréditée attribuerait sa résidence au Leliendaal, là où s’élève encore un orphelinat protestant, une bâtisse du XVIIIe siècle, flanquée d’un bonhomme et d’une bonne femme sculptés et peints, de chaque côté, en haut de la porte.

Voici, dans tous les cas, l’histoire de la demeure de Lydwine.

Après sa mort, le fils du docteur Godfried de Haga acheta sa maison qui devint ce qu’on appelait « une maison du Saint-Esprit », c’est-à-dire un refuge de femmes pauvres ; puis en 1461, le jour de la fête de sainte Gertrude, cette maison qui renfermait une chapelle fut cédée, avec l’assentiment des bourgmestres et des conseillers de Schiedam, par le collège du Saint-Esprit à une communauté de clarisses ou de sœurs grises de saint François, venues de Harlem. Il y avait, dans ce couvent, dit Molanus, un autel dédié à sainte Lydwine et érigé juste à l’endroit où reposait son lit ; et l’on distribuait, tous les ans, le jour de sa fête, aux personnes riches ou pauvres qui se présentaient, un pain blanc.

En 1572, les gueux, après avoir dévasté l’église de saint Jean-Baptiste, démolirent la chapelle du Leliendaal et le cloître fut pillé. Il devint en 1605 un orphelinat qui fut rasé en 1779, car il tombait alors en ruine et reconstruit à la même place, c’est-à-dire à la place de la demeure de Lydwine.

Mais ce dernier point est justement celui qui n’est pas admis, sans conteste, par tous. Je n’ai pas à prendre part à ce débat qui n’intéresse d’ailleurs que les habitants de Schiedam ; je dois ajouter cependant qu’une quatrième opinion me fut exprimée à Amsterdam ; celle-là aurait l’avantage de mettre tout le monde d’accord, la voici : Lydwine aurait habité plusieurs logements et aurait été transportée, après la mort de ses père et mère, au domicile de son frère.

Je ne sais ce que vaut cette allégation dont je ne discerne dans les historiens aucune trace ; elle me suggère cependant une remarque.

Brugman nous raconte que la maison du père de Lydwine était basse et humide, plus semblable à une tombe qu’à une chaumine ; or, je me demande comment dans une bicoque si exiguë, tant de personnes purent camper. Après la mort de son père, son fils, sa femme, ses deux enfants, un cousin nommé Nicolas, l’augustin Gerlac et finalement la veuve Catherine Simon y auraient résidé. Il est fort possible qu’ils n’y aient pas séjourné tous ensemble, au même moment, mais il n’en reste pas moins douteux que ce réduit ait pu être assez grand pour héberger autant d’hôtes. Il y aurait peut-être lieu de croire alors que la maison dans laquelle mourut Lydwine n’était pas la même que celle dans laquelle elle était née et avait vécu les premières années de ses souffrances.

L’emplacement du canal sur la glace duquel elle s’est brisé une côte, est le sujet de moins de débats ; les archéologues semblent d’accord pour désigner une rue qui s’affuble encore du nom de « chemin des boiteux » « Kreupelstraat » ; cette rue était un canal, il n’y a pas bien longtemps encore, car j’ai acquis, à Schiedam même, une photographie prise sur nature et qui le représente ; elle est sans caractère et il est difficile de s’imaginer le lieu exact où se passa la scène relatée par les biographes et peinte sur l’un des tableaux de l’église.

Du temps de Lydwine, il n’existe, en somme, que l’antique église de saint Jean-Baptiste, devenue un temple réformé ; mais la sainte n’y a pas, corporellement du moins, prié, puisque ce sanctuaire, brûlé dans l’incendie de 1428, fut rebâti, en partie, pendant sa vie, et alors qu’elle était alitée et ne pouvait sortir.

Cette église, la seule ancienne de Schiedam, est un édifice de brique, surmonté d’une haute tour coiffée d’un petit chapeau rajouté et attifée d’un très puéril carillon ; son intérieur, à ogives, est soutenu par sept piliers à chapiteaux sculptés de feuillages et plafonné de poutres ; sa nef est coupée en deux par un tablier de bois. Au-dedans, ce sont des estrades de distribution de prix ou de foire foraine, des bancs d’œuvre, des amas de bibles. La tristesse de ce sanctuaire souillé, sans autel et sans messes !

Plus que dans cette basilique, plus que dans ces rues que je viens de citer, le souvenir de Lydwine vous hante, alors qu’on erre dans les vieux quartiers de Schiedam, moins réparés et moins remis à neuf ; que de fois, le long de ces canaux ombragés d’arbres et dont les ponts tournent pour laisser filer les bateaux, nous l’avons évoquée, tandis que les grands moulins à vent bénissaient, avec la croix de leurs ailes, la ville ; elles dessinaient le rond d’une croix grecque et me rappelaient le mémorial de cette Passion que finit par méditer si ardemment la sainte ! et, pendant que ces croix silencieuses signaient l’horizon, au loin, un sergent de ville, débonnaire, malgré son casque à pointe et sa petite épée de chasse, surveillait les déchargeurs en vêtements de laine rouge et en culotte courte, qui débarquaient des tonnes sur le quai, les manœuvres qui, devant les distilleries, pompaient la drèche chaude coulant en rigoles de café au lait dans les barques ; et moi, je songeais au père de Lydwine, au bon Pierre, qui avait été l’homme du guet, le sergent de ville de son époque, à Schiedam.

Devant nos pas, les rues d’eaux s’allongeaient, en tournoyant, plantées de moulins du XVIIIe siècle, superbes avec leurs briques culottées, leurs grandes collerettes de bois, leurs petites croisées peintes en vert Véronèse ; leurs ailes parfois sans voiles simulaient alors des lames de rasoirs prêtes à fendre l’air ; et ces moulins apparaissaient géants à côté des tout petits que l’on construit maintenant et qui sont revêtus, comme d’une houppelande de peluche grise, habillés comme avec des peaux veloutées de souris.

Et cette minuscule cité s’adorne de coins charmants ; dans les vieux quartiers que traverse la rivière à laquelle elle doit son nom, la Schie, ce sont des lacis de ruelles bordées par des bâtisses enfumées de briques, dessinant avec l’onde qui les mire d’amusantes courbes, d’antiques masures ajourées ainsi que des séchoirs de mégissiers ou précédées de hautes façades couvertes de grands toits qu’effleurent les mouettes ; et des files de sansonnets perchés sur leurs arêtes, de même que sur des bâtons, chantent.

Subitement, au détour d’une de ces sentes, d’immenses échappées de campagne fuient, des plaines encore coupées par des canaux qui font l’effet de marcher avec les nuages qu’ils réverbèrent. Très au loin, des mâts de navires qu’on ne voit point, semblent piqués en terre ; une voile se déplace et, derrière elle, le bras d’un moulin, qu’elle cachait, surgit ; des vaches blanches et tachées d’encre, des moutons, des pourceaux noirs et roses s’aperçoivent, à perte de vue, sous l’infini d’un ciel que rien n’arrête ; et, à regarder ces végétations si fraîches et si vertes, qu’en comparaison de celles-là, les prairies les mieux arrosées de la France, sont jaunes et sèches, à contempler ce firmament d’un bleu pâle, presque polaire, que bouillonnent des nuées d’argent qui se dore, une très douce mélancolie vous vient.

Ces sites placides, ces étendues taciturnes, ces paysages graves ont quelque chose de personnel, un je ne sais quoi d’affectueux et de quiet ; le charme de cette nature si spéciale tient, je crois, à cette bonhomie qu’elle dégage, une bonhomie qui sourit, un peu triste, et se recueille.

Comme contraste à ces plaines et à ces petites rues qui s’embrouillent dans d’étroits canaux, à l’autre extrémité de la ville, s’épand un fleuve immense, la Meuse ; elle se jette, à cet endroit, dans la mer. Au fond, Rotterdam émerge de l’eau avec ses monuments dressés sur le ciel qui s’illimite ; les petits vapeurs qui assurent le service des côtes fument à l’horizon, tandis que le souffle d’une formidable fabrique de bougies domine tous ces bruits ; le quai est hérissé de grues à vapeur et comblé de tonnes. Ce rappel de la vie moderne, dans le pays de Lydwine, déconcerte et l’on se prend à regretter le temps où de maladroits pêcheurs incendièrent Schiedam, la veille du jour où ils s’embarquèrent sur ces plages alors vides, pour aller pêcher le hareng.

Et, à ce propos d’incendie, ne faut-il pas noter que la sainte, qui en subit trois, de son vivant, est ici considérée, même par les protestants, comme une sauvegarde contre les ravages du feu ; il n’existe pas, en effet, d’exemple que lorsqu’une usine d’alcool flambe, celles qui l’avoisinent s’enflamment ; Lydwine est aussi, cela va de soi, invoquée pour la guérison des malades ; l’on prête à la cure un petit philatère d’argent contenant quelques-unes de ses parcelles, pour les faire toucher à ceux qui souffrent et, tous les lundis, à sept heures du soir, on la prie, avant le Salut du Saint-Sacrement, afin qu’elle détourne les fléaux de la ville.

Elle vit, on le voit, à Schiedam où les catholiques la vénèrent et où il sied de dire, pour être juste, que les réformés ne lui sont nullement hostiles ; elle compte des amis à Harlem, mais plus loin, son souvenir s’efface.

Voilà déjà près de douze jours que nous habitons la minime cité et, en sus de son aspect extérieur, nous commençons à connaître ses antécédents et à pénétrer dans sa vie intime.

Schiedam ne fut jamais une grande ville, mais elle fut jadis un bourg prospère. Maintenant, elle décline ; les anciennes familles riches sont parties ; son industrie particulière, celle du genièvre, du schiedam qui lui emprunte son titre, est bien déchue, depuis que des villes telles qu’Anvers se sont décidées, elles aussi, à fabriquer les eaux-de-vie de grains. Elle possédait autrefois trois cents distilleries et l’on en compte à peine, à l’heure actuelle, cent vingt. Où sont les bateaux qui arrivaient naguères de Norwège avec leurs cargaisons de grains bleus ? Je n’en ai découvert aucun et je doute un peu que le fruit du genévrier entre désormais dans la confection de cette magnanime liqueur. Elle semble préparée, ainsi que le wiskey d’Irlande et le gin d’Écosse, avec le blé, le maïs et l’orge ; et c’est, par toutes les rues, près des canaux, non l’odeur un peu d’allumette des vrais genièvres, mais la senteur de la farine de lin chaude, de la drèche, des résidas en bouillie de l’orge. On les évacue à la sortie des usines, dans des citernes, le long des quais et, là, des hommes les pompent et les déversent dans des barques, pour servir à la nourriture des bestiaux.

La population de la ville peut se composer de 13.000 réformés, de 10.000 catholiques, de 60 ou de 70 jansénistes et de 200 juifs.

Les catholiques y sont donc en minorité, de même que dans la plupart des villes des Pays-Bas ; et, c’est sans doute pourquoi ils se serrent si délibérément les coudes et forment une colonie modèle de gens pieux. Un catholique qui ne l’est que de nom et qui ne pratique pas, est rare, ici ; il n’y a décidément rien de tel que d’avoir été persécuté à cause de sa religion, pour vous la rendre chère ; si le calvinisme a décimé les ouailles du Seigneur, il faut avouer qu’il a singulièrement virilisé celles qui lui résistèrent ; le catholicisme néerlandais, tel que je l’observe ici, n’a rien de ce côté efféminé qui s’affirme de plus en plus dans les races latines. Il adore un Christ au corps imparable, en croix, qu’il ne relègue pas, ainsi que trop souvent chez nous, après ses saints.

En un mot, il est un catholicisme simple, un catholicisme mâle ; il convient de déclarer aussi qu’en Hollande, le clergé est excellent ; dispensé de l’éducation subalterne de nos séminaires, alimenté par de fortes études, il n’est pas soumis à ces préjugés qui font de nos ecclésiastiques une classe du monde, à part ; le prêtre hollandais est un homme comme un autre, mêlé, de même que n’importe qui, à la vie commune ; il est plus indépendant que chez nous, mais son existence s’écoule au grand jour et c’est justement parce qu’il n’a rien d’obscur, rien de caché, qu’il impose le respect, même aux cultes dissidents, par la dignité de sa vie, par la ferveur indiscutée de sa foi, par l’honnêteté reconnue de son sacerdoce.

Sa tâche n’est pas des plus faciles. Il faut veiller à la sécurité d’un troupeau parqué au milieu du camp des infidèles et l’accroître, s’il se peut ; mais là, il se heurte à de terribles bornes, car ce n’est que lentement que le Pays plat revient à ses premières croyances ; et il y a un motif pour cela ; la défense acharnée du temple, la mise en quarantaine par les protestants des convertis ; il faut donc des cas bien exceptionnels pour qu’un égaré rentre au bercail ; il faut qu’il puisse se passer de l’aide de ses anciens coreligionnaires qui, avec les jansénistes, détiennent l’argent.

Car la richesse est chez ces sectes, chez les jansénistes surtout ; la boîte à Perrette a fait des petits ; ceux-là distribuent, pour les convaincre, d’efficaces prébendes à ceux qui se marient en leurs églises. Il ne siérait pas, sur ce mot de janséniste, de se figurer une religion prolongée de Port-Royal, de chrétiens ascétiques péchant par excès de scrupules. Les disciples de Port-Royal qui furent très intéressants, en somme, ne sont plus ; leurs successeurs sont de honteux hétérodoxes, de troubles protestants ; s’ils pèchent, ce n’est plus par outrance de rigorisme, ce serait plutôt le contraire ; Jansénius s’est marié et Quesnel a, lui aussi, pris femme ; ils sont devenus des Hyacinthe Loyson ; leur hérésie est une hérésie de coffre-fort et de pot-au-feu !

Cette Hollande qui, avec son archevêché janséniste d’Utrecht est le dernier refuge de ce schisme, cette Hollande qui est surtout un incontestable repaire d’hérétiques, — car, si j’en crois l’annuaire du clergé, elle compterait sur une population approximative de 4.800.000 habitants, 1.700.000 catholiques, soit un peu moins de 35 %, — elle a été pourtant une terre sanctifiée, une pépinière dans laquelle la culture monastique fut intense ! les bénédictins, les cisterciens, les prémontrés, les dominicains, les augustins, les franciscains, les croisiers, les alexiens, les chartreux, les antonites y ont bâti les plus florissants des cloîtres. La Frise avait, à elle seule, 90 monastères et abbayes et, dans la seule province d’Utrecht, dit Dom Pitra, l’on a retrouvé 198 fondations d’ordres. Tout a disparu dans la tourmente.

Dans ce pays de saint Éloi, de saint Willibrord, de saint Wérenfride, de saint Willehad, de saint Boniface, de saint Odulfe, de sainte Lydwine, malgré les persécutions qui s’y révélèrent terribles, le culte catholique s’est quand même maintenu ; il a beau être noyé dans la masse de cette religion réformée suivant la confession de Calvin, il s’étend.

En 1897 un journal hollandais le « Katholicke Werkman » dénombrait ainsi les institutions catholiques des Pays-Bas : 96 maisons de religieux desservant 66 paroisses et instruisant dans les lycées 725 élèves ; 44 maisons de frères, soignant des malades, des aliénés, des orphelins, des sourds-muets, des vieillards, et faisant la classe à 1035 pensionnaires et à 12.120 élèves ; 22 maisons de moniales vouées à la vie contemplative ; 430 maisons de sœurs hospitalières prenant soin de 12.000 orphelins et d’incurables et d’aveugles. On enregistrait, en somme, à cette époque, 592 couvents en Hollande.

D’après une autre statistique parue en 1900 dans le « Residentiebode », de la Haye, la Néerlande énumérait :

En 1784 : 350 paroisses et 400 prêtres ; en 1815 : 673 paroisses et 975 prêtres ; en 1860 : 918 paroisses et 1800 prêtres ; en 1877 : 985 paroisses et 2093 prêtres ; et, en 1900 : 1014 paroisses et 2310 prêtres.


La progression est lente mais sensible ; l’Église réoccupe, peu à peu, ce sol qui fut sien ; les anciennes semailles engourdies dans cette terre que la Réforme dessécha, lèvent ; l’on entend, dans la région des Tropiques, pousser certains roseaux ; il semble que si l’on écoutait bien dans les Pays-Bas, l’on entendrait les vieux ossements et la poudre de ses très antiques saints, bruire.

Ligugé. Fête de sainte Scholastique, 11 février 1901