Sanctuaires d’Orient/01

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Sanctuaires d’Orient
Revue des Deux Mondes3e période, tome 120 (p. 277-307).
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SANCTUAIRES D’ORIENT

I

L’ÉGYPTE MUSULMANE. — LE CAIRE ET SES MOSQUÉES


I. — EN MER


À bord du Saghalien. Fin décembre 1893.


Ex Oriente lux ! Qui donc le premier a prononcé cette parole évocatrice d’aurores et de pensées ? Est-ce Joachim de Flore, le visionnaire du xiie siècle, à la lecture de l’évangile de saint Jean, en son couvent de la Calabre ? Est-ce le kabbaliste Raymond Lulle, penché sur le texte hébreu du Sohar, en sa retraite de l’île Majorque ? Est-ce Pic de la Mirandole, devant un manuscrit d’Homère ou de Platon, sur les collines sereines de Florence ? Quand a-t-il jailli, ce cri qui sonne comme un appel de croisés, de pèlerins ou de rois mages ? Vient-il d’un héros, d’un sage ou d’un fou ? En vérité, je n’en sais rien. Mais involontairement je le répète, moi aussi, cependant que les trois phares électriques du port de Marseille, le vert, le rouge, et le blanc, tournent et pâlissent dans le crépuscule. Encore une vision fugitive de la haute colline de Notre-Dame-de-la-Garde, de l’île et du château d’If, bientôt ce reste de France s’est noyé dans la brume de décembre. Le cœur se serre un moment. Une bise aigre siffle sur le pont ; le navire tangue et roule majestueusement au large. Nous voici en pleine mer ; tout le monde descend dans la cabine. On ne voit plus que l’onde et le vaste horizon liquide. Aussi bien est-ce l’heure des sérieuses réflexions.

La lumière vient de l’Orient ! Cette parole enferme bien des sens. Il est certain que la marche générale de la race blanche, qui domine actuellement le globe, va en sens contraire, d’orient en occident. Depuis trois siècles, la civilisation, sautant l’Atlantique, a passé en Amérique. Mais l’Europe est toujours le cerveau de l’humanité. C’est dans ce cerveau fiévreux et névrosé que se livrent les grands combats de la conscience moderne, que s’élabore l’avenir. La situation est grave en cette fin de siècle. Le trouble de la pensée répond au malaise universel, et nous semblons à la veille sinon de grands cataclysmes, du moins de douloureuses transformations sociales et religieuses. Jamais cependant la solidarité morale et spirituelle de l’humanité n’a été aussi visible. La pensée ne fait pas seulement le tour du globe matériellement par le câble électrique : une sorte de vie commune s’est établie entre tous les peuples et tous les continens. Les flux et les reflux de la pensée vont d’Europe en Amérique et d’Amérique en Europe. C’est depuis que l’humanité blanche, dans sa marche en avant, a fait le tour du globe en découvrant le Nouveau Monde et en retrouvant l’Asie, sa vieille mère, de l’autre côté du Pacifique, qu’elle a pris une idée plus claire de sa mission, de son mouvement cyclique et de son unité. C’est aussi depuis ce moment que lui est venue la nostalgie de ses origines et qu’elle s’est écriée : Ex Oriente lux ! Si Shelley a donné à l’amante de son Prométhée délivré le nom d’Asia, ce ne fut point par jeu poétique, mais par divination. Sans le savoir, mais passionnément, nous cherchons en ce berceau de nos races, de nos sciences et de nos arts, de notre civilisation et de notre religion, la clef de nos destinées. Car bien définir l’origine d’une chose c’est en déterminer l’évolution et la fin.

Ce mouvement de récurrence de la pensée moderne est à la fois un instinct social et une aspiration religieuse. Consciemment ou inconsciemment l’un ne va guère sans l’autre. Socialement c’est un efl’ort de l’esprit vers l’unité organique de toute l’humanité planétaire. Religieusement cette invocation de l’Orient est un soupir de l’âme vers l’unité intellectuelle et spirituelle, correspondante et conditionnelle de l’harmonie sociale, vers la synthèse religieuse et philosophique, qui n’est possible qu’avec tous les élémens du passé et du présent.

Et voilà peut-être pourquoi le mot : Ex Oriente lux ! me revient au début de cette traversée qui doit me conduire en terre d’Égypte. Oh ! sans doute, depuis des siècles les sanctuaires d’Orient sont, les uns déserts, les autres muets. S’ils ont parlé dans le cours des temps et chacun à son heure, c’est parce que le concours de la science et des volontés hiérarchiques y ont facilité l’inspiration aux fidèles et aux croyans des divers cultes. Les seules vraies révélations sont celles qui viennent du dedans. Certes je crois à l’Au-delà, à l’Invisible, au Spirituel. J’y crois philosophiquement, parce qu’il est le dessous, la raison et le levier de l’univers ; et psychiquement, parce que sans lui l’âme demeure inexplicable en son principe comme dans ses phénomènes. Ce verbe de l’Esprit et de la Vérité parle en modes divers à l’artiste, au poète, au sage et au saint. Mais, à ceux-ci comme à la plus humble des créatures aimantes et pensantes, il ne parle qu’en passant par son sens intérieur. Et pourtant le genius loci des Latins n’est pas non plus un vain mot. Pierres taillées, monumens, symboles immuables, races qui portent l’empreinte religieuse du passé, et par-dessus tout cette âme éparse et fluide qui respire dans les choses et les harmonise, ne sont-ce pas là des aides puissans pour éveiller ce sens intérieur ? À mon tour, et après tant d’autres, je voudrais consulter les plus vieux sanctuaires du monde, d’où sortirent les idées mères dont l’humanité a vécu et dont aujourd’hui nous devons composer un tout nouveau, en remontant le plus possible, comme il le faut dans les grandes crises, à la source de la vérité éternelle. Peut-être que de ces sanctuaires reconstitués d’une vision plus nette, nous pourrons, comme d’observatoires bien placés, jeter un regard plus large et plus clair sur le monde actuel d’Orient et d’Occident. Mais, dans cette course, ne préjugeons rien ; confions-nous au génie de l’heure, et, sans perdre de vue le but, livrons-nous au torrent des impressions nouvelles.

À l’aube grise, nous avons longé la Corse hivernale, barricadée derrière ses récifs, anguleuse et sauvage, avec ses épaules d’acier et ses cimes neigeuses, l’île de la vendetta et de Napoléon. Le deuxième matin, entre les îles Lipari et Stromboli, souffle la première brise du levant. L’air est devenu chaud et caressant. La mer s’est calmée ; ses petites vagues ont pris une teinte indigo irisée en gorge de pigeon. Nous approchons de l’île maîtresse qui forme le pivot du grand bassin méditerranéen, centre d’éruption volcanique et centre d’évolution civilisatrice. Car cette île fut le premier trait d’union entre la Grèce et l’Italie et le premier foyer de la Renaissance sous Frédéric II. Déjà elle se dentelle à l’horizon, en lignes sombres et hardies, la riche, l’indépendante, l’audacieuse Sicile, sous des banquises de nuages sulfureux. Un paysage à la Salvator Rosa : lignes sur lignes, vallées sur vallées, des formes volcaniques et tourmentées ; le tout dominé par une haute montagne, contrefort septentrional de l’Etna. Ses côtes de lave sont recouvertes de neige et paraissent des glaciers. Du fond des noirs abîmes sortent des fumerolles blanches qui s’argentent au soleil, pareilles à des chevelures flottantes, et finissent par se confondre avec la traînée aérienne des nuages bouillonnans, — couronne de Bacchante qu’arrache le vent du large. Elle est attirante et fantastique, sombre et lumineuse, souriante et menaçante à la fois, cette Sicile lointaine, vue en passant du navire qui vole. Image concentrée de la terre féconde et redoutable dans son élan de feu et son prodigieux enfantement, mère de l’idylle et protectrice des amours faciles, hantée d’Aphrodite et des Muses, mais chère aussi aux déesses souterraines Dèmètèr et Perséphone. Ses plages ont vu naître Théocrite et mourir le grand Eschyle exilé. Enfin ce fut la patrie du mystérieux Empédocle, poète, philosophe, ingénieur et physicien, qui régna sur Agrigente et que la légende a précipité dans l’Etna, peut-être parce qu’il était trop grand pour l’histoire. C’est l’île des Titans et de la nature titanesque, où l’Etna se soulève en cratères de feu, où la terre et le ciel se rencontrent dans un formidable baiser.

Tourné vers cette terre grecque qui m’est chère et que je voudrais toucher, j’ai tant pensé à l’antique Sicile, et le bateau a si bien filé ses nœuds qu’à peine ai-je vu le ravissant détroit de Messine, le joli cap Faro avec ses maisons claires et son fortin, à peine aussi la côte d’Italie. Une barque à voile avec un seul passager, venant de Reggio, heurte presque notre paquebot et se balance comme une mouette dans son sillage.

La pointe de la botte italienne est montagneuse et rude. Pourtant, devant sa rivale, elle se festonne avec coquetterie. Ses gorges et ses ravines jettent leurs villes comme des cailloux blancs jusqu’au bord des flots. Toutes ont l’air de vouloir tremper leurs pieds dans cette belle mer amie et familière, pour y chercher la vie, la lumière et la joie, et de regarder curieusement, non sans envie, l’opulente, la fière Sicile, et Messine couchée comme une grande dame indolente entre ses forêts d’orangers. Nous longeons à la dérive l’autre côté du triangle. Quatre ou cinq caps se perdent en fines dentelures, comme des écharpes transparentes, dans la brume dorée du soir. Car déjà elle fuit, la Sicile. Disparues ses villes ensevelies sous leurs végétations luxuriantes. Maintenant l’Etna seul dessine son vaste triangle sur l’horizon avec la grande ligne qui monte de Catane à la pointe du cône. Comme un aigle violet sombre, un nuage se balance sur son sommet. La fumée du volcan forme maintenant un grand panache horizontal qui se prolonge indéfiniment dans la lumière orangée du couchant. Adieu la Grèce et l’Europe !

Allons de la poupe à la proue et tournons-nous vers le levant. Car le navire, lancé dans la vaste mer Ionienne, fait cap sur l’Égypte, et le croissant de la lune monte dans un ciel d’opale.

On ne connaît pas une femme, dit-on, quand on ne l’a pas vue en colère : on ne connaît pas la mer Ionienne quand on n’a pas essuyé une de ses belles fureurs. La déesse Amphitrite s’est rendue à mon secret désir. Aussi bien est-elle restée femme depuis le temps d’Ulysse, Son sourire de Circé ne présageait rien de bon. Toute la nuit le navire s’est agité. Ce matin, de grands sillons bleu sombre rasent ses flancs, et bientôt toute la mer démontée bout comme du plomb fondu. À midi, les vagues grossissent, le vent siffle dans les mâtures, les ondes balaient la carcasse. Dans cette tourmente, il semble que l’on voie se tordre et que l’on entende rugir tous les monstres de la Fable : Charybde et Scylla, la Gorgone et la Chimère. Vers le soir, les lames sont devenues de vraies montagnes dont les cimes dépassent le bord et y crachent des paquets d’eau. On voit quatre ou cinq houles, l’une derrière l’autre, s’avancer sur la proue, forteresses mouvantes avec leurs créneaux blancs qui croulent sur le pont. Sous tous les bruits retentit une basse fondamentale : le grondement de l’abîme qui monte. Nuit complète maintenant ; ce n’est plus dans les ténèbres qu’une trépidation continue de l’eau et de l’air, un seul mugissement du ciel et de la mer confondus dans la grande bouilloire. Au loin, l’océan est noir comme la poix. Le long du bord, des montagnes d’écume passent en sifflant avec des lueurs d’éclairs. Leurs panaches tourbillonnans fouettent la dunette vitrée du capitaine et les hunes du grand mât. L’énorme paquebot danse comme une barque. Ce n’est plus le souffle d’une mer ou d’un continent, c’est l’âme convulsée de toute la terre qu’on respire à pleins poumons dans l’ouragan.

Majestueux est le navire, qui se cabre, plonge, et se cabre encore, mais poursuit sa marche avec calme dans la tempête. Le timbre de l’officier de quart sonne clair et semble la voix de l’atome conscient au milieu des élémens déchaînés. Munie de sa boussole interne, l’âme ne poursuit-elle pas, elle aussi, un but mystérieux à travers la vie terrestre ?

Me voilà blotti dans ma cabine. Mais le roulement des chaînes, le bruit infernal de la machine, le ronflement accéléré de l’hélice m’empêchent de dormir. Au hasard, j’ouvre mon Homère et je tombe sur le naufrage d’Ulysse : « Une grande lame se ruant sur lui, effrayante, renversa le radeau. » Le subtil Odysseus, qui a bravé les incantations de Circé et tous les monstres de la mer, va périr. Mais, phosphorescente de blancheur, l’étoile au front, émerge de l’abîme la déesse Leucothéa : « Prends cette bandelette immortelle, étends-la sur ta poitrine, et ne crains plus ni la douleur ni la mort. Dès que tu auras saisi le rivage, tu la rejetteras loin de toi dans la sombre mer en te détournant, » Que de voyageurs, aux temps de l’Égypte ancienne, sont venus après les naufrages de la vie chercher sur les rives du Nil « la bandelette immortelle » qu’Ulysse reçut des mains de la fille de Kadmus ! L’ont-ils trouvée ? Les sages d’Alexandrie prétendaient qu’Orphée et Pythagore furent seuls de ce nombre. La science contemporaine nie l’existence du premier et a tourné le dos au second. Il est vrai que l’un créa l’Olympe et l’autre la philosophie. Heureux ceux qui peuvent donner de leur existence des preuves aussi fortes que celles-là ! Mais ils sont rares ceux qui ont fait parler Isis. Que de fois elle est restée muette ! Qu’importe ! cherchons-la toujours.

La tempête s’est calmée au delà de Candie, et nous nous réveillons le cinquième matin en face d’une côte plate voilée d’une ondée légère. Sous ce rideau transparent, que perce déjà le soleil d’Égypte, une ville blanche apparaît dans une moiteur d’Orient : c’est Alexandrie.


ii. —le caire et ses bazars, le ghawazzi, musiques nocturnes.

Avant de pénétrer dans le vieux monde égyptien, un coup d’oeil au monde musulman, qui en forme le seuil actuel et le vivant décor, est indispensable. Forcément c’est ici le premier plan du tableau. Depuis un temps immémorial d’ailleurs, les Sémites et toutes les races errantes du désert constituent la substance ethnique dans laquelle se moulent les phénomènes historiques et religieux de l’Orient. C’est avec cette poussière humaine que les conquérans ont pétri des peuples et les prophètes des religions.

Le chemin de fer d’Alexandrie au Caire coupe en deux le lac Maoritis, vaste lagune qui reflète des vols d’oiseaux aquatiques, puis s’engage dans une mer de blés verts que sillonnent des canaux infinis. Des villages de fellahs construits enterre sèche s’y tassent comme des taupinières. Au passage d’un pont en fil de fer, on plane un instant sur le Nil aux berges vaporeuses. Quelques dahabièhs dorment dans les roseaux, comme une traînée de cygnes. Puis, c’est de nouveau l’immensité du Delta aux herbages verdoyans. De temps à autre, une procession de fellahs, d’ânes et de chameaux se profile sur des digues à perte de vue. Au bout de trois heures, on voit poindre une forêt de coupoles et de minarets dominée par la citadelle et bordée par la chaîne arabique : c’est le Caire.

Malgré l’ampleur, la richesse et l’élégance du quartier européen, où l’on débarque, l’impression immédiate que produit la capitale égyptienne, par sa population et son mouvement, est celle d’une Babel africaine, d’un pandémonium de la vie musulmane. L’œil est ébloui d’un fourmillement de fez rouges, de turbans bleus, verts, blancs et jaunes, de caftans et de couffièhs multicolores. L’oreille est assaillie d’un mélange strident de toutes les langues d’Europe, d’Afrique et d’Asie. Vertige de sons et de cou- leurs ! Que de plumages et de ramages humains ! On croit entrer dans une volière des tropiques. Au milieu de ces cris, de ces jacassemens, de ces gazouillis, dominent les sons gutturaux et rudes de l’arabe, cette vieille langue du désert à la fois barbare et raffinée, dont les voyelles ont des rugissemens de lion, dont les consonnes s’entre-choquent avec des cliquetis d’armes ou des frémissemens d’instrumens à cordes. — Un large boulevard planté d’arbres conduit au centre du quartier franc, au parc de l’Ezbékièh. Ce jardin, d’une splendeur tropicale, semble rappeler la fantaisie d’un khalife, avec ses sycomores et ses mimosas gigantesques qui mirent leurs chevelures brillantes dans un étang paresseux, à côté d’arbres de l’Inde aux branches pendantes comme des tresses. Nous voici au foyer du nouveau Caire et de la colonie européenne, qui par l’industrie et le travail a recréé le pays. Pourtant, en apparence, à regarder la population qui grouille en ces larges rues non pavées et poudreuses, le ilôt de la vie musulmane submerge cette mince couche de vie occidentale. Ici, fatalement, l’Européen s’orientalise. Les façades des hôtels sont précédées de tentes bariolées où se prélasse un public de « rastaquouères » et d’Américaines qui s’ébahissent des journées entières devant le fleuve des passans dans une béatitude qui ressemble au kief. L’étranger qui se jette dans ce torrent commence par être noyé dans un tourbillon de races. En quelques minutes, il verra défiler les Abyssiniens de haute taille, drapés de blanc, aux traits fins et majestueux ; les Nubiens couleur café, aux lèvres épaisses et sensuelles ; les fellahs, en chemise bleue, éveillés et goguenards ; des Arméniens, en turban noir, graves comme des moines ; de beaux Syriens souples, aux larges yeuxluisans ; des Persans aristocratiques et dédaigneux ; des Coptes sombres ; des Juifs au regard humble et perçant ; de fiers Arabes et des Bédouins déguenillés. S’il s’arrête, s’il a l’air d’hésiter un instant, il sera la proie d’un essaim d’insectes humains. En un clin d’oeil il sera entouré d’une dizaine de drogmans, vêtus de soie et d’or comme des pachas, qui le harangueront en six langues avec des gestes magnifiques. En même temps une douzaine d’âniers se rueront sur lui avec leurs bêtes et leurs faces aussi jolies qu’impertinentes, tandis qu’il sentira ses pieds doucement saisis par les petits décrotteurs, négrillons à frimousse simiesque, au sourire enjoué et railleur.

Et toujours se précipite devant l’Ezbékièh le fleuve humain, le carnaval multicolore. Une foule de Levantins trotte sur de beaux ânes au poil lustré. Les fiacres sont attelés de superbes chevaux arabes qui piaffent sous le fouet des cochers noirs. Quelquefois passe sur son cheval berbère un pacha maigre et triste comme un parchemin, serré dans sa redingote grise du Nizam. Puis, c’est le harem d’un grand personnage qui roule en plusieurs landaus. Les princesses, voilées à la turque de mousseline blanche, qui souvent laisse transparaître leurs traits languides comme en un miroir dépoli, promènent curieusement sur la foule leurs grands yeux de gazelles étonnées et leurs prunelles vibrantes d’un vague désir. On dirait que ces camélias opulens et délicats, un instant sortis de leur serre chaude, respirent avidement les vents du dehors. Les voitures du harem sont suivies de deux eunuques à cheval, nègres patibulaires, et précédées à dix pas de deux saïs. Ces splendides coureurs abyssiniens ont les jambes nues, le buste serré dans une jaquette brodée qui reluit comme une cuirasse d’or. Poitrail au vent, ils agitent leurs bâtons en poussant de grands cris. De larges manches d’une blancheur de neige flottent sur leurs épaules et les font ressembler à des coléoptères étincelans ou à des génies ailés qui touchent à peine le sol. Et tout autour, dans un long frémissement, s’écarte la foule des moricauds, des fellahs, des cavaliers, comme si le char de la volupté, du pouvoir et de la splendeur terrestre venait de passer dans un flot de poussière.

Mais ce n’est que le remous de la vie musulmane mêlé au flot européen. En pénétrant dans le quartier arabe, on atteint son plein bouillonnement. Dans l’étroite rue du Mouski se tord et s’embrouille un inextricable écheveau d’hommes, de cavaliers, de chameaux et d’ânes. Les coups de fouet des cochers claquent, la monnaie des changeurs sonne, le cri des cafetiers ambulans répond à celui des porteurs de narghilés, les limonadiers se battent avec les cuisines portatives, les turbans verts se heurtent aux turbans jaunes et s’injurient. On boit, on mange, on vend, on achète. Dans cette cohue, des femmes emmaillotées du barko noir et de la habara de soie glissent comme des chauves-souris sans que personne ait l’air de les apercevoir. Les pauvres fellahines portent leurs enfans à cheval sur leurs épaules. Les chiens aboient, les ânes braient, les chameaux grognent, les hommes crient, et, chose merveilleuse, chacun trouve son chemin sans blesser le voisin. Cette masse humaine a l’air d’un polype monstrueux dont chaque tentacule pousse une tête et dont toutes les fibres palpitent d’une sensation convulsive. L’étincelle de la vie morale jaillit ici du dernier degré de la misère humaine. Les estropiés et les aveugles essaient d’éveiller la pitié par des formules vraiment touchantes : Ana dêf Allah wan nebi, « Je suis l’hôte de Dieu et du Prophète, » et il semble dur de leur répondre par la formule évasive des avares : Allahy ! a tîts ! « Dieu te donne », au lieu de leur tendre la piastre désirée.

Laissons-nous pousser par le torrent jusqu’aux entrailles mêmes de la cité africaine, dans le labyrinthe des bazars. Par les interstices de nattes tendues entre les toits, un jour louche glisse en des ruelles tortueuses, tapissées de petites boutiques qui regorgent de tous les luxes de l’Orient. Ici s’ouvrent de grands magasins de meubles sculptés et incrustés de nacre avec un papillotement de lumière blanche ; là étincellent les cuivres ouvragés, plateaux, vases, aiguières ; d’énormes et innombrables lampes en bronze forgé et ajouré pendent du plafond comme des encorbellemens de mosquées ; les brûle-parfums se dressent comme des minarets évoquant un rêve d’Alhambra, pendant que les ouvriers travaillent au fond des ateliers et que des centaines de marteaux battent le métal. Les marchands de tapis sont les grands seigneurs de céans et vous reçoivent avec une politesse pleine de dignité dans leurs salons aux vastes divans, tendus de haut en bas des merveilles de Smyrne, de la Perse et du Cachemyre. Vous continuez votre promenade, ébloui, inquiété par toute cette fantasmagorie de l’art décoratif. Voici les laines entassées et les soies ruisselantes. Dans la ruelle, les vendeurs déroulent sous vos yeux des écharpes tentatrices. Un regard donné au marchand ou à la marchandise, et vous êtes perdu : ils vous barrent le passage, vous drapent et vous coiffent de leurs richesses avec des regards enjôleurs et des sourires d’admiration, pendant qu’un petit gamin sorti de terre vous présente une tasse bouillante du plus exquis café arabe. Si vous n’êtes un manant, vous achèterez la douzaine. Sous les tarbouchs et les turbans de tous ces marchands indolemment accroupis dans le demi-jour de leur boutique, il y a des yeux qui vous guettent comme une proie ; vous êtes la mouche qui passe entre ces toiles d’araignée. On longe des montagnes de selles arabes, des portiques de pantoufles aux formes les plus extravagantes. Quelquefois, sur un sordide monceau de bric-à-brac des foulards précieux se mêlent à d’ignobles loques, et des gravures parisiennes de 1830 moisissent sur des icônes byzantins. Sous le flamboiement farouche des trophées de fusils, de poignards, de lames incrustées de pierres précieuses, s’ébauche une vision rapide de toute l’épopée sarrasine ; sous le frôlement des dentelles, des zibelines, des plumes d’autruche, le souffle tiède des harems vous effleure la joue. Puis, des fleuves de parfums vous suffoquent : musc, santal, benjoin et gingembre. Et le marchand criera : « Fleurs de henné ! parfums du paradis ! » Celui d’en face agitera un flacon d’huile de rose disant : « La rose était une épine, elle a fleuri de la sueur du Prophète ! » Et ce sera parmi les fruitiers voisins un prolongement de métaphores joyeuses et d’off"res alléchantes : « — Des oranges douces comme le miel ! — Les melons consolent celui qui est dans la peine ! — Dieu allégera les paniers ! »

Délicieuse et innocente manière, après tout, de comprendre le commerce, chez un peuple éternellement enfant ! Pour l’Européen, le commerce est un froid calcul, une spéculation savante, l’âpre gain de tous les jours. Pour l’Oriental, pour l’Arabe surtout, c’est d’abord une paresse contemplative ; c’est aussi une aventure, un jeu de ruses et de surprises, historié d’un conte des Mille et une Nuits. Sans doute il cherchera à gruger le plus possible son client, il écorchera fabuleusement l’acheteur naïf et enthousiaste. Mais comptez-vous pour rien sa fatigue, son éloquence et l’illusion qu’il vous a donnée ? Tel marchand de tapis qui pendant une après-midi entière aura étalé devant vous la moitié de son magasin et vous aura vendu des tentures étonnantes de l’Inde ou de la Perse, qui peut-être viennent de Paris, ne vous en aura pas moins promené du Cachemyre à Téhéran, et il aura meublé sous vos yeux des palais dignes d’être éclairés par la lampe d’Aladin. N’est-ce donc rien ? Et ce parfumeur qui vous a vendu au poids de l’or l’essence de rose ou de jasmin en un flacon pailleté d’or, il a, pendant une heure, au fond de ce miroir persan encadré de fines peintures, évoqué tout le harem de Méhémed-Ali. Et ce bijoutier qui a vendu si cher à une femme turque un prétendu diamant de Golconde ou un rubis de Giamschid lui a persuadé qu’il avait une vertu magique ; mais en la suggestionnant il lui a donné la foi ; et le diamant attirera et le rubis brûlera. — Affaires, politique, passions humaines, toute la vie matérielle non transfigurée par la conscience de l’âme et de son but divin fut-elle jamais autre chose qu’un rêve, une illusion et une duperie ? Dans les bazars du Caire, on a la sensation exacerbée de ce miroitement trompeur de la grande Maïa des sens. C’est pour cela qu’on en sort avec une sorte de vertige et de mélancolie, quand on a le malheur de n’être ni économiste ni maniaque de bibelots.

Mais du haut d’un minaret la voix aiguë du muezzin appelant à la prière du soir tombe dans cette fourmilière humaine ; le soleil couchant dore les moucharabis des maisons moresques, dont le silence rêveur est suspendu comme une sieste perpétuelle sur le bruit de la rue ; les bazars se ferment brusquement, la nuit tombe, et bientôt la ville de commerce se change en ville de plaisir. Dans les ruelles, les petits cafés arabes allument leurs falots et leurs lanternes vénitiennes jaunes et rouges ; des voix nasillardes modulent leur gaîté en mineur dans un égrènement bizarre de demi-tons ; des gammes de flûtes voltigent dans l’air, accompagnées des grondemens du tarabouk. Les allées d’acacias du boulevard Méhémed-Ali et de l’Ezbékièh retentissent d’un trottinement incessant d’ânes montés par des Européens ou des Orientaux revenant de leurs affaires ou se rendant à quelque fête. Les bêtes galopent, piquées par les âniers qui les suivent au cri répété de : Hâ ! hâ ! comme si on courait au sabbat.

Attiré par des musiques étranges, je suis entré au hasard dans un café qui s’ouvre au bout d’une rue obscure, aux confins du quartier musulman. Au fond de la salle, une estrade s’élève, grossièrement décorée de tapis et de drapeaux. Quatre ou cinq danseuses sont assises sur le divan. L’orchestre se compose d’un tarabouk, vase en terre recouvert d’une peau formant tambour, d’une guitare, d’une mandoline et d’un chanteur. Le martellement monotone du tarabouk constitue la basse fondamentale de cet orchestre sauvage. Quand le mandolineur a pincé pendant quelque temps un air arabe sur ses cordes, la voix glapissante du chanteur l’entonne à son tour, et le même air se répète frénétiquement jusqu’à ce que commence une nouvelle mélodie. On a appelé la musique turque « les accès d’une gaîté déchirante ». Les chants arabes sont parfois une indolente rêverie qui se berce dans les enroulemens de demi-tons successifs : ces mélodies mineures flottent éternellement incertaines entre la joie et la tristesse. Mais quand il s’agit comme ici d’airs de danse, on se rappelle la définition de la musique turque. Ce sont des rondes furieuses avec des quarts de tons d’une sauvagerie raffinée. On dirait un désir exaspéré qui tourne comme un écureuil dans sa cage ou comme un damné dans sa prison de chair. Cela donne l’impression de l’emportement dans la passivité.

Mais voici un rythme tapageur, à trois temps, impérieux et haletant comme le battement d’un pouls enfiévré. Et s’avance sur l’estrade la ghawazzi ou danseuse qui va mimer l’authentique danse africaine connue chez nous sous un nom déplaisant et trop significatif. En Europe on n’en voit guère que des atténuations ou des déformations qui ne la rendent ni moins laide ni plus morale. Dansée dans son milieu originaire, elle s’éclaire de son vrai sens ; elle devient le phénomène pathologique d’une race en décadence, l’image efl’rayante d’une sorte de dislocation de la personne humaine qui a lieu lorsque l’instinct gouverne en maître. La danseuse est vêtue d’un jélik brodé, recouvert de plaques métalliques qui font une sorte de cuirasse sur son sein. La jupe est striée de larges bandes jaunes verticales en forme de feuilles de cactus. Ses talons frappent en mesure le plancher, au cliquetis des crotales de cuivre qu’elle agite de ses bras arrondis. Elle se tient droite ; mais, chose étrange, les trois parties de son corps, la tête, la poitrine et les flancs, ne se mettent en branle que successivement et séparément. C’est d’abord la tête qui bouge horizontalement et automatiquement de droite à gauche et de gauche à droite, comme la tête d’un serpent qui se réveille. Ensuite les seins s’animent du même mouvement vibratoire sans que le reste du corps y participe. Enfin les flancs commencent à s’agiter pour eux-mêmes. Alors c’est une innommable et savante variété de trépidations et de mouvemens circulaires des hanches et des reins, auxquels la tête de la danseuse assiste dans une immobilité glaciale. On dirait que toute la conscience a passé dans les muscles inférieurs du corps pour y exécuter cette folle gymnastique. On pense aux vers de Martial sur la danse des filles de Gadès : Vibrabunt sine fine prurientes lascivos docili tremore lumbos. Puis, l’épais vertige remonte des flancs à la tête et redescend de la tête aux flancs en s’alourdissant et se précipitant toujours. Quelquefois un des spectateurs arabes se lève, rejette la tête en arrière, pousse un Hâ ! formidable d’admiration, puis se rassied gravement. Enfin la ghawazzi, épuisée, ralentit ses mouvemens. Dans sa mimique, la lassitude semble succéder à la violence des sensations. Elle porte une main à la tête, qu’elle incline légèrement. C’est l’esclave qui demande grâce au maître. Mais le public crie : Encore ! Encore !

J’éprouvais une stupeur mêlée de pitié devant cette désagrégation de la personne humaine par un retour voulu à l’animalité. Terpsichore, pensais-je, Muse sacrée de l’eurythmie et de la beauté vivante, quelles ont été tes aventures en ce monde ! Les hommes ont-ils pu te travestir et te ravaler à ce point ; je ne parle pas de ce que tu fus dans certains sanctuaires égyptiens, hindous et grecs, où l’on sut t’amener à l’expression des sentimens les plus sublimes par un genre d’extase religieuse et un art aujourd’hui perdu ; je pense seulement à ce que tu es en ta manifestation spontanée, en ta gaîté violente ou grave, chez les peuples nomades ou champêtres comme dans la splendeur intelligente des civilisations avancées. Pauvres aimées, qu’êtes-vous devenues ? Ce n’est pas ainsi, j’en suis sûr, que vous dansiez devant les Ramsès ou les Saladin. Les danseuses figurées dans les tombeaux égyptiens ont une grâce de libellule ; la Bédouine d’aujourd’hui même, qui danse dans son désert pour sa tribu, a un charme sauvage en ses ondulations serpentines qui est fort loin de cette brutalité froide et savante. La danse est naturellement chez l’homme un élan de joie de tout l’être qui entraîne les sens vers l’esprit et les idéalise : voilà sa raison d’être esthétique, voilà quelle peut devenir sa puissance éducatrice. La plus passionnée des danses espagnoles figure toujours un mouvement de l’âme. La Bacchante des vases antiques vibre dans l’extase orgiastique ; mais tout son corps nage dans l’ivresse de l’univers, et sa torsion est une aspiration douloureuse de l’esprit vers le dieu. Dans la danse africaine dégénérée, nous assistons au contraire à une illustration chorégraphique de l’instinct sexuel, à un engloutissement de l’esprit par la matière. Et c’est une loi inexorable : quand l’homme rend l’art complice de son animalité, il pervertit et détruit la notion même de l’art, il mutile et détruit sa propre personne.

Je n’avais pu vaincre ce mélange d’effroi et de révolte que nous cause toujours la profanation de l’être humain, lorsque je m’aperçus qu’un vieillard extraordinaire venait de prendre place à une petite table, en face de moi. Il était vêtu d’une dalmatique râpée, bordée d’une fourrure rongée par les vers, le dos voûté comme un centenaire, son vieux corps maigre serré en une tunique de soie irisée de roses et de verts inénarrables. Un gros bonnet de fourrure coiffait son visage d’une pâleur specirale et plissé d’une multitude de rides. Son nez bulbeux et interminable finissait brusquement en pointe et plongeait comme une sonde dans un petit livre en parchemin. Il lisait à travers ses lunettes posées sur le bout de son nez. Ses lèvres minces marmottaient des syllabes hébraïques, et ces trois mots bizarres frappèrent à plusieurs reprises mon oreille : Nephesch… Rouak… Neschamah… Puis, avec un brusque regard oblique vers l’estrade, il articulait à voix basse : Lilith !… Lilith !… Je crus reconnaître un ancien rabbin échoué dans ce milieu musulman par je ne sais quelle destinée, et je sentis une attraction subite pour la solitude prodigieuse de cette ruine humaine dans laquelle il y avait un murmure de pensées comme de feuilles mortes.

— Rabbi, lui dis-je, tu es certainement un savant maître. Que penses-tu de cette danse ?

Il n’eut pas l’air de m’entendre et continua le sourd bourdonnement de son monologue intérieur. J’ajoutai :

— Je suis chrétien, et toi tu es un fils d’Israël. N’y a-t-il pas plus de liens entre les fils de Moïse et ceux du prophète de Nazareth qu’entre nous et les fils d’Ismaël qui nous entourent ?

Il parut avoir compris, car il secoua la tête, et, sans changer d’attitude, le visage toujours enfoncé dans son bouquin, il baragouina dans un charabia mêlé de plusieurs langues :

— Non — pas de liens — tous séparés — tous ennemis — les fils de Sem — pour toujours — tous étrangers, les fils d’Adam — — qui devraient être l’image de l’Adam céleste. — Ah, oui ! — malédiction de la haine et des vieux crimes de tous — des vôtres surtout qui vous prétendez les disciples du Messie. — Quand je suis entré ici, des mograbins m’ont appelé : Maudit juif ! — S’ils n’avaient pas peur des soldats rouges des Anglais et des zaptiés du Khédive, ils t’appelleraient ; Chien de chrétien ! Mais regarde bien — votre châtiment à tous, le voilà !

Sa lèvre défiante eut un frémissement sardonique. Il releva ses lunettes sur son vaste front ridé. Ses petits yeux aux reflets de vitre cassée eurent un éclair, et son doigt décharné, presque transparent, me montra une nouvelle danseuse qui, au bruit de l’infernale musique, commençait à faire glisser sa tête sur ses vertèbres comme un cobra amoureux. Et l’inquiétant vieillard, qui, à ce moment, n’était pas dénué d’une certaine majesté, continua d’une voix tremblotante :

— Oui, c’est le châtiment ! — Regarde-la bien, la ghawazzi. — Vois-tu remuer la tête, la poitrine et le corps, chacun pour soi, comme les tronçons d’un serpent coupé en trois ? — Ne le vois-tu pas ? — Regarde Neshamah, l’esprit divin qui habite la tête et qui descend des sept tabernacles de l’Ancien des jours, — il ne vit plus dans ce regard fixe et vide qui brûle sans éclairer, — Il est mort, le iils du Roi, bien mort ! — Et puis regarde Rouak, l’âme humaine, fille de la Reine du monde, qui habite le cœur, — elle tressaille, elle essaie de vivre, mais elle ne peut plus ; — tous les deux s’agitent comme des cadavres galvanisés. — Mais maintenant regarde Nephesch, l’Âme animale qui habite le corps inférieur, — elle est vivante celle-là, elle a dévoré les deux autres, elle se déchaîne dans les flancs de la servante de Satan. — Et quand l’Ame humaine sera morte aussi, la servante de Satan deviendra serpent à son tour. — Voilà ce qu’est devenue Héva la divine entre vos mains. Vous en avez fait Lilith ! — Et c’est l’image de votre vie : vous avez tué l’esprit avec la matière d’en bas. — Votre âme aveugle et sourde se débat entre les deux comme une chauve-souris !

J’avais cessé d’écouter les rêveries bizarres du vieux talmudiste, et je regardais la danseuse. Elle se démenait avec plus de violence que la première. La sauvage vie d’en bas remontait ; les boucles s’éparpillaient sur son front ; les yeux lançaient une flamme sombre ; le corps semblait vouloir se disloquer. Ce rabbin macabre m’avait-il halluciné ? Ma vue se troubla : je crus voir un grand papillon jaune voltiger contre les tentures rouges, puis une tête échevelée disparaître dans le plafond comme tirée par une corde. À la place de la danseuse disparue, un serpent monstrueux se tordait sur les tréteaux comme un cobra aiguillonné par le bâton du psylle.

Combien de temps dura cette folle illusion, je l’ignore. Tout à coup la musique cessa par une affreuse dissonance. J’éprouvai une secousse légère, et je recouvrai ma vue habituelle. La danseuse se rasseyait avec une parfaite indifférence. Mon premier sentiment fut un mouvement d’humeur contre le malicieux rabbin. Par quel étrange pouvoir m’avait-il abusé ? Je me retournai vivement pour lui en demander raison et lui arracher son ab- surde grimoire : quel fut mon étonnement quand je vis qu’il avait disparu aussi silencieusement qu’il était entré ! À la place où s’était accoudé l’invraisemblable vieillard, il ne restait que sa tasse de café. Je sortis aussitôt de la salle. Au bout de la sombre ruelle, une forme jaunâtre s’éloignait en vacillant. Des figures moresques étaient couchées devant les boutiques, d’où sortaient des roulemens de tambours de basque. Des femmes voilées agitaient des lanternes aux fenêtres. Je courus après mon rabbin, sans prendre garde aux injures, aux railleries, aux appels bizarres qui me poursuivaient. Mais il me fut impossible de le ressaisir. Je rejoignis le boulevard. Au coin d’une rue, à la lueur d’un réverbère, je crus encore apercevoir un pan de sa dalmatique, — et ce fut tout.

Rentré chez moi, dans la rue Wagh-el-Birket, je trouvai mon balcon éclairé par un magnifique clair de lune fusant du zénith. Sur les terrasses des maisons voisines, les jardins aériens épanouissaient leurs touffes légères et leura palmes, et de vagues parfums s’échappaient de ces grands encensoirs sous l’incantation lunaire. L’âme vierge des plantes montait dans l’air nocturne au-dessus de la ville impure. À cette hauteur, tout était paix, lumière, douce magie. Mais dans les profondeurs de la rue continuaient les voix tumultueuses, les piétinemens d’ânes et les aboiemens de chiens excités par les bourdonnemens du tarabouk et les titillations de la flûte. J’écoutai un instant encore ces bruits, puis je me couchai et je m’endormis. Quand je rouvris les yeux, il était tard dans la nuit. La pleine lune, traversant les larges baies de la fenêtre, inondait la chambre d’une lumière d’argent. J’avais été réveillé par des chants nouveaux et surprenans. Plus de musiques musulmanes : des mélodies plus larges résonnaient dans le silence de la nuit. C’étaient des accens passionnés, des complaintes d’amour entonnées par de superbes voix d’hommes. Avec ces belles mélopées, l’espérance réveillée par la douleur s’élevait dans l’air calme et planait comme sur de grandes ailes. On eût dit une seconde âme de la cité, une conscience plus pure surgissant, lucide, de son sommeil profond. Puis au loin, très au loin, passa un chœur d’Arméniens d’une harmonie inconnue et comme sacrée, rappelant les modes antiques. Il se prolongeait en notes de cristal, en longs accords d’une joie apaisée, impersonnelle et mâle, comme un chant de rois mages marchant tranquillement vers l’Étoile de la Vérité.

Singulière éloquence des chants qu’on écoute la nuit ! L’homme, roulé tout le jour et dispersé dans le torrent fangeux de la vague sociale, se recueille et se reprend dans l’obscurité. Alors, quelquefois, son âme profonde s’échappe de ses lèvres dans une mélodie, tandis que son âpre logique et ses cris de tout à l’heure ne parlaient que de son être de surface. Bénie sois-tu, Polymnie, Muse des chants multiples, qui nous rends à nous-mêmes et nous prouves que nous sommes encore autre chose que nos instincts aveugles et nos vaines apparences. — Mieux que les scènes troublantes du jour, ces musiques et ces voix nocturnes me disaient l’esprit caché de la grande cité arabe, où fermentent pêle-mêle toutes les races de l’Afrique, mais qui, sous les souffles venus d’Orient et d’Occident, est en travail d’une âme nouvelle.


iii. — les tombeaux des khalifes, la conquête arabe

« Je suis las de la ville des vivans : allons voir la cité des morts ! » me dis-je par une de ces radieuses après-midi de janvier qui inondent les blanches rues du Caire d’un fleuve de lumière jaune ruisselant de l’azur immaculé. J’appelle mon ânier Hassan, jeune fellah de vingt ans. Jambes nues, il a pour tout vêtement sa chemise bleue et son turban blanc. Mais comme sa mine est intelligente et futée ! Avec cela, agile, serviable, charmant. Son profil égyptien semble calqué sur les figures peintes du tombeau de Ti à Memphis ; mais combien plus vivante et plus gaie son expression ! Ses yeux brillent, ses dents rient. Je lui crie : Aux tombeaux des Khalifes ! Il répond : Taïb ! ce qui veut dire à la fois : Oui, à vos ordres, tout va bien ! Une minute après, le bel âne blanc caparaçonné d’une housse et d’une selle rouge se trémousse devant la porte. Et nous voilà partis au grand trot à travers le quartier musulman. Le fellah court derrière et s’entretient en arabe avec son âne, en bribes de français et d’anglais avec son voyageur. Quiconque n’a pas usé de ce mode de locomotion au Caire ne connaît pas le charme inoubliable de cette ville. On enfile des rues étroites et hautes, à l’ombre des moucharabis derrière lesquels les femmes peuvent regarder sans être vues, masques légers du harem braqués sur le passant. Les rues de riches sont solitaires, bordées de longues murailles nues, où parfois une petite porte cintrée donne accès sur un frais jardin. Au bout d’une demi-heure, on atteint le quartier pauvre : c’est là qu’il faut voir grouiller la fourmilière humaine. La population entière, hommes et femmes, pullule devant de misérables échoppes. Arabes, Berbères et Mograbins mangent, se lavent et se rasent en pleine rue. Des pyramides de courges, de pastèques et d’oranges s’écroulent par terre ; des grappes d’enfans nus ou couverts de sordides chiffons se roulent en riant dans la boue noire qui s’élève en poussière d’or sur leurs têtes. Devant les boucheries, les maigres chiens errans, à poil jaune, à tête de chacal, lapent à la dérobée les flaques de sang. Au-dessus, des bandes d’éperviers attentifs tournent haut dans le ciel. Quelquefois, l’un d’eux, prompt comme l’éclair, fond sur l’étal et emporte un lambeau rouge de viande crue dans ses griffes. Le boucher, qui fume son narghilé, ne dit rien. C’est un don fait à un confrère : Allah donnera la récompense !

Nous atteignons enfin la porte Bab-el-Nasr, à côté de la mosquée délabrée du sultan Hakem. Une poterne sombre comme un coupe-gorge à traverser, — elle servait jadis de gibet, — et nous voici hors de la cité vivante. Alors, c’est un changement de décor si brusque, si inattendu, qu’aucune machinerie de théâtre ne pourrait l’égaler. Quelques masures en ruine, un sol nu et mouvementé, puis des croupes de sable fauve. C’est le désert, le vrai, le grand désert arabique, dont l’océan de poussière vient battre toute l’enceinte orientale de la ville. On y entre sans s’en douter, et déjà il semble qu’il vous engloutit. Car devant vous se déroule à perte de vue l’immense nécropole musulmane qui peuple cette solitude. Plus nombreux que les vivants sont les morts. Des deux côtés du sentier, de près, de loin, comme les feuilles innombrables d’un livre sans fin, elles sont semées au hasard, les tombes blanches. Toutes pareilles, sans ornement, sans sculpture et sans nom, rongées par le simoun, elles émergent du sable jaune. Mais, comme une végétation de rêve éclose d’un mirage, voici surgir de cette désolation une autre ville, une cité féerique ! et, sous la lumière splendide, se profile une forêt de mosquées. Ce sont les tombeaux des khalifes. De colline en colline, ils bombent leurs élégantes coupoles et dressent leurs fins minarets couleur d’or dans un ciel de saphir. À leur vue, le désert s’anime, le cimetière se transfigure. Car c’est une évocation instantanée, comme sous le coup d’une baguette magique, de la conquête arabe, de la poésie sar- rasine et de toute la vie musulmane, où le chef, cheik, sultan ou khalife, règne seul sur la poussière humaine, en face d’Allah impénétrable et tout-puissant.

Nous allons toujours sur le sable ondulé, et les tombes inconnues succèdent aux tombes. Elles se composent invariablement de deux tables de pierre calcaire superposées comme deux marches d’une pyramide tronquée. Les plus importantes portent à chaque bout une stèle en forme de cippe. La plupart n’ont qu’une pierre mal dégrossie, sans inscription. Cette absence d’ornemens, cette monotonie et cette nudité anonyme des sépultures musulmanes a quelque chose de frappant. Dans nos cimetières chrétiens, la forme des monumens funéraires est un rappel à l’individualité des disparus. Ces inscriptions remémorent les noms et les vies. Les lierres, les saules éplorés, les fleurs symbolisent la douleur et le souvenir des vivans. Toute cette végétation luxuriante, qui pleure autour des sépulcres dont elle se nourrit, assiège l’imagination d’un cortège d’idées attendrissantes et sinistres. Ici, c’est l’égalité absolue dans la mort, c’est l’effacement de la personne humaine dans l’immensité du désert dévorant. Non que les Arabes n’aient le culte de leurs morts. Dans la nuit du jeudi au vendredi, des hommes et des femmes veillent la nuit entière sur ces tombes. Mais leur pensée ne se tourmente ni sur le passé ni sur l’avenir : fidèle à certaines idées générales qu’elle se garde de creuser, elle vit tout entière dans la sensation intense du présent ; le reste est un conte, une fantasia. Par la même raison que Moïse, Mahomet d’ailleurs a défendu toutes les représentations d’êtres vivans qui eussent été des prétextes à l’idolâtrie. Le corps rendu à la terre et une pierre dessus, c’est tout ce qu’il a permis. Ainsi la sépulture de ces peuples du désert réalise à la lettre le mot biblique : « Né de la poussière, tu redeviendras poussière, » Mais cette mort n’a rien de funèbre. La lumière d’Orient révèle ici sa magie idéalisatrice. Le terrain aride prend des teintes chaudes et cuivrées. Ces blancheurs de tombes, ces linceuls épars, ces formes allongées dans la rousseur brûlante du désert ont je ne sais quoi d’angélique qui ressemble à une paix suprême, à une virginité retrouvée dans la mort, à une pâleur de résurrection au jugement dernier.

Mon âne paraît chez lui en ce désert, tant il chemine allègrement sur le sable. De lui-même il s’arrête devant la superbe mosquée d’El-Barkouk. Ce mausolée, bâti en quadrilatère, avec ses deux minarets à trois étages aux encorbellemens gracieux, avec ses coupoles terminées en pointe, légèrement étranglées par la base, est un parfait modèle d’architecture sarrasine. Il tombe en ruine ; les murs se lézardent ; les minarets se découronnent ; mais ce délabrement ajoute à sa beauté. Un gardien malade en caftan noir m’attache en gémissant les pantoufles de peau sans lesquelles on ne pénètre dans aucun sanctuaire musulman. Une femme misérable m’examine avec défiance, de sa figure de mendiante résignée. Un garçon aux yeux chassieux, pauvre petit singe humain, tend sa main au bakchich. Autrefois ces mosquées avaient de riches dotations et nourrissaient des familles entières de cheiks : aujourd’hui elles sont abandonnées à des malheureux, qui vivent des piastres de l’étranger. Dans la grande cour, les arcades sont debout, mais les murs s’effritent et la fontaine des ablutions est desséchée. Pénétrons dans le sanctuaire, sous l’une des deux coupoles qui recouvrent les tombeaux du sultan Barkouk et de sa famille, — c’est un charme, un éblouissement. Du dôme fuyant, qu’on dirait creusé dans une perle gigantesque et du cercle de petites ogives qui fait le tour de sa base, une lumière douce et nacrée filtre sur le pavé lisse en mosaïque. La coupole est reliée à la salle carrée par quatre pendentifs en stalactites qui s’amincissent en triangles allongés jusqu’aux quatre coins. Ils se composent d’une foule de petites niches pressées les unes contre les autres en grappes de nids d’hirondelles. Rien de plus gracieux que cette transition insensible du cercle au carré. Ainsi l’architecture sarrasine a résolu pour l’œil, en sa fantaisie, le passage de la perfection au relatif, de l’infini au fini ; elle a cristallisé le cercle en tétragramme, la sphère en cube. Grand problème qu’on ne résout pas aussi facilement en philosophie religieuse et en organisation sociale et devant lequel l’Islam devait échouer. Plus bas, autour des frises et des arcades, des versets du Coran ondulent parmi des lacis de lis et de lotus sculptés. Quelquefois les caractères en sont formés par de petits morceaux de verre en saillie, qui brillent comme des diamans, en sorte que les pensées lumineuses du livre sacré semblent tracées par la main des anges. Les vitraux peints mettent le comble à cette magie. Les fenêtres treillissées flamboient, les rosaces ardentes ont des regards de feu et jettent des poignées de rubis et de topazes sur le marbre luisant des tombes royales.

El-Barkouk, qui repose ici, fonda en 1382 la dynastie des Mamelouks circassiens. Son histoire aventureuse est presque celle de tous les sultans d’alors. Le jeune Tcherkesse, vendu comme esclave à un émir, devenu successivement soldat, cheik, généralissime des armées, s’empara par sa bravoure et ses intrigues du trône des sultans baharites. Il eut la gloire de battre deux fois Tamerlan en Syrie. Audacieux, rusé, cruel, il répandit le sang à flots et abusa de la torture. Il n’en fut pas moins un grand protecteur des arts et des sciences. Il dort là avec toute sa famille sous ces catafalques de marbre vert et rose. Sous son dôme enchanté, dans son magnifique tombeau, le hardi Circassien semble continuer encore son rêve de gloire. Quant au peuple, il ne sait plus rien de lui, si ce n’est que c’est là le tombeau d’un sultan et d’une sultane : ces deux mots résument pour lui tous les songes de grandeur et de félicité.

On visite les mosquées d’El-Ghouri, d’El-Achraff-Bersébaï et tant d’autres dont chacune a son histoire et sa légende. Voici celle de Kaït-Bcy, entourée d’une sorte de village et dont l’unique minaret est réputé le chef-d’œuvre du genre. Citons à ce propos une fine page d’esthétique architecturale : « C’est l’encorbellement qui donne cette grâce spéciale aux minarets du Caire. Cette tour svelte, allégée, fouillée comme le plus beau joyau d’orfèvrerie, est le clocher des églises mahométanes. Si maintenant vous la supposez brodée d’ornemens tissés dans la pierre ou dans le stuc, gaufrée de sculptures à peine saillantes qui sembleront champlevées au burin ; si tel étage enveloppé d’un réseau de figures géométriques, tel autre composé d’une colonnade à pans ou percé de folies-fenêtres ou d’une porte pour donner au muezzin accès sur le balcon ; si les encorbellemens ont des profils divers et des saillies inégales ; si les balustrades sont variées dans leurs entrelacs ou leurs découpures, vous aurez un type accompli des minarets du Caire, dont celui de Kaït-Bey est le plus parfait »[1].

En route de nouveau, par-dessus les sables mouvans, sur l’âne docile et infatigable ! Les tombeaux des khalifes fuient derrière moi. Ces mosquées du désert s’éclipsent une à une à demi ensevelies sous les fauves collines. Déjà elles ne sont plus qu’un rêve. Mais le soleil incliné qui chauffe encore leurs dômes bulboïdes les trempe de la couleur des bananes et des oranges. Ces ravissantes coupoles, dont chacune recouvre un ciel de fraîcheur et de délice, sont-elles les cités fabuleuses du plaisir, les mirages trompeurs du rêve humain, ou les créations exquises des génies de l’air ? Maintenant qu’elles vont disparaître avec leurs minarets, on dirait les capsules fermées de grandes fleurs de pierres et des pistils à trois rangs d’étamines qui boivent les flammes du couchant. On descend, on remonte pour redescendre encore, foulant toujours les sables et côtoyant les tombes. Car les nécropoles anciennes et nouvelles se suivent, se confondent et se prolongent au pied de la colline des Moulins-à-vent, jusqu’au delà du Mokattam et de la citadelle, dont le massif imposant, couronné par la mosquée de Méhémet-Ali, se découpe sur l’horizon. Ces cimetières immenses, sans murs et sans palissades, ouverts à tous les vents, qui s’avancent en plein désert, sont d’une majesté incomparable. Tous ces édicules, ces petits temples à quatre colonnes, ces coupoles basses et hautes, ces mosquées croulantes, ces mausolées illustres et ces tombes sans nom, toute cette armée de pierre qui monte sur les collines a l’air de s’offrir à la destruction avec une indifférence superbe — et d’attendre.

Avant de rentrer au Caire, nous cheminons pendant une demiheure dans une sorte de faubourg. C’est une longue rue bordée de cippes, d’anciennes pierres tombales et d’habitations humaines. Le soleil est près de se coucher, et l’enchantement de la lumière atteint son comble. La vive blancheur des cases s’attendrit d’une teinte rose ; les ombres portées sur le sable bleuissent. De distance en distance, un chameau boit dans une fontaine, un enfant dort sur les genoux de sa mère au bord d’un puits ombragé d’un acacia-mimosa, ou bien un haut palmier se balance dans les airs avec un frémissement nerveux. C’est tout le charme de la vie éternelle et primitive, enveloppée de la lumière d’Orient. Merveilleuse lumière, profonde, savoureuse, substantielle, et pourtant si déliée ! Éther subtil et parfum nourrissant, qui emplit les poumons et donne des ailes ; qui rend les âmes et les choses plus légères en les pénétrant, qui dore les contours et embaume les tristesses ; essence de joie, élixir d’oubli. On croit pouvoir recommencer la vie, alors que d’habitude on ne songe qu’à la finir ; on se sent prêt à partir avec le Bédouin, à dos de cheval ou de chameau, à s’envoler avec l’oiseau migrateur vers les oasis du Fayoum ou le lac Nyanza, vers la Mecque ou le Sinaï.

Abou-Saïd, dont j’ai fait la connaissance depuis ma promenade aux tombeaux des khalifes, est un jeune Arabe de Syrie. Il a passé quelques années à Paris en qualité de secrétaire d’un grand personnage turc : la ruine de celui-ci l’a laissé sans ressources. Il vit maintenant d’un petit emploi au gouvernement du Caire. Il n’a nulle ambition, et, sauf une passion peu coûteuse : l’histoire, l’art et la poésie arabes, tout le reste lui est indifférent. Aussi passet-il des heures à la bibliothèque de Derb-el-Gamamiz, dans la rue des Sycomores, à lire de vieux ouvrages, à copier d’anciens manuscrits. Sa mère, paraît-il, est une chrétienne maronite. C’est d’elle sans doute qu’il tient cette langueur rêveuse de ses grands yeux noirs et tristes qui animent sa mince et pâle figure, qu’il tient légèrement penchée sur sa redingote grise. Il neu est pas moins musulman passionné, quoique sans fanatisme. Il adore le Coran et a le culte des grandeurs évanouies de sa race, chose rare chez les Arabes d’aujourd’hui, avec le sentiment confus de sa déchéance et de son incapacité à lutter contre la civilisation européenne. Cela donne à son être cette mélancolie particulière des âmes nobles dans les races déchues, lorsqu’elles restent fidèles à un passé à jamais perdu. Il n’avoue pas cette tristesse, qu’il dissimule sous un inaltérable sourire. Peut-être ne s’en rend-il compte qu’à demi, mais elle lui donne un grand charme et inspire la sympathie. Quoi de plus fermé pour nous qu’un peuple dont nous ignorons la langue ? Les conversations avec Abou-Saïd me font l’effet d’une lucarne qui me permet de jeter quelques regards dans l’âme arabe, en cette couche qui flotte entre le peuple et les lettrés. Nous causons aussi de l’histoire musulmane de l’Égypte. Il me traduit des fragmens de Makrizi et d’Abdallatif. Je me forme ainsi une idée de l’histoire des khalifes et des sultans d’Égypte qui marquèrent la splendeur de la civilisation arabe.

Il n’est pas d’histoire plus mouvementée, d’essor plus prodigieux, de chutes plus rapides. De l’an 640 à 1517, de la prise d’Alexandrie par Amrou à la prise du Caire par Sélim 1er , chef des Ottomans, l’Égypte compte huit dynasties de khalifes ou sultans et cent vingt-deux souverains. En moins d’un siècle, l’Islam atteint son dernier degré d’expansion par des conquêtes stupéfiantes. D’une aile, il s’enfonce dans les vieilles civilisations de l’Inde et de la Chine ; de l’autre , il menace la France . Le croissant flotte de l’Himalaya aux Pyrénées, En quelques siècles l’empire des khalifes atteint le sommet de la puissance, puis s’achemine promptement vers la dissolution et la chute. Épopée tourbillonnante, succession ininterrompue de guerres, d’usurpations, de grandeurs et de bassesses, de merveilles d’art et de crimes, où le pouvoir absolu est sans cesse dévoré par l’anarchie, qui le réenfante aussitôt, — une tempête de simoun entrecoupée de mirages et suivie du calme plat de la mort. — Quelques grands types de souverains s’en détachent. D’abord Amrou, conquérant de l’Égypte byzantine, vainqueur d’Alexandrie et fondateur du Caire. Caractère d’un seul bloc, comme celui de son maître Omar, violent mais intègre, équitable et loyal, terrible à la guerre, bienfaisant dans la paix, absolu dans la foi comme dans l’action. Il marche encore dans le rayon d’enthousiasme et de foi qui illumine les compagnons de Mahomet. — Deux cents ans après, c’est Touloun le Turcoman, habile et retors, sultan redoutable et protecteur des pauvres, constructeur de je ne sais combien d’aqueducs, de forteresses, d’hôpitaux, de mosquées. Quand il se sentit mourir, il ordonna aux rabbins juifs, aux prêtres chrétiens et aux imans de se réunir en apportant leurs livres sacrés : les rabbins, le Pentateuque ; les chrétiens, l’Évangile ; les musulmans, le Coran, puis de monter tous ensemble sur le Mokattam et de prier Dieu pour son âme. Bel exemple de tolérance ! Mais faut-il donc qu’un tyran agonise et doute de son salut pour faire sentir aux cultes qui adorent un seul Dieu leur unité ? — Avec les Fatimites, c’est l’énigmatique Hakem, qui, entre ses orgies et ses massacres, mène une vie d’ascète et d’illuminé, se donne pour une incarnation de la divinité, fonde la secte des Druses et disparaît un beau jour sans trace sur le Mokattam. — Au xiie siècle, c’est le grand Saladin, le vainqueur des croisés, qui donne des leçons de courtoisie à Richard Cœur de Lion et lègue à l’histoire un modèle accompli de chevalerie et de tolérance religieuse. — Il y a même une femme qui réussit à monter sur le trône d’Égypte. Elle avait été l’esclave favorite du dernier des sultans Ayoubites, qui l’avait surnommée Ghaggered-Elddor (Arbre de perles) à cause des richesses qu’attirait sa splendide beauté et que son cœur insatiable faisait ruisseler autour d’elle. Savamment, longuement, elle prépare la chute de son maître. Elle en impose si bien aux émirs et aux imans qu’elle réussit à se faire proclamer souveraine, malgré l’anathème prononcé par Mahomet contre les peuples gouvernés par une femme. Elle règne plusieurs années avec son amant, puis le fait assassiner par jalousie et meurt déchirée par sa rivale, son cadavre jeté aux chiens.

Cette Cléopâtre turque, à laquelle il a manqué un Plutarque, ouvre le règne des Mamelouks. Les sultans arabes avaient composé leur garde prétorienne d’esclaves achetés parmi l’élite de la jeunesse tartare et circassienne. « Pourquoi appelles-tu les vautours dans le nid de l’aigle ? » avait dit à ce propos un poète au sultan Mélek-el-Salèh. Juste prédiction ! Les maires du palais renversèrent les tyrans, et les aigles arabes furent chassés par les vautours de l’Asie. Alors commença le règne des passions sans frein. Les Mamelouks se disputèrent furieusement le pouvoir, jusqu’au jour où Sélim 1er , le maître de Constantinople, écrasa l’anarchie égyptienne sous son pied de fer. Cependant les Mamelouks ne furent point des barbares : ils s’assimilèrent la civilisation arabe, protégèrent les lettres et les arts. Le Caire leur doit ses plus belles mosquées, et le peuple, en les appelant tombeaux des khalifes, a rendu justice instinctivement à leur beauté pittoresque qui résume la poésie de toute une époque. C’est pour cela sans doute que la légende arabe a retenu les noms de Kalaoun, d’Ahmed, de Hassan, de Barkouk et de Kaït-Bey.


iv. — la mosquée sultan hassan et la citadelle, le génie de l’islam

Avec les quatre cents mosquées du Caire on ferait certainement l’histoire la plus pittoresque et peut-être la plus vivante de cette ville et de l’Égypte musulmane. À ne parler que des plus importantes, il faudrait visiter d’abord celle d’Amrou, la première en date. Selon Makrizi, elle doit son origine à un gracieux épisode, qui nous montre le général d’Omar exerçant la noble hospitalité arabe envers l’oiseau de Vénus. Au moment de lever le camp pour mettre le siège devant Alexandrie, les soldats d’Amrou s’aperçurent qu’une paire de colombes avait fait son nid sur le sommet de la tente du général et que les petits étaient sur le point d’éclore. On demanda à Amrou s’il fallait renverser le nid : « À Dieu ne plaise, s’écria Amrou, qu’un musulman refuse sa protection à aucun être vivant, créature du Dieu très haut, qui se sera placé avec sécurité sous l’ombre de son hospitalité ! Qu’on respecte ces oiseaux devenus mes hôtes, et qu’on laisse ma tente sur pied jusqu’à mon retour d’Alexandrie ! » Alexandrie prise, Amrou fit bâtir le vieux Caire sur l’emplacement du camp. Une mosquée en forma le centre, et la ville nouvelle s’appela Fostat, c’est-à-dire : la Tente. Dans cette vaste cour carrée, qui ressemble à un cloître en ruines, on peut voir le modèle de la mosquée primitive et classique. Elle ne compte pas moins de deux cents colonnes de porphyre ou de granit, toutes prises aux ruines d’Alexandrie ou de Memphis. Cet édifice n’est pas autre chose qu’un énorme khan ou caravansérail, sous les arcades duquel pouvait camper tout un peuple. Il faudrait montrer le conquérant-fondateur Amrou entrant solennellement dans cet asile, vêtu de blanc et monté sur son cheval blanc du désert, suivi des quatre-vingts ansar ou compagnons du Prophète, descendant près de la fontaine des ablutions pour faire ses prières, puis montant sur une chaire en bois, lisant le Coran, rendant des décrets, et traitant avec le patriarche cophte Ben-Yamin auquel il accorda asile dans sa cité. — Il faudrait visiter ensuite El-Azhar, la première et la plus grande des universités musulmanes, véritable métropole de l’Islam, où les étudians affluent des extrémités de l’Afrique et de l’Asie. Autour de ses innombrables colonnes, on verrait des étudians de tous les âges accroupis sur des nattes, lisant, remémorant et récitant de leur voix nasillarde avec une incroyable volubilité et un singulier bercement de tête des chapitres entiers du Koran, et cela en trente-deux langues diverses, correspondant aux trente-deux nationalités conquises par l’Islam[2]. — On n’oublierait pas la majestueuse mosquée du sultan Kalaoun, curieuse surtout par l’hôpital grandiose qui s’y rattache. On y verrait un labyrinthe de salles immenses réservées aux malades, aux convalescens, aux aliénés, ayant chacune son bassin et son ruisseau d’eau vive. Cet hôpital à hautes colonnes, à vastes portiques, beau comme un palais et noble comme un sanctuaire, donnerait une idée magnifique de la manière dont l’Islam a conçu et pratiqué la charité dès le xiiie siècle.

Mais il est une mosquée qui résume en quelque sorte l’esprit de toutes les autres et condense en une image architecturale tout le génie de l’Islam : c’est la mosquée de Sultan Hassan. Quand on aperçoit de loin son massif sombre et carré qui domine la ville à l’extrémité du boulevard Méhémet-Ali, on dirait un château féodal, quelque monstrueuse prison du moyen âge. Mais bientôt sa frise fouillée en petites niches, son dôme en pointe et ses deux minarets annoncent la demeure consacrée à Allah. Le minaret de droite, le plus haut du Caire, est une énorme tour octogone, à trois balcons, de structure sobre et puissante. Couronné d’une petite coupole comme d’un turban, il ressemble à un gigantesque muezzin qui veille jour et nuit sur la maison de prière et sur la ville. Tout dans cette mosquée est prodigieux et colossal. L’unique porte d’entrée s’élève à soixante pieds et atteint presque la frise de la muraille. On croirait que le porche, effrayé par l’approche du souverain, s’est haussé d’un seul coup en nef de cathédrale, se couvrant d’arabesques et laissant retomber en baldaquin les stalactites innombrables de sa voussure, — pour laisser passer la majesté du sultan suivi de tout le peuple des croyans. Traversons le vestibule, où Hassan rendait la justice du haut de son divan, puis un long corridor. Nous voici dans la cour intérieure, au rendez-vous de la prière, au cœur de la mosquée. Rien de plus simple et de plus grand. Une vaste cour carrée à hautes murailles, à ciel ouvert. Sur chacun de ses côtés, une grande arche à double courbure ouvre sur une salle cintrée. Celle du sud-est, orientée vers la Mecque, a vingt et un mètres d’ouverture et forme le sanctuaire. Au fond, la niche à prières (mirhab) en marbres de diverses couleurs ; de côté, la chaire à prêcher (member). Une inscription en caractères koufiques court sur la frise, au milieu d’arabesques légères. Un lustre en bronze ciselé, une foule de lanternes de verre coloré, qui ne s’allument qu’aux grandes fêtes, pendent de la voûte et planent comme des génies immobiles ou des âmes ardentes sur les fidèles prosternés. Mais il faut revenir dans la cour pour résumer l’ensemble de cette impression, qui est celle de la magnificence dans la force et dans la sobriété. Au centre s’élève la fontaine des ablutions, à huit colonnettes supportant une large coupole. Cette sphère, dont le bas est engagé dans la toiture et le couronnement octogonal de la fontaine, mesure huit mètres de diamètre. Elle est peinte en bleu et représente le monde ; un pignon la surmonte avec un croissant. Cette fontaine bizarre ajoute à la majesté de l’édifice. Elle élargit la cour et halluciné le regard. Ne dirait-on pas le globe terrestre descendu avec son satellite dans le temple d’Allah pour faire lui aussi sa prière ?

Cette cour nous fait comprendre le principe et le sens du sanctuaire. Ce principe est la tente, et ce sens, la prière au Dieu unique, avec le rassemblement autour du chef, patriarche ou prophète, cheik, sultan ou khalife. La tente mobile est la demeure sacrée du sémite nomade. C’est sous son abri qu’il exerce l’hospitalité et rend la justice. Elle servit de point de départ et de modèle à la mosquée. Sans doute l’architecture sarrasine a emprunté à l’art byzantin ses deux motifs principaux : l’arcade et la voûte, comme les Grecs ont pris la colonne d’ordre dorique aux Égyptiens ; mais elle en a fait quelque chose de nouveau sous l’inspiration de la vie nomade et du monothéisme arabe. J’ai rappelé que la première mosquée du Caire fut bâtie sur l’emplacement de la tente de son fondateur Amrou. Un grand cloître carré dont les arcades ressemblent à des tentes ouvertes, un camp de repos et de prière, avec une fontaine au milieu, le portique du fond servant de sanctuaire, voilà le modèle primitif de toutes les mosquées. Plus tard, on ajouta les minarets pour l’appel à la prière, les coupoles pour recouvrir les tombeaux des monarques et des saints. Dans la coupole, on s’inspira encore de la tente élargie et idéalisée en firmament. Dans la mosquée de Sultan Hassan, l’art, parvenu à son apogée, exprime ce principe dans toute sa puissance. Cette cour figure une tente de pierre à quatre compartimens, ouverte au sommet. Le grand jour y tombe à flots, en fortes ombres, en larges pans de lumière. Cette disposition révèle d’un seul coup la grandeur et la nudité de l’Islam en son monothéisme farouche et intransigeant.

Ce qui frappe dans la nef chrétienne et gothique, c’est le demi-jour de ses arceaux, qui prépare l’âme à l’initiation d’un profond mystère. C’est aussi l’idée trinitaire, indiquée par les trois nefs et les trois branches que forme le chœur avec le transept. Enfin la divinité y apparaît sous trois formes différentes : comme Père, comme Vierge-Mère et comme Fils ; c’est-à-dire comme Esprit pur, comme Amour infini dans la substance plastique et comme Dieu manifesté dans l’Homme-Sauveur. Nous savons par l’histoire les dangers, les confusions, les excès et les folies auxquels peut conduire cet épanouissement trinitaire de la divinité, qui livre aux idolâtries de la foule, aux blasphèmes des ignorans, à l’interprétation matérialiste des dévots étroits, à l’exploitation des clergés fanatiques et dominateurs le plus profond arcane de Dieu, de l’homme et de l’univers. Mais il faut reconnaître d’autre part que cette conception triple du Verbe divin, hiératiquement formulée par l’Égypte ancienne, humanisée, popularisée et comme attendrie par le christianisme, contient aussi, pour qui sait la comprendre et l’interpréter dans son sens universel, les principes supérieurs de la science, les rayons souverains de l’art et de la vie.

Ici, rien de pareil. Dieu impénétrable et absolu comme la lumière blanche et crue, sans réfraction prismatique. Il manque donc au mahométisme la transition de l’infini au fini, la traduction du divin par l’humain. Et ne croyez pas que le caractère des idées métaphysiques soit sans influence sur la vie de l’homme et des nations. Les passions changent, mais les idées demeurent. Conscientes ou instinctives, elles régnent sous forme de sentiment sur ceux-là mêmes qui les ont oubliées ou qui les combattent. Elles gouvernent l’histoire du monde avec la rigueur d’infaillibles destinées toujours invisibles, mais toujours présentes. Le fait est sensible dans le domaine purement philosophique ; mais lorsqu’il s’agit d’idées religieuses, les conséquences en sont incalculables en morale comme en art. Toute l’organisation sociale en dépend.

Cela dit, rendons justice à Mahomet et à son œuvre. Il a arraché l’Arabe, le Bédouin, tous les errans du désert à l’idolâtrie. Il leur a donné une religion et un code adaptés à leur genre de vie et à la simplicité de leur intelligence. Il y aura des musulmans tant qu’il y aura des Sémites nomades. Le Prophète a réveillé en eux le sens de la prière adressée au Dieu suprême, qu’il appela avant tout u le Miséricordieux ». Il leur inculqua avec la dernière énergie la foi en la vie future. Il développa l’esprit familial et releva la femme autant que le permet la polygamie. Il sanctifia le foyer par le respect de la mère et l’amour des enfans, comme le prouve cette parole exquise : « Le fils gagne le paradis aux pieds de sa mère. » Si l’idée de la justice sociale n’apparaît chez lui que sous la forme mythologique du Jugement dernier, celle de l’amour universel et de la solidarité humaine ne lui fut point étrangère, comme le prouve cette belle parole du Koran : « Le jour du jugement sera le jour où une âme ne pourra rien pour une autre âme ; ce jour-là tout sera dévolu à Dieu. » Il y a longtemps que l’Occident a rendu justice à l’élévation, à la noblesse, à la bonté native de Mahomet. Ce qu’on n’a peut-être pas assez reconnu c’est la ferveur et la sincérité de sa foi. Tout dans l’origine de sa mission porte le caractère d’une inspiration réelle, d’une impulsion venue des profondeurs de son âme ébranlée par une cause mystérieuse. Rien ne faisait pressentir le réformateur religieux chez l’humble marchand, époux de Kadidjah. On l’avait seulement appelé Emin, le loyal, le fidèle, à cause de son caractère sûr. Il peut paraître étrange de rapprocher ces deux noms, mais sa mission commence absolument comme celle de Jeanne d’Arc. Elle se révèle à lui par des voix et des visions. Longtemps il y résiste. Une nuit, dans son sommeil profond, il voit un ange l’envelopper d’une étoffe de soie couverte de caractères d’écriture et l’y serrer jusqu’à l’étouffer. En même temps, une voix lui dit : « Lis, au nom de Dieu ! » Il ne peut pas lire, mais il répète les paroles de l’ange : « La générosité de ton seigneur est sans bornes, c’est lui qui a créé le Verbe. » Et ces paroles se gravent dans son cœur. Réveillé, il a peur, il s’enfuit dans la montagne, puis revient dans la grotte auprès de Kadidjah qui l’encourage. Pour ne plus voir et ne plus entendre, il s’enveloppe de son manteau. Alors la voix lui adresse ces paroles sublimes : « toi qui es enveloppé de ton manteau ! sois debout en prière toute la nuit. Répète le nom de ton seigneur et dévoue-toi à lui d’un dévouement entier ; à Dieu maître du Levant et du Couchant. Il n’y a point d’autre dieu que lui ; prends-le donc pour ton patron »[3]. À partir de ce moment, il croit, agit et ne s’arrête plus. Sa foi est absolue, son courage indomptable, quoique en contradiction avec sa nature tendre et son caractère hésitant, nullement belliqueux. Il convertit ses parens, supporte les railleries et les persécutions, se crée un parti, une armée, prend la Mecque, brûle les idoles de la Kasba, y établit le culte d’Allah et meurt pauvre après avoir fondé une religion qui devait conquérir une grande partie de l’Asie et de l’Afrique. — On a beau faire la part des causes secondaires et adjuvantes, si l’on veut remonter à la cause première de ces événemens considérables dans l’histoire de l’humanité, on la trouve dans la force foudroyante de ces premières impressions mystiques, qui échappent aux lois connues de l’enchaînement historique.

Par leur essence, toutes les religions ne sont que les branches diverses d’un même tronc. Car elles sortent toutes du même besoin fondamental de l’individu et de la société. Historiquement chacune d’elles est un organe de l’humanité, un mode par lequel son âme collective communique avec la vérité éternelle. Une fois créée, elle devient un sceau posé sur les générations, une force qui modifie et transforme les races, un moule dans lequel des millions d’âmes viennent se former pendant des siècles. À cet égard l’Islam est encore aujourd’hui une puissance que l’Europe aurait tort de mépriser. Les pèlerinages de la Mecque réunissent annuellement cent mille pèlerins qui représentent soixante-dix millions de mahométans. Après les fatigues incroyables du voyage à travers les déserts de l’Asie et de l’Afrique, les caravanes du monde musulman tiennent leurs grandes assises sur le mont Arafat, échangent des mots d’ordre et se retrempent dans le sentiment de leur unité. Nul ne niera que ce ne soit là une force qui pourrait devenir redoutable à un moment donné. Pour l’avenir de l’Égypte notamment, l’Islam est un facteur capital qu’il ne faudrait jamais oublier. En effet, si la Mecque est la Jérusalem de l’Islam, le Caire est sa Rome par les souvenirs historiques et par l’université d’El-Azhar. Son influence religieuse s’étend sur deux continens, et toutes sortes de raisons destinent cette ville à devenir la capitale intellectuelle de la nouvelle Afrique. C’est pour cela, sans doute, que l’Égypte, tout en conservant un gouvernement autochtone, sera dirigée un jour par un conseil européen où les puissances intéressées seront proportionnellement représentées. L’Europe est en train de percer l’Afrique par tous les bouts. Elle pourra y régner par la poudre et par les chemins de fer. Mais, qu’elle se le dise bien, l’Islam y règne sur les âmes. Tant que nous n’aurons pas trouvé le chemin de la conscience musulmane, il y aura entre nous et la race d’Ismaël une barrière infranchissable. Les points d’attache avec la tradition judaïque et chrétienne ne manqueraient pas dans l’Islam. Mahomet n’a prétendu que restaurer la religion d’Abraham et a toujours parlé de Jésus comme d’un grand prophète. Dans un commentaire du Koran, Mouza (Moïse) est appelé l’allocuteur de Dieu, Issa (Jésus) est nommé l’esprit de Dieu, et Mahomet l’intercesseur. Il est vrai que l’Islam s’est montré jusqu’à présent impénétrable et réfractaire à l’esprit de l’Occident.

Mais l’Occident a-t-il suffisamment compris la raison d’être, l’utilité et la grandeur de l’Islam ? Que l’Européen apporte dans ses rapports avec le Musulman une compréhension plus profonde, une sympathie plus large, une justice doublée d’amour et d’abnégation, — et peut-être un jour le cœur d’Ismaël s’ouvrira-t-il. N’oublions pas, en attendant, que dans son immobilité, l’Arabe est resté l’éternel patriarche et le chevalier du désert. Il a pour lui la générosité et l’élégance. Souvenons-nous aussi que, si tous les hommes sont frères, toutes les grandes religions sont sœurs.

Je viens de regarder prier un Arabe devant le mirhab. Debout, les deux mains levées à la hauteur du front, la paume tournée vers les joues, il a d’abord lancé à haute voix ses syllabes gutturales. Puis, il s’est jeté la face contre terre et, se relevant sur ses genoux, il est resté longtemps comme abîmé dans sa contemplation. Adoration, humilité, résignation, ils sont simples et grands comme tout l’Islam, ces gestes de la prière musulmane instituée par le Prophète. Sur deux continens, ils marquent les pas du soleil par ces appels au Tout-Puissant. Mais l’ombre monte dans la cour de la mosquée et le bleu profond du ciel devient plus foncé. Il est temps de gagner la citadelle pour voir le Caire au coucher du soleil.

Bâtie par Saladin sur le dernier contrefort de la chaîne arabique, la citadelle aujourd’hui couronnée par la mosquée de Méhémet-Ali domine splendidement la ville. On l’aperçoit également bien du Nil et du désert. Appuyée contre la montagne nue du Mokattam, elle a un air de commandement et de majesté orientale. Montons par la route en turban ; entrons dans la forteresse ; faisons le tour de la mosquée, et plaçons-nous à son angle ouest, au bout de l’esplanade. La voilà couchée à nos pieds comme une sultane, entre le désert et les bords verdoyants du Nil, la reine des cités arabes, El Kahirèh la Victorieuse. Au premier plan, la place Roumélièh dresse la superbe façade de la mosquée Sultan Hassan, basanée comme un visage de Bédouin. Là-bas, celle de Touloun élève son gros minaret primitif, entouré d’un escalier tournant. Puis, jusqu’à l’horizon s’étale la populeuse ville arabe de quatre cent mille âmes, inondée de lumière. Des touffes vertes de palmiers et d’innombrables minarets en émergent. Plus loin, le quartier européen d’Ismaïlia et de l’Ezbékièh baigne ses blanches villas et ses palais luxueux en de riches verdures jusqu’au port de Boulaq et aux jardins touffus de la Choubra. Puis vient la zone verte et cultivée du Nil. Elle s’étend sur un espace de deux lieues au delà du fleuve qui coule paisiblement entre les moissons naissantes, arrosées de ses eaux. Enfin, la ligne rousse du désert ferme l’horizon. Les trois pyramides de Gizèh, celles d’Abousir et de Sakarah se dessinent en noir sur le couchant incendié et vont se perdre dans les sables comme les pierres milliaires de l’infini.

La beauté de ce spectacle qui enchante les yeux s’avive et s’anime de ce qu’il évoque au souvenir, de ce qu’il dit à l’esprit. Car cette fête de couleurs est aussi une merveilleuse leçon d’histoire. Les quatre zones si nettement tranchées, qui se dessinent sous nos yeux, correspondent aux quatre couches humaines qui se sont superposées dans le cours des siècles sur la terre de Mizraïm, — La brune cité musulmane du premier plan nous représente la conquête arabe et la prise de possession du vieux peuple égyptien par l’Islam, il y a douze siècles. — La blancheur éparse du quartier européen est la marque de l’Occident, qui vint communiquer, il y a cent ans, à ce pays, l’impulsion civilisatrice par des Gaulois sous la conduite d’un chef corse. — La zone verte et cultivée du Nil nous représente l’étonnante race des fellahs, immuable depuis des milliers d’années, pauvre et misérable, mais laborieuse, féconde et vivaco comme le limon dont elle se nourrit, et qui engloutit à la longue en se les assimilant les conquérans dont elle subit le fouet. — Enfin, avec les Pyramides qui se profilent sur le désert rougeâtre, nous apparaît l’Égypte des Pharaons. Plus immuable encore que le Nil, impassible et abstraite, indestructible au milieu des sables qu’elle affronte, indifférente à l’histoire qui s’écoule à ses pieds, elle témoigne, au milieu des races et des religions qui passent, la force des principes absolus et le mystère de l’Éternité.

Mais la voix triste et grêle du muezzin tombe du haut du frêle minaret en trilles cadencés. Elle s’égrène en notes légères comme la plainte fatiguée du jour. Et de mosquées en mosquées, de minarets en minarets, d’autres voix semblables lui répondent, presque imperceptibles, noyées dans l’immensité de l’atmosphère chaude et lucide : lâ ilâha ill' Allâh !… En ce moment, des milliers de musulmans se prosternent dans la prière fervente. Instinctivement mon regard s’est levé vers la pointe du minaret effilé comme une lance, où, droit au-dessus de ma tête, le muezzin invisible derrière sa balustrade fait le tour du balcon et jette son appel aux quatre points cardinaux. Dans ce regard plongé au zénith, quel éblouissement de couleur et de lumière ! La mosquée entièrement couverte d’albâtre a pris une teinte de jaune ardent. L’azur auquel ce ton communique sa vibration en devient tellement intense qu’il atteint l’indigo foncé. La blancheur latente de la lumière perle de ce bleu profond comme le duvet nacré sur les pétales de l’iris.

Mais voici l’adieu de la lumière ! Le soleil a touché l’horizon, et déjà le désert engloutit la moitié de son globe rouge. Maintenant tout s’empourpre, tout s’embrase, tout vibre. Saturés de rayons, coupoles et minarets semblent transparens et reluisent comme des coupes remplies d’un vin de feu. De son dernier regard Ammon-Râ enveloppe les trois régions. Il jette sa poussière d’or sur la ville assombrie, sur la bande verte du Nil et sur le désert fauve, il les baigne de flammes orangées. Il donne à chaque chose, à chaque ton sa plus haute valeur ; il pousse le brun, le vert sombre et le roux à leur dernier degré de force, mais en même temps il les fond et les apaise par mille nuances dans une synthèse lumineuse, comme s’il n’y avait ni contradictions, ni luttes, ni déchiremens entre les mondes divers, et comme si une suprême harmonie reliait entre elles les roches et les flores, les faunes et les races émanées de son foyer incandescent.


Édouard Schuré.
  1. L’Art égyptien et arabe, par Washington Abate ; le Caire, 1891. M. Abate, d’origine sicilienne et d’éducation française, habite le Caire. Il nous promet un livre sur le Caire monumental.
  2. Voir sur ce point le livre du duc d’Harcourt : l’Égypte et les Égyptiens, et le remarquable article de M. E. M. de Vogüé : Une Enquête sur l’Égypte, dans la Revue du 15 juillet 1893.
  3. Koran, chap. LXXIII. Traduction de Kasimirsky. — Voir aussi sur Mahomet et les origines de l’islamisme le beau livre de Caussin de Perceval : Essai sur l’histoire des Arabes.