Salammbô/Salammbô et les auteurs contemporains

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Louis Conard (p. 501-506).

SALAMMBÔ
ET
LES AUTEURS CONTEMPORAINS.

Nous publions les lettres qui furent adressées à Flaubert, à l’occasion de Salammbô, par les personnalités littéraires et artistiques les plus importantes de l’époque. Ces différentes opinions ajoutées à celles de Sainte-Beuve et de M. Frœhner, qui sont connues, nous dispensent de publier un choix d’articles critiques.

Hauteville House, 6 décembre 1862.
Monsieur,

Je vous remercie de m’avoir fait lire Salammbô. C’est un beau, puissant et savant livre. Si l’Institut de France, au lieu d’être une coterie, était la grande institution nationale qu’a voulu faire la Convention, cette année même vous entreriez, portes ouvertes à deux battants, dans l’Académie française et dans l’Académie des Inscriptions. Vous êtes érudit, de cette grande érudition du poète et du philosophe. Vous avez ressuscité un monde évanoui, et à cette résurrection surprenante vous avez mêlé un drame poignant. Toutes les fois que je rencontre dans un écrivain le double sentiment du réel, qui montre de la vie, et de l’idéal, qui fait voir l’âme, je suis ému, je suis heureux, et j’applaudis.

Recevez donc, Monsieur, mon applaudissement ; recevez-le comme je vous l’offre, avec cordialité.

Votre ami,

Victor Hugo.

28 novembre 1862.

On sera renversé d’étonnement, cher Monsieur. Je le vois dès le début, c’est un aérolithe.

Mais énorme d’effet, de grandeur. Je n’ai rien vu de plus neuf depuis le Dernier homme, ouvrage aussi faible d’exécution que le vôtre est fort, mais pour la conception le plus original du siècle avant le vôtre. Je suis cloué encore par mille affaires, autrement j’aurais été vous remercier moi-même.

Je vous serre la main tendrement.

J. Michelet.

Samedi.
Mon cher Flaubert,

J’en étais aux lions crucifiés quand l’exemplaire que vous m’envoyez m’est arrivé. J’avance. Je retourne à Carthage avec les Mercenaires. Il n’y a de coloriste que Flaubert, et Gautier est son précurseur. C’est terrible, savant, inspiré, impossible, réel. Vous allez nous donner le tableau de cette grande guerre inexpiable, dont Michelet a tracé un large dessin.

Je vous remercie de ne pas m’avoir oublié. Je serai toujours de sincères applaudissements dans vos audaces et dans vos succès.

Votre bien dévoué.

Laurent Pichat.

Paris, 16 décembre 1862.
Mon cher Flaubert,

J’avais déjà lu ton livre avec la plus vive admiration. C’est plein de force et d’éclat, et pénétré surtout de ce génie singulier, propre à notre siècle, qui reconstruit pièce à pièce les époques passées, par leurs côtés puissants et idéalement vrais. Salammbô est donc une œuvre moderne par excellence, quoi qu’en disent les imbéciles. Tu as des passages splendides et robustes qui m’ont ravi ; tes lions crucifiés, entre autres, et ces autres-là abondent.

Bravo, mon bonhomme ! Tu es un poète et un peintre comme il y en a peu. Si ta Carthage ne ressemble pas à la vieille ville punique, tant pis pour celle-ci. Mais tu as vu et bien vu, je n’en doute pas.

Merci deux fois, et d’avoir écrit ce beau poème et de me l’avoir envoyé.

Tout à toi.

Leconte de Lisle.

Mon cher Confrère,
 
 

Salammbô après Madame Bovary me paraît le renversement du profond coup d’œil de Victor Hugo.

Hugo a compris que le roman historique était mort à jamais et que les plus belles qualités de formes et de couleur ne parviendraient pas à le raviver.

Vous avez tenté le contraire, et le public n’a pas vu quelles études patientes et réfléchies la construction d’un tel livre demandait : aussi vous avez pour défenseurs une partie des érudits nouveaux.

Salammbô était une fantaisie littéraire qui devait être tirée à cent exemplaires, comme un volume de poésies. Combien croyez-vous qu’il y a de catholiques qui lisent la Bible ? Les lecteurs qui dépassent les cent exemplaires sont des indifférents, des railleurs, des innocents, des niais, des ennemis. Vous avez même dû compter des impuissants, qui se fâchent en vilain et brutal langage du bruit qui s’est fait autour de votre œuvre.

Je vous ai exprimé sincèrement mon opinion, mon cher confrère ; mais de vos études et de votre persévérance dans l’accomplissement de ce vaste projet, il n’en reste pas moins une haute estime pour votre talent robuste, vos qualités ennemies de la vulgarité et votre personnalité. Et vous devez être honoré des honorables adversaires que Salammbô a fait descendre dans la lice.

Pardonnez-moi ma franchise et croyez-moi votre tout affectueux confrère.

Champfleury.
14 Septembre 1863.

Mon cher Ami,

Merci de votre envoi. J’avais lu votre livre, je l’ai relu, je suis encore plus ravi que la première fois. Ce qui m’a touché particulièrement, c’est la grandeur. Faire grand, cela est donné à bien peu, surtout dans ce temps où tous ont le dos courbé sous le poids de l’aimable régime que nous portons.

 

Salammbô est presque une insulte pour le public actuel. Elle lui est une mesure de son amoindrissement ; elle lui rappelle qu’il y a autre chose que les cancans de coulisses ; elle l’offense dans son esprit et dans ses calembours. N’importe, vous avez porté un grand coup, et qui aura un long retentissement. Ceux que vous n’avez pas convaincus, vous les avez avertis, si malgré eux ils avaient désormais votre voix dans les oreilles. Et dès à présent vous êtes compris de tous ceux qui ne consentent pas à l’abaissement intellectuel que nous a fait l’abaissement politique ; je suis de ceux-ci et je vous félicite de Salammbô, et je vous en remercie. Après tous ces succès misérables et tous ces chefs-d’œuvre saugrenus qu’on admire à quatre pattes et en prenant bien garde de les écraser, c’est si bon et si sain d’admirer debout, la poitrine ouverte aux grands souffles et les yeux dans les étoiles !

À vous de plus en plus.

Auguste Vacquerie.
6 janvier 1863.

Mon cher Monsieur Flaubert,

Je voulais courir chez vous aujourd’hui, cela m’a été impossible, mais je ne puis attendre plus longtemps pour vous dire que votre livre m’a rempli d’admiration, d’étonnement, de terreur même… J’en suis effrayé, j’en ai rêvé ces dernières nuits. Quel style ! quelle science archéologique ! quelle imagination ! Oh ! votre Salammbô mystérieuse et son secret amour involontaire et si plein d’horreur pour l’ennemi qui l’a violée est une invention de la plus haute poésie, tout en restant dans la vérité la plus vraie.

Laissez-moi serrer votre main puissante et me dire votre admirateur dévoué.

Hector Berlioz.
Paris, 4 novembre 1862.

P. S. Qu’on ose maintenant calomnier notre langue !…


Mon cher Ami,

Je n’entreprendrai pas d’aller vous voir demain, vous me l’avez vous-même interdit.

J’achève Salammbô. C’est beau et robuste, éblouissant de spectacle et d’une intensité de vue extraordinaire. Vous êtes un grand peintre, mon cher ami, mieux que cela un grand visionnaire ; car comment appeler celui qui crée des réalités si vives avec ses rêves et qui nous y fait croire. Il ne fallait rien moins que cet éclat et cet épanouissement définitif de toutes vos forces pour ne permettre à personne de regretter Madame Bovary, le grand écueil vous le savez. De nouveaux horizons plus vastes, une mise en scène prodigieuse ont permis à votre manière de se mettre au large ; et votre exécution, déjà si ferme, a pris une âpreté et un relief qui font de vous un praticien consommé. Je parle ici seulement du métier.

Je vous dirais mal, en courant, tout ce que cette lecture m’a causé de surprise et d’intime plaisir. J’aime beaucoup l’auteur et je goûte singulièrement le talent : je m’intéresse de tout cœur au succès du livre, succès déjà fait, mais dont nous recauserons, car je n’ai pas fini.

Au revoir, mon ami, je vous serre la main et je partage bien affectueusement avec vous des satisfactions que vous avez si rudement gagnées.

Eug. Fromentin.
Samedi soir, 29 novembre.

Mon cher Gustave,

J’ai été heureux, non surpris, de votre bon et délicat souvenir. J’ai lu Salammbô ; à vrai dire, je suis éreinté par cette érudition vertigineuse. Par quelle puissance d’étude, d’abstraction et d’assimilation, êtes-vous arrivé à voir et à vous rendre compte d’une bataille sous les murs de Carthage à l’époque d’Hamilcar, comme M. Thiers peut ou pourrait (à votre goût) raconter et décrire Austerlitz ou Waterloo ? Vous vous promenez dans Carthage comme à peine je me promènerais dans Paris, et vous vivez de leur vie, de tout le passé de leur vie, comme pour savoir dans leurs armées vivre de la vie de leurs contemporains. Et toute cette incroyable révolution antique fait cortège à de très belles, très belles pages, que s’offrirait, d’outre-tombe, à signer des deux mains l’auteur de Velléda.

Après avoir réalisé cette œuvre, à mon sens merveilleuse, réaliserez-vous cette autre merveille d’y attirer la faveur politique ? Vous savez que personne ne le désire plus que

Votre ami.

Alfred Manet.
1er  décembre 1862.

José Maria de Hérédia, après avoir relu Salammbô dans le dernier texte revu par Flaubert (édition Lemerre), lui adresse la lettre suivante :

Paris, 11 novembre 1879.
Magnifique Seigneur,

Je viens de relire Salammbô avec quelle admiration ! Je ne sais, mais il me semble que le livre s’est allégé, simplifié. Il me paraît plus beau, plus accompli qu’autrefois. Comme un temple bâti de granit, revêtu de marbres précieux et de métaux que le temps dore uniformément de sa patine, fondant tous les ornements en une magnificence générale, votre poème paraît plus antique, plus lointain, plus grand, plus solide.

Salut, ô Schalischim des poètes, Suffète des prosateurs ! que les Baalim te gardent !

Adieu. Offrez mes meilleurs souvenirs à M. Commanville, et mettez tous mes hommages aux pieds de votre charmante nièce.

Je vous embrasse.

J. M. de Hérédia.