Sang-Maudit (Pont-Jest)/16

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Marmorat (p. 150-168).

IX

Après une année.



Lorsque M. de Ferney revint à Paris, plus épris peut-être encore qu’au moment de son départ, son premier souci fut de vouloir donner à sa femme un appartement, digne d’elle ; mais, par un sentiment que son mari jugea une extrême délicatesse, Jeanne le pria instamment de ne pas la forcer d’abandonner la chambre qu’elle avait occupée dès son entrée à l’hôtel de Rifay.

M. de Ferney y consentit, à la seule condition que cette chambre serait entièrement restaurée et deviendrait la pièce la plus élégante de la maison.

Il voulait que les murailles en fussent revêtues des plus riches tentures, que le plafond y fût peint par un des maîtres de l’époque, que les parquets y disparussent sous les tapis les plus soyeux.

Les ouvriers se mirent aussitôt à l’œuvre. La nouvelle souveraine de l’hôtel de Rifay devait les surveiller pendant que le magistrat serait au Palais.

Il y avait déjà plusieurs jours que les travaux étaient commencés, lorsque Mme de Ferney arriva chez elle au moment, où le menuisier chargé de cette besogne nivelait le parquet.

— Tiens, que c’est drôle ! dit cet homme, qui se parlait à lui-même et n’avait pas vu la maîtresse de la maison, voilà une feuille tout à fait détachée.

Glissant alors un ciseau à froid dans la rainure du plancher, il souleva, le long du mur, un morceau d’un mètre carré qui reposait bien sur les lambourdes, mais n’y était pas fixé solidement.

Jeanne ne l’avait jamais remarqué tout à la fois à cause du tapis qui recouvrait le parquet et parce que cette feuille se trouvait placée presque sous son lit. En dessous, il n’y avait rien que l’intervalle vide séparant les poutres qui traversaient cette partie de la construction.

— Sapristi ! ce serait une vraie cachette tout de même, poursuivit l’ouvrier en se mettant en mesure de consolider cette partie du plancher.

Et comme il s’était relevé pour prendre les outils nécessaires, il vit la jeune femme qui s’était vivement rapprochée.

— Comment, lui dit-elle, vous n’avez pas encore fini ?

— Pardon, madame, répondit-il, je n’ai plus qu’à fixer cette feuille, mais je n’ai pas de clous assez longs ; je vais en chercher.

— Non c’est inutile ; les tapissiers attendent en bas, consolidez cela à peu près. Ce sera toujours bien, puisque le plancher sera recouvert d’un tapis.

Le menuisier, qui ne demandait pas mieux que d’en terminer, remit la feuille en place, en se contentant de l’unir aux parties voisines à l’aide de deux ou trois pointes. Cela fait, il se retira.

À peine était-il sorti, que Jeanne se pencha sur le parquet, et il lui fut aisé de s’assurer qu’à l’aide du moindre effort, elle découvrirait de nouveau, lorsqu’elle le voudrait, cette cavité que le hasard lui avait indiquée.

C’est que la réflexion du travailleur : « Ce serait une vraie cachette », avait soudain fait naître un étrange projet dans l’esprit de la nouvelle Mme de Ferney.

Jeanne, en effet, depuis le jour où elle était devenue la maîtresse de M. de Ferney, avait été souvent préoccupée des divers papiers compromettants qu’elle possédait, tels que les actes qui lui avaient été remis par le notaire de Mme de Serville et les lettres d’Armand, qu’elle avait précieusement conservées, dans l’intention bien formelle de s’en faire, dans l’avenir, une arme contre celui qui l’avait abandonnée.

Ne voulant à aucun prix se séparer de ces documents, qu’elle n’osait pas confier à sa sœur, la seule personne qu’elle connût à Paris, elle les tenait enfermés dans un portefeuille caché au milieu de son linge, dans une armoire à glace dont la clef ne la quittait jamais.

Jadis c’était suffisant ; mais lorsque M. de Ferney eut des droits sur elle, Jeanne commença à craindre qu’un mouvement de curiosité ou de jalousie ne lui fit découvrir ces souvenirs de son passé ; et maintenant qu’elle s’appelait Mme de Ferney, tout en tenant à ne pas les détruire, par ce sentiment essentiellement féminin qui fait garder par les femmes tout ce qui peut les perdre, mais aussi les aider à se venger, elle ne songeait qu’au moyen de mettre ces papiers à l’abri de toutes les recherches.

Ce moyen, on venait de le lui indiquer. Enfermés dans une boîte et sous le parquet, ils seraient certainement introuvables.

Aussi, quelques heures plus tard, lorsque le tapissier vint poser le tapis, lui ordonna-t-elle de ne pas le clouer, mais seulement de le maintenir avec des fiches, afin qu’on pût l’enlever aisément pendant l’été.

Dès le lendemain, profitant de ce qu’elle était seule, Jeanne souleva ce tapis, et, à l’aide d’une petite pince qu’elle s’était procurée, enleva la feuille du parquet.

Il y avait, entre deux lambourdes, dix fois plus de place qu’il ne lui en fallait.

Elle se hâta alors d’enfermer, dans un petit coffre à bijoux que ne lui connaissait pas son mari, les actes du notaire ainsi que les lettres d’Armand, et elle glissa le tout dans la cavité qui avait plus d’un mètre de longueur.

Elle remit ensuite en place le morceau de plancher, laissa retomber le tapis et murmura avec un soupir cynique, surtout lorsqu’on songe à quoi elle faisait allusion :

— Enfin, voilà le passé enterré tout entier !

Un mois plus tard, l’appartement de la jeune femme était complètement terminé.

Il eût été difficile de rêver rien de plus coquet et de plus riche. M. de Ferney avait voulu qu’on prît sur la galerie un espace suffisant pour faire précéder le nid de son adorée d’un petit boudoir et d’un cabinet de toilette.

Les meubles étaient du plus pur Louis XVI, et les tentures, en lampas, imitaient les splendides soies du siècle dernier. Elles avaient été fabriquées tout exprès à Lyon.

Un matin, M. de Ferney, plus épris que jamais, avait placé lui-même, sur une délicieuse console qui venait de Trianon, la corbeille de mariage qu’il avait donnée à sa femme.

C’était un de ces splendides coffres en bois de santal, qu’on ne fabriquait alors que dans l’Inde.

Jeanne y avait trouvé deux merveilleux cachemires, des dentelles, des écrins renfermant les plus riches bijoux, et vingt mille francs en or pour sa bourse particulière.

En comparant par la pensée ce riche coffret à la petite boîte cachée honteusement à quelques mètres de là, la fille du guillotiné sentit son cœur bondir d’un incommensurable orgueil.

La fenêtre de cette chambre ouvrait sur le jardin, au-dessus de la serre du rez-de-chaussée que le maître de l’hôtel Rifay se promettait de faire élever jusqu’au premier étage, afin que sa seconde femme eût, ainsi que l’avait possédé sa première, un petit jardin d’hiver.

Mais comme cela nécessitait des travaux considérables et gênants, il en avait renvoyé l’exécution à l’époque où il s’absenterait avec Jeanne.

Dans cette partie de la maison, Mme de Ferney était tout à fait chez elle.

Sauf son mari, personne n’y pénétrait, pas même les deux petites filles, pour lesquelles on avait pris une institutrice qui habitait avec elles à l’étage supérieur.

Chargée tout naturellement du choix de sa remplaçante, notre héroïne s’était gardée de la prendre jeune et jolie, bien qu’elle fût assurée de son empire.

Cette institutrice était une Anglaise, miss Brown, vieille fille d’une quarantaine d’années, qui, sachant qu’elle dépendait absolument de la belle-mère de ses élèves, était ou paraissait être tout à sa dévotion.

Louise et Berthe ne voyaient plus leur père qu’au moment des repas, et même, comme il arrivait parfois que M. de Ferney, fier de sa jeune femme, invitait quelques-uns de ses collègues du Palais et que, ces jours-là, Jeanne ne trouvait pas convenable que miss Brown dînât à leur table, elle faisait servir les fillettes avec leur institutrice. Le magistrat passait alors tout un jour sans embrasser ses enfants.

Ce qu’il y avait de profondément triste pour les pauvres petites abandonnées, c’était que bien qu’il leur témoignai toujours la même affection lorsqu’il les avait près de lui, leur père ne les faisait jamais appeler.


Mais, quinze jours plus tard, Jeanne pardonnait, et Armand la remerciait à genoux.


Il ne se mêlait plus, comme jadis, à leurs jeux et à leurs entretiens naïfs. On eût dit, d’ailleurs, qu’il ne l’osait pas.

Il était arrivé plusieurs fois, en effet, après le repas du soir, qu’il avait pris Berthe et Louise sur ses genoux et que, lorsqu’au moment de se retirer avec miss Brown, elles avaient voulu embrasser leur belle-mère, celle-ci leur avait répondu sèchement :

— Est-ce que votre père ne vous a pas assez embrassées comme cela ?

Puis, les enfants partis, quand son mari s’était rapproché d’elle, Jeanne s’était brusquement enfuie pour rentrer dans son appartement.

Si monstrueuse que fût cette jalousie, d’ailleurs menteuse et affectée, le malheureux M. de Ferney n’osait la combattre trop violemment, car il y voyait une preuve d’un amour égal au sien. Peu à peu, il en était arrivé lâchement à ne plus laisser de place en son esprit et en son cœur que pour ses travaux et sa passion insensée.

Mais Jeanne n’aurait pu même donner à cet homme, qu’elle rendait mauvais père, l’excuse que ses filles lui rappelaient qu’il avait aimé avant d’être à elle, car l’ambition seule l’avait jetée dans les bras de M. Ferney. Ni son cœur, ni même ses sens n’étaient pour rien dans son abandon.

Ce qu’elle avait voulu, c’étaient un nom et une position sociale, cela peut-être plus par esprit de vengeance à l’adresse de la société tout entière représentée par M. de Serville, que par cet orgueil qui, dans certains cas, est respectable.

Armand était le seul de ses trois amants qu’elle eût aimé. Si tout d’abord elle en avait fait l’instrument de son salut, elle s’était ensuite livrée à lui avec passion, et lorsque le fils de sa bienfaitrice l’avait délaissée, son cœur n’avait pas moins souffert que sa vanité.

Aussi, depuis qu’elle avait revu M. de Serville, arrivait-il parfois à Jeanne de songer au passé. Sans les soupçons que devait avoir fait naître la scène des Champs-Élysées dans l’esprit d’Armand, soupçons qu’elle n’était pas certaine de pouvoir dissiper, elle en eût voulu à M. de Ferney d’avoir enchaîné sa liberté.

Mais, sans aimer son mari d’amour, Mlle Reboul aurait pu, tout au moins, s’attacher à lui par la reconnaissance et remplacer auprès de ses enfants la mère que Dieu leur avait enlevée.

Il en était, hélas ! autrement.

Son cœur ignorait les sentiments généreux, spontanés, dont l’objectif est le bonheur d’autrui, sans souci du bonheur personnel ; il n’était ouvert qu’à ces combinaisons usuraires de l’âme dont le taux est plus élevé que celui du plus impitoyable Shylock.

Elle avait bien dans les veines le sang maudit de son père : Méral, le décapité.

Les femmes de la nature de Jeanne aiment, si cela peut s’appeler aimer, leurs amants ou leurs amis, non pas en raison des services que ceux-ci leur ont rendus, mais en raison des services qu’ils peuvent encore leur rendre.

Or, ayant tout obtenu de Robert, l’ex-institutrice ne devait plus l’aimer, et cette indifférence allait rapidement se transformer en haine, pour ce seul motif que M. de Ferney avait un rival : M. de Serville, à qui l’odieuse créature avait encore quelque chose à demander : amour ou vengeance.

Quant aux deux pauvres fillettes, comment les eût-elles aimées, puisqu’elle n’aimait pas son propre enfant ?

De plus, Louise et Berthe lui rappelaient la situation subalterne qu’elle avait occupée à l’hôtel de Rifay avant d’y régner en souveraine ; elles lui rappelaient également l’humiliation que lui avait infligée Mme de Ferney à son lit de mort.

Aussi, loin de s’occuper de ses anciennes élèves, se détournait-elle au contraire sur leur passage, ou elle ne leur adressait la parole que d’une voix sèche qui les faisait trembler.

Quand elles étaient à table avec leur belle-mère, les deux petites filles n’osaient dire un mot ; lorsqu’elles l’entendaient venir, elles interrompaient brusquement leurs jeux.

L’hôtel ne résonnait plus, ainsi qu’autrefois, de frais éclats de rire, et comme la gaieté et les caresses sont une partie essentielle de l’hygiène de l’enfance, Louise et Berthe, qui ne riaient plus et qu’on n’embrassait jamais, devenaient maigres et pâles.

Six mois s’écoulèrent ainsi sans que Jeanne reçût aucune nouvelle intéressante du dehors. Elle avait envoyé à Françoise tout l’argent promis ; elle ignorait si le cadavre de Justin avait été découvert, et elle ne savait pas ce qu’était devenu M. de Serville.

Le hasard ne le lui avait jamais fait rencontrer, ni au bois ni au théâtre, où elle allait souvent avec son mari, et elle n’avait osé lui écrire pour l’informer du changement qui s’était fait dans sa position sociale.

Avait-il quitté Paris ? Ne pensait-il plus à elle ? S’il l’avait réellement voulu, est-ce qu’il ne l’aurait pas retrouvée !

Cet oubli dont elle accusait le seul homme qu’elle eût aimé la faisait souffrir dans son orgueil tout autant que dans son cœur, et elle s’en vengeait en rendant la vie difficile à tous ceux qui l’entouraient.

Les anciens domestiques de l’hôtel étaient partis les uns après les autres ; les enfants devenaient plus tristes de jour en jour auprès de leur gouvernante acariâtre ; seul, M. de Ferney, toujours aveugle parce qu’il était toujours follement épris, ne s’apercevait pas de ces changements.

Les choses en étaient là lorsqu’un jour le magistrat, heureux de se montrer en public avec sa femme, la conduisit à l’Exposition de peinture.

Arrivée dans un des salons, Mme de Ferney s’arrêta tout à coup devant un tableau, en disant à son mari :

— Voyez donc, mon ami.

— C’est vous ! s’exclama-t-il.

— Oh ! pas tout à fait ; mais il est évident qu’il y a là quelque ressemblance avec moi.

La toile représentait une jeune fille rêvant au bord de la mer. Elle était brossée avec une grande hardiesse et une véritable poésie.

M. de Ferney se rapprocha du cadre pour lire le nom de l’auteur de cette charmante étude.

Elle était signée Petrus. C’était un nom qui ne s’était révélé dans les arts que depuis deux ans. Le livret donnait l’adresse de l’artiste. Il habitait rue d’Assas, 124. Jeanne ne l’avait pas lue.

— C’est de ce peintre que je voudrais un portrait de vous, lui dit Robert. Il est probable qu’il en ferait un ravissant.

— Il est certain, répondit-elle, que c’est vraiment fort joli.

Après avoir jeté un dernier coup d’œil sur l’œuvre de Petrus, M. et Mme de Ferney continuèrent leur promenade.

Le surlendemain, en déjeunant, le magistrat dit à Jeanne :

— Ma chère amie, voulez-vous m’accompagner ?

— Où cela ? demanda-t-elle.

— Chez M. Petrus, l’auteur de cette toile que nous avons remarquée avant-hier au salon.

— Vous voulez faire faire mon portrait ?

— J’en serais très heureux.

— Encore faudrait-il savoir si le modèle conviendra à ce peintre.

— Je vous en réponds.

— Soit, alors. Le temps de mettre un chapeau et je suis à vous.

M. de Ferney s’était assuré, en effet, de la bonne volonté de l’artiste. Il était allé le voir le lendemain même de sa visite au Salon, et avait trouvé un parfait gentleman, auquel il lui avait suffi de dire son nom et sa position sociale pour être reçu de la façon la plus courtoise. Lorsqu’il lui avait proposé de faire le portrait de sa femme, Petrus s’était mis immédiatement à ses ordres.

Pendant que Jeanne se préparait, son mari avait fait atteler. Un quart d’heure plus tard, le coupé s’arrêtait devant une maison de la rue d’Assas dont Mme de Ferney n’avait pas entendu son mari dire le numéro à son cocher.

Le magistrat fit passer sa carte, et le domestique auquel il l’avait remise vint, un instant après, prier les visiteurs de le suivre.

Ceux-ci gravirent un large escalier tendu de superbes tapisseries, sur la dernière marche duquel le maître de la maison les attendait.

L’artiste s’inclina devant ses visiteurs ; mais, en relevant la tête, il étouffa un cri de stupeur.

L’ancienne institutrice y répondit en devenant livide.

Armand de Serville était devant elle !

M. de Ferney, qui marchait derrière sa femme, ne voyait pas sa pâleur, mais le mouvement du peintre ne lui avait pas échappé.

La fille du décapité Méral comprit instantanément qu’elle était sur le bord d’un abîme et que son salut ne dépendait plus que de son sang-froid.

Se retournant alors vivement vers son mari, elle lui dit en souriant et avec un charmant accent d’affectueux reproche :

— Si c’est une surprise, mon ami, elle est complète.

— Une surprise ? répondit le Robert, dont les regards inquiets et étonnés allaient de Jeanne à l’artiste, qui avait repris possession de lui-même ; je ne comprends pas.

— Sérieusement ?

— Très sérieusement.

— Eh bien, le hasard est décidément le plus étrange des dieux. Monsieur de Ferney, permettez-moi alors de vous présenter M. Armand de Serville, le fils de ma bienfaitrice.

Le magistrat s’inclina, tout stupéfait.

La jeune femme continua en s’adressant au peintre :

— Je vous avoue, monsieur Armand, que, moi, je ne vous aurais pas aussi promptement reconnu. Il est vrai que je suis votre aînée. Lorsque vous avez quitté la Marnière, vous étiez encore presque un enfant. Aujourd’hui, vous voilà un grand artiste : maître Petrus. Cela sonne admirablement. On se croirait en plein dix-septième siècle. Et vous voulez bien faire mon portrait, celui d’une vieille amie que vous n’avez pas revue depuis près de dix ans !

— J’en serais très fier, répondit le jeune homme au comble de la stupeur. Je ne saurais désirer un modèle plus capable de m’inspirer.

— Et, moi, je vous assure que j’en ressens un véritable orgueil. Sans le vouloir, M. de Ferney me cause une grande joie, car vous me rappelez tout ce que je dois à celle que vous n’avez pas pleurée plus que moi-même.

En prononçant ces derniers mots d’une voix émue, elle avait tendu la main à M. de Serville.

Celui-ci la prit machinalement. Il croyait rêver. Pareil sang-froid lui paraissait chose impossible.

Quant à M. de Ferney, complètement rassuré et surtout absolument heureux d’avoir fait une chose qui, non seulement causait à sa femme un si grand plaisir, mais qui, encore, la tirait pour ainsi dire de son isolement social en ramenant près d’elle un témoin de son passé, presque un parent, il offrit lui-même spontanément à l’artiste sa main loyale.

M. de Serville hésita une seconde ; puis, comprenant qu’un galant homme n’a jamais le droit de perdre une femme, quelle qu’elle soit, il répondit à l’étreinte de son visiteur.

La glace ainsi rompue, la conversation roula sur toutes choses, et Jeanne apprit alors qu’après avoir assisté aux obsèques de sa mère, dont il n’avait pas eu le bonheur de recevoir le dernier soupir, Armand s’était expatrié.

C’était pendant cet exil volontaire qu’il avait pris, en Italie, sous l’influence des chefs-d’œuvre des maîtres, le goût de la peinture, et après trois ans passés dans divers ateliers, il était revenu à Paris, où il avait exposé sa première toile digne, selon lui, d’être soumise à la critique : ce portrait de femme que, justement, M. et Mme de Ferney avaient remarquée à l’Exposition.

— Ce portrait, dit Jeanne, savez-vous que c’est un peu le mien ?

— C’est vrai ! mais je dois vous avouer que telle n’était pas mon intention ; seulement l’artiste, dans presque toutes ses œuvres, glisse un souvenir. M’en voulez-vous si, dans mon premier tableau, je me suis souvenu de mon enfance, de ceux qui habitaient la Marnière avec moi ? Cela était si naturel que je ne crois pas même devoir vous en demander pardon. M. de Ferney seul pourrait le trouver mauvais ; je réclame donc toute son indulgence.

— Elle vous est accordée, cher monsieur, répondit le magistrat, et je vous renouvelle ma prière de faire le portrait de ma femme. Faites un chef-d’œuvre tout à votre aise.

— J’essaierai. Nous commencerons quand madame voudra.

— Il faudra choisir les jours où je n’ai rien à faire au Palais.

— Je ne veux pas que vous vous dérangiez pour moi, s’écria le peintre ; je vais envoyer chez vous ce qui m’est nécessaire. J’aurai ainsi l’honneur de vous rendre la visite que vous venez de me faire, et nous fixerons ensuite les jours et heures de nos séances.

— Je n’osais pas vous le demander ; vous êtes vraiment trop aimable. À quand alors ?

— À demain, si vous le voulez bien.

— À demain !

Et M. de Ferney, séduit par les manières du jeune artiste, le quitta tout à fait enchanté d’être de ses amis.

— Maître Petrus est vraiment fort bien, dit le magistrat à sa femme, lorsqu’il fut de nouveau en voiture auprès d’elle. Vous ne vous attendiez pas à cette rencontre ?

— Non, c’est vrai, répondit Jeanne en riant, mais je ne suis pas étonnée que M. de Serville soit devenu un artiste. Autant qu’il m’en souvient, car il a quitté la Marnière très jeune, il était déjà rêveur. C’est, je le crois, un esprit inquiet et chagrin. Sa mère était ainsi, et il lui ressemble beaucoup, tant au moral qu’au physique.

Pendant que les deux époux regagnaient leur hôtel, Armand arpentait fiévreusement son atelier, et les pensées les plus diverses assiégeaient son cerveau. Son esprit et son cœur étaient devenus le théâtre d’une lutte étrange et désespérée.

Tout d’abord, après le départ de Mme de Ferney, il n’avait pu s’empêcher de s’écrier :

— Elle est encore plus belle qu’autrefois !

Puis, en souvenir de la promesse qu’il avait faite à la mémoire de sa mère et en se rappelant la scène dont il avait été témoin aux Champs-Élysées, il se sentit saisi d’épouvante.

Il comprenait que cette entrevue venait de réveiller en lui le premier amour de sa jeunesse, amour qui ne s’était jamais éteint, et il s’en effrayait.

— Non, se dit-il, je ne dois pas la revoir ; ce serait tout à la fois une lâcheté et une mauvaise action : lâcheté envers moi-même, mauvaise action à l’égard de cet honnête homme qui me l’a amenée ici, chez moi, qui m’a serré la main. Et d’ailleurs, ce que j’ai entendu un soir ne me sépare-t-il pas à jamais de cette femme ? Je n’ai été que le successeur de ce malheureux ! Si vraiment j’ai servi à la condamnation d’un innocent, est-ce que je puis lui pardonner le rôle odieux qu’elle m’a fait jouer ! Est-ce que je puis lui pardonner les remords qui, depuis cette soirée, pèsent sur ma conscience ! Mais alors, cet enfant qu’elle portait dans son sein ne serait pas le mien ! Qu’est-il devenu ? Oh ! cela est affreux !

Le jeune homme, en disant ces mots, n’avait plus que de l’horreur et du mépris pour celle qu’il avait adorée. Malheureusement son cœur et ses sens plaidaient pour l’infernale charmeresse et bientôt il murmura :

— Et si elle n’était pas coupable ? Si elle ne l’était que d’être la fille d’un misérable, est-ce que j’avais réellement le droit de l’abandonner ? Est-ce que j’ai aujourd’hui celui de lui reprocher la position sociale qu’elle a conquise par son esprit et sa beauté ? Pourquoi alors ne la reverrais-je pas ? N’est-il pas de mon devoir d’obtenir d’elle une explication. Il faut que je sache si je dois la plaindre, la respecter ou la haïr !

M. de Serville n’osait pas ajouter : « Et si je dois toujours l’aimer ! » bien que ce mot fût sur ses lèvres ainsi qu’au fond de son cœur.

Le résultat de cette lutte fut que le lendemain matin il envoya à l’hôtel de Rifay un chevalet, une toile et une boîte à couleurs, et qu’à cinq heures, il se fit annoncer.

M. de Ferney venait de rentrer du Palais, et comme c’était un homme auquel n’échappait pas la moindre nuance du savoir-vivre, il vit, dans le moment qu’avait choisi l’artiste pour faire sa première visite, une nouvelle preuve de sa parfaite éducation.

Quelques minutes après, Jeanne, avertie, vint rejoindre son mari et le peintre dans le salon où ils causaient comme de vieux amis.

— Bonjour, monsieur de Serville, dit-elle en tendant la main à Armand qui s’était levé pour la saluer. Vous comprenez que je ne vous appellerai maître Petrus que là-haut, devant votre toile.

Puis, se tournant vers Robert, elle lui demanda :

— Avez-vous fait voir à monsieur son atelier à l’hôtel de Rifay ?

— Non, pas encore, répondit l’époux aveugle.

— Si nous y allions ?

— Parfaitement !

M. de Serville offrit son bras à la jeune femme qui le lui demandait du regard, et, les trois acteurs de cette scène montèrent au premier étage.

— Je serai fort bien ici, fit le peintre, en apercevant son chevalet dressé dans la galerie. Il ne vous reste qu’à fixer les jours et les heures de nos séances.

Il s’adressait en même temps à M. et à de Mme de Ferney.

— Il me semble, répondit le mari de Jeanne, que deux fois par semaine, vers trois heures, par exemple, si ce moment de la journée vous va, ce sera fort bien. Je pourrai ainsi vous voir presque toutes les fois que vous viendrez à l’hôtel, car je rentre d’ordinaire vers quatre heures, quatre heures et demie au plus tard.

— Cela me va tout à fait, répondit maître Petrus.

— Alors, c’est entendu ! firent ensemble le mari et la femme.

Les choses ainsi réglées, M. de Serville quitta l’hôtel, et le surlendemain, un vendredi, il y revint à trois heures précises pour se mettre à l’œuvre.

On le fit immédiatement monter dans la galerie où Jeanne l’attendait. Elle avait revêtu une robe de velours noir, montante et garnie de splendides guipures. Coiffée seulement de ses superbes cheveux, sans ornements, ni bijoux, elle était vraiment belle.

Après un premier moment d’admiration, Armand remarqua que la protégée de sa mère ne portait qu’une bague, un simple anneau, celui de son mariage, sans doute, dont elle avait réellement le droit d’être fière.

— Suis-je bien ainsi ? demanda-t-elle au peintre, en lui faisant comprendre d’un regard qu’ils n’étaient pas seuls.

Miss Brown faisait travailler ses élèves à l’extrémité de la galerie, mais les enfants avaient à peine levé la tête à l’arrivée de M. de Serville.

— Admirablement bien, madame, pour le portrait que je désire faire, répondit cérémonieusement l’artiste. Voulez-vous que nous commencions de suite ?

Et roulant un fauteuil en face du chevalet, il l’offrit à la jeune femme, qui y prit place dans une attitude tout à la fois naturelle et gracieuse.

— Parfaitement ! Vous avez, du premier coup, trouvé la pose que j’aurais choisie, dit Pétrus en commençant une esquisse au fusain, mais vous savez que vous pouvez causer ; le meilleur portrait est celui qui rend surtout l’expression du modèle. Ces chères petites ont l’air de n’oser bouger, laissez-les courir et babiller. Le bruit ne me gêne pas.


La jeune femme emmena le peintre jusqu’au pied de l’échafaudage.


Armand offrait de lui-même à Jeanne le moyen qu’elle cherchait pour rester seule avec lui. Elle s’empressa de le saisir et dit aux fillettes, avec un ton auquel elle ne les avait pas habituées.

— Assez travaillé, mes enfants. Il fait un beau soleil ; descendez au jardin avec miss Brown.

Louise et Berthe ne se le firent pas répéter une seconde fois. Instantanément leurs livres furent fermés, et elles s’envolèrent comme des oiseaux, non sans jeter un coup d’œil du côté de la toile où il n’y avait encore que quelques traits.

D’un pas automatique et après une grande révérence, l’Anglaise suivit ses élèves.

M. de Serville s’était remis au travail, mais le crayon tremblait dans sa main. Il comprenait que le moment critique était venu.

Mme de Ferney, en effet, ne perdit pas un instant pour prendre la parole.

— Armand, dit-elle, pourquoi avez-vous accepté de faire ce portrait, qui va vous condamner, pendant de longues heures, à des tête-à-tête pénibles pour nous deux ?

L’artiste crut avoir mal entendu.

— Oui, pénibles, reprit Jeanne, qui avait surpris le mouvement de M. de Serville. Croyez-vous donc que j’ai tout oublié ; et vous, ne vous souvenez-vous de rien ?

— Ma mémoire est aussi fidèle que la vôtre, madame ; si je suis venu à l’hôtel de Rifay, c’est que je crois une explication nécessaire entre nous.

— Une explication ? D’abord pouvez-vous travailler en causant ?

— Oui, à moins que je n’apprenne de vous de telles choses que le crayon ne me tombe des mains. Je vous dis : une explication, car c’est la seule expression dont je puis me servir. Laissez-moi de suite vous demander ce qu’est devenu l’enfant que vous avez mis au monde quelques semaines après votre départ de la Marnière ? Lorsque je suis rentré en France, mon notaire m’a dit qu’il avait été confié à une femme du village de Cormontreuil, J’y suis allé, mais, depuis plusieurs mois déjà, vous aviez repris votre fils.

— C’est vrai ! Je partais pour Paris et ne voulais pas que cet enfant fût élevé aussi loin de moi. Il est dans les environs. Rassurez-vous sur son compte ; il ne manque de rien.

— Ai-je bien le droit de m’en inquiéter ?

Pressentant où son ancien amant allait en venir, Mme de Ferney s’arma de sang-froid et répondit avec un accent de douloureuse ironie :

— Vous avez le droit de vous en inquiéter autant que les pères s’inquiètent des enfants dont ils abandonnent les mères.

— Vous savez bien que nous étions séparés par un abîme infranchissable.

— Lequel ?

— Épargnez-moi de vous le dire.

— Au contraire, je le veux.

— Une lettre écrite par ma mère, peu de jours avant sa mort, m’avait dit votre véritable nom.

La jeune femme porta ses deux mains à son visage comme si elle eût voulu cacher la honte que lui causait sa naissance, quand c’était la joie, au contraire, que M. de Serville aurait pu lire sur ses traits.

Elle se disait, en effet, que lorsqu’il l’avait quittée, Armand ne savait rien de ses relations avec Justin.

Peu lui importait que M. de Serville eût appris qu’elle était la fille de l’assassin Méral ; car, quant aux soupçons que pouvait avoir fait naître en son esprit la scène des Champs-Élysées, elle espérait bien les dissiper.

— Pardonnez-moi, reprit Armand d’avoir réveillé ce triste souvenir ; c’est vous qui m’y avez forcé.

— Je vous pardonne, mais comprenez-vous ce que j’ai dû souffrir, moi qui n’ai connu ce terrible secret que longtemps après votre départ. Ah ! j’excuse la conduite de votre mère ; je ne pouvais être votre femme. Mais est-ce que j’étais responsable de ce passé odieux ? Est-ce que je connaissais le nom maudit qui était le mien, lorsque je me suis donnée à vous ? De la Marnière, où j’avais été si heureuse, où j’avais rêvé un si doux avenir, où j’étais respectée de tous, j’ai passé dans une maison d’accouchement, comme une femme sans nom, et, de là, dans un couvent, pour y gagner ma vie.

— Ma mère et moi avons assuré voire existence, ainsi que celle de votre enfant.

— Oui, par une aumône ! Oh ! rien ne m’a manqué : la séduction ; je ne vous la reproche pas, je vous aimais, et, je l’avoue, je suis allée à vous autant que vous êtes venu à moi ; puis l’abandon et la rente que les gens riches et bien élevés font, aussi souvent par orgueil que par probité, aux maîtresses dont ils ne veulent plus.

— Madame… Jeanne, je vous en supplie.

— N’est-ce pas la vérité, vérité brutale, mais absolue ? Sans le hasard étrange qui nous a réunis, nous ne nous serions jamais revus. Vous m’aviez payée, nous étions quittes !

En s’exprimant ainsi, la charmeresse était superbe de douleur et d’indignation, et M. de Serville, à ce récit rapide, s’était senti vivement ému. Il reconnaissait qu’en échange de sa tendresse, il n’avait rendu à celle qui se plaignait que la solitude et l’humiliation. Il gardait, donc le silence.

Mme de Ferney reprit hardiment, avec un sourire ironique :

— Mais il était écrit cependant que je contracterais envers vous une dette de reconnaissance, car il est probable que, sans votre secours, le misérable qui m’avait tendu le piège dans lequel j’étais si sottement tombée, ne m’aurait pas laissée vivante.

— Le piège ? Justin, car c’est Justin Delon que j’ai reconnu vous menaçant et vous frappant ; Justin vous avait tendu un piège ?

— Il ne vous manque plus, monsieur de Serville, que de me jeter au visage l’insulte que cet homme avait le droit de me parler et de me traiter ainsi.

— Ah ! que voulez-vous ! En vous retrouvant seule avec lui ; n’osant, pour ainsi dire, appeler à votre aide, me suppliant de le laisser fuir, je me suis souvenu de cette terrible nuit où il disait…

— Que je lui avais donné le droit de s’introduire dans le château ?

— Il l’a répété au juge d’instruction, et ce qui s’est passé aux Champs-Élysées…

— Vous autorise à croire qu’à la Marnière et devant la justice, M. Delon a dit la vérité.

— Prouvez-moi le contraire, Jeanne ; c’est tout ce que je désire, c’est ce dont je vous supplie !

Au lieu de répondre immédiatement, Mme de Ferney sembla hésiter.

Haletant, livide, le cœur oppressé. Armand attendait.

Ce silence dura quelques secondes, puis la jeune femme le rompit enfin pour dire d’une voix brève et saccadée, comme si elle regrettait de ne pas avoir le courage de se taire :

— Cette explication, je devrais vous la refuser ; si je vous la donne, croyez bien que c’est pour moi-même beaucoup plus que pour vous. Vous seul ignoriez ce que j’étais devenue ; cela tout simplement parce que vous n’aviez pas cherché à le savoir.

— Oh ! pouvez-vous croire ?

— Mais, certes, à Reims, votre notaire, si vous l’aviez interrogé, vous aurait dit que j’étais à Douai, au couvent de la Visitation ; et, au couvent, la supérieure vous aurait immédiatement renseigné sur mon sort, puisque c’est elle-même qui m’a placée chez Mme de Ferney. C’est sans doute en s’y prenant ainsi que M. Delon a découvert aisément ma demeure. Il m’a écrit une première lettre pour m’apprendre qu’il était sorti de prison, malheureux, décidé à s’expatrier. Il invoquait le temps qu’il avait passé à la Marnière ; il me jurait qu’il n’était pas coupable du vol qui l’a fait condamner ; il s’adressait enfin à ma bonté. Je lui ai répondu en lui envoyant un peu d’argent. Ai-je eu tort ?

— Non, certes, quoiqu’il fût peu digne de pitié.

— Quelques jours après, je reçus de lui une seconde lettre. Il était poursuivi, m’écrivait-il, traqué par la police, et sachant que la protection du père de mes élèves pouvait le sauver, il me suppliait de l’obtenir. Il terminait en me disant qu’il ne pouvait me peindre combien sa position était misérable, et il me conjurait de lui accorder quelques instants d’entretien.

« Là, je commis une faute ; mais comme je ne voulais pas qu’il vînt ici et que j’étais loin surtout de supposer rien de semblable à ce qui allait se passer, je me rendis à son appel ; je fus aux Champs-Élysées, où il m’avait dit qu’il m’attendrait. Tout d’abord il fut touchant ; il me parla de son père qui était mort de chagrin, puis me jura de nouveau qu’il n’était pas un voleur, et alors, me saisissant la main, il s’écria dans un état d’exaltation qui m’effraya :

« La vérité, c’est que je vous aimais follement au moment de mon arrestation, que cet amour a grandi pendant les jours terribles de mon éloignement, et que j’avais voulu vous revoir.

« Indignée, je le repoussai, tout en me rappelant que ce malheureux, durant son séjour au château s’était, en effet, montré à mon endroit plein de prévenances que je n’avais pas cherché à interpréter. Il s’anima, m’entraîna sous les arbres, me répéta qu’il m’adorait, que s’il risquait à Paris sa liberté, ce n’était que pour moi seule ; et lorsque, voulant mettre fin à cette entrevue, je lui reprochai durement le piège qu’il m’avait tendu ; quand je lui répondis que, pour me débarrasser de ses obsessions odieuses et lâches, lui qui avait déjà tenté de me compromettre à la Marnière et devant le juge d’instruction, je le signalerais aux rigueurs de M. de Ferney, il devint tout à fait fou et me frappa. C’est à ce moment-là que vous êtes accouru à mes cris. Je vous ai dit la vérité tout entière ! Maintenant, Armand, croyez-moi ou ne me croyez pas, peu m’importe, car, moi, je ne vous pardonnerai jamais de m’avoir forcée de revenir sur le passé !

M. de Serville n’eut pas le temps de répondre, la porte cochère de l’hôtel venait de s’ouvrir ; le roulement d’une voiture sous la voûte annonçait le retour de M. de Ferney.

Le peintre, bouleversé par mille sentiments divers, laissa courir rapidement son crayon sur la toile, et quelques minutes après le magistrat apparaissait à l’entrée de la galerie, dont les fillettes avaient laissé la porte ouverte en sortant.

— Ah ! mon ami, vous revenez un peu trop tôt, dit en souriant Jeanne à son mari ; monsieur et moi voulions vous faire une surprise, mais je doute fort qu’elle soit complète. Je le crains du moins, car maître Petrus est terrible pour ses modèles : il leur défend impitoyablement de voir où il en est.

— Si je suis indiscret, fit M. de Ferney avec un salut amical à l’adresse de maître Petrus et sans s’avancer…

— Du tout, monsieur, répondit l’artiste qui avait eu le temps de se remettre, mais nous n’en sommes encore qu’à une esquisse sans grand intérêt.

— Vous plaisantez, s’écria le conseiller, qui s’était approché de la toile. Comme cela est posé ! Quelle hardiesse de trait !

— Alors je veux voir, moi aussi, fit Jeanne.

Et quittant vivement son fauteuil, elle vint jeter les yeux, sur l’ébauche pour partager aussitôt l’admiration de son mari.

Il y avait là, au fusain, une de ces esquisses comme, seuls, en savent faire les maîtres.

Armand l’avait exécutée tout en écoutant son ancienne maîtresse et s’exaltant, pour ainsi dire, à son récit.

L’arrivée de M. de Ferney mit tout naturellement fin à la séance, et M. de Serville quitta, quelques instants plus tard, l’hôtel de Rifay, après avoir pris rendez-vous pour le vendredi suivant.

Mais le surlendemain, lorsqu’il arriva dans la galerie où la jeune femme l’attendait, les deux enfants s’y trouvaient également avec miss Brown, et malgré ses regards suppliants, leur mère ne les renvoya pas.

Cette séance d’une heure, pendant laquelle il ne put avoir avec son modèle qu’une conversation insignifiante, fut pour le peintre un long supplice. Ainsi que la première fois, M. de Ferney revint avant son départ, et il ne put échanger ce jour-là un seul mot avec celle qui semblait le torturer comme à plaisir.

On conçoit aisément, en effet, qu’après les explications de Jeanne, Armand voulait lui répondre.

Ce qui se passait dans son esprit était un combat douloureux entre son amour et sa raison.

Comme tous les hommes qui aiment avec passion, il voulait croire, mais son âme honnête se révoltait et sa probité lui disait qu’il faisait mal.

Malheureusement, nul sentiment n’accepte plus volontiers que l’amour les accommodements avec la conscience.

Si M. de Serville avait retrouvé libre sa maîtresse d’autrefois, il ne se serait souvenu que du serment fait à la mémoire de sa mère et, dans la crainte de ne pas la respecter, il se serait éloigné de nouveau. Mais elle était mariée, il ne pouvait donc lui donner son nom, ce qu’il avait juré de ne jamais faire ; et, sans s’avouer qu’il projetait une action plus blâmable, plus lâche encore, il ne se rappelait qu’une chose : cette femme avait eu les premiers battements de son cœur ; il n’était dominé que par une seule sensation : il l’aimait autant et plus que jadis.

Le malheureux ne réfléchissait pas que si Jeanne revenait à lui, elle serait la plus méprisable des créatures ; qu’en trompant son mari, elle serait plus infâme encore qu’elle ne l’avait été en abandonnant Justin, en admettant même que le récit de ce dernier fût vrai, car cet homme avait voulu la perdre et se venger, tandis que M. de Ferney, en lui donnant son nom, l’avait élevée jusqu’à lui.

Armand ne se disait rien de semblable ; il aimait, et son amour croissait en raison directe des résistances de celle qui en était l’objet.

Ne pouvant lui parler, il résolut de lui écrire, et lorsqu’il revint à l’hôtel de Rifay pour la troisième fois, il glissa à Mme de Ferney, qui s’y attendait d’ailleurs, une lettre qu’elle cacha dans son corsage.

Après la séance qui, de même que la précédente, avait eu pour témoins les enfants et leur gouvernante, la jeune femme s’enferma dans sa chambre et lut les lignes suivantes :


« Jeanne, si je pouvais croire à la vérité absolue du récit que vous m’avez fait, je n’oserais jamais me présenter devant vous, puisque je serais vraiment le plus misérable des hommes ; mais je doute encore et c’est là pour moi un épouvantable supplice, car, triste aveu ! je voudrais avoir le droit de me mépriser afin d’avoir toujours celui de vous adorer à genoux.

« Oui, j’en suis arrivé là ; je le sens, tout conspire en moi contre moi-même. Cinq années se sont écoulées, et je ne me souviens pas de ce qu’elles m’ont donné de douleur, je ne me rappelle que nos amours d’enfants sous les grands arbres de la Marnière ; je ne me rappelle que nos projets d’avenir, nos serments, nos tendresses.

« Cela est lâche peut-être ! Oh ! laissez-moi, ma Jeanne adorée, donner cette satisfaction à mon orgueil, à mes soupçons que j’abhorre ; oui, cela est lâche, mais je t’aime plus que jamais, je t’aime à penser que cette longue séparation n’a été qu’un horrible rêve, que tu as toujours été à moi, à moi seul, et que si nous nous sommes retrouvés, c’est parce que j’ai assez souffert.

« Pardonne-moi mes hésitations, pardonne-moi mes doutes : je n’hésite plus, je ne doute pas : la fatalité seule a été contre toi, de même qu’elle m’a frappé moi-même. Oublie tout ce qui de moi n’est pas amour ; fais que sous ton souffle je retrouve le bonheur ; fais de l’enfant que tu as aimé un grand artiste qui te devra tout. Pardonne-moi ! »


— Jamais, dit Mme de Ferney après avoir dévoré ces lignes passionnées qui la faisaient tressaillir d’orgueil, jamais !

Et soulevant le tapis de sa chambre, puis la feuille du parquet, elle joignit aux papiers qui s’y trouvaient déjà dans un coffret la lettre de M. de Serville.

Mais, quinze jours plus tard, Jeanne pardonnait et Armand la remerciait à genoux d’avoir aussi précieusement conservé la bague qu’il lui avait donnée en mémoire du passé.

C’était par ce souvenir d’amour que l’infâme avait hardiment remplacé l’anneau de mariage de l’honnête homme qu’elle trahissait.

Après avoir volé son nom, elle le souillait !