Sang-Maudit (Pont-Jest)/28

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Marmorat (p. 299-314).

VI

Chacun son tour.



Depuis le jour où nous avons, au commencement de ce récit, quitté Pergous, qui s’était débarrassé de son dangereux gage de chantage en faveur de son clerc et avait recueilli la fille de Lucie, les choses étaient les mêmes dans la maison de l’homme d’affaires.

Trop prudent pour rien précipiter et fort inquiet de l’enquête poursuivie par le parquet, à propos de l’assassinat de Jérôme Dutan, il s’était tenu coi pendant plusieurs semaines, faisant le plus secrètement possible ses recherches sur les anciens locataires de l’hôtel de Rifay, groupant avec ordre tous les renseignements qui lui parvenaient à ce sujet, et paraissant ne s’occuper, ainsi que par le passé, que de ses opérations véreuses.

Quant à Philidor, son élévation au poste de secrétaire intime ne l’avait pas fait engraisser : il était toujours aussi long et aussi maigre ; mais, de plus en plus, il semblait préoccupé.

En griffonnant des assignations et des saisies-arrêts, le pauvre diable avait des distractions.

Cette expression de douce philosophie qui régnait jadis sur son visage avait disparu.

Lorsque, son interminable journée finie, il quittait son bureau, ce n’était plus, comme autrefois, pour sortir d’un pas automatique, mais pour s’arrêter quelques secondes devant la porte de l’appartement particulier de son patron et pousser là d’énormes soupirs.

Avant de s’éloigner de la maison, une fois dans la rue, il se retournait comme malgré lui, pour caresser d’un long regard une des fenêtres du premier étage, et, quand, par hasard, il apercevait derrière les rideaux de cette fenêtre l’ombre, la silhouette, le visage qu’il cherchait, il saluait jusqu’à terre, rougissait et, baissant vivement la tête, s’en allait souriant, avec de la joie au cœur pour jusqu’au lendemain.

Philidor était amoureux, mais amoureux comme le sont les êtres disgraciés de la nature, les pauvres hères au cœur simple et bon, qui ne croient jamais au mal et sont toujours prêts au sacrifice.

La première fois qu’il vit Marie, l’enfant de la malheureuse Lucie devenue folle dans les circonstances que nous avons racontées, il fut frappé de sa tristesse beaucoup plus encore que de sa beauté, puis lorsque, quelques jours plus tard, il apprit à la suite de quels événements elle était rentrée chez Pergous, il se sentit attiré vers cette jeune fille, dont la position sociale avait tant de ressemblance avec la sienne.

Ainsi que lui, n’était-elle pas isolée, sans famille ?

Il l’avait alors regardée plus attentivement, et, pour la première fois de sa vie, peut-être, il avait compris le charme tout-puissant de la beauté. Mais, épouvanté de cette sensation toute nouvelle, il s’était efforcé de la combattre, jusqu’au jour où la lutte avait été au-dessus de ses forces.

À partir de ce moment, il s’était dévoué à Marie, discrètement, secrètement, heureux de la voir, de l’entendre, quand le hasard l’amenait sur son passage.

Avec cette intuition qu’ont toutes les femmes, même les plus innocentes, des affections qu’elles ont fait naître, la fille de Lucie avait deviné, non pas l’amour, elle ignorait ce que voulait dire ce mot, mais la sympathie de Philidor, et elle en avait été vivement touchée ; car la pauvre enfant sentait profondément le malheur qui l’avait frappée.

Tous les jeudis, jour où la Salpêtrière était ouverte aux parents des aliénés, elle prenait le chemin de l’hospice, pour passer une heure auprès de sa mère, qui ne la reconnaissait pas et qu’elle soignait à son tour, comme elle avait été soignée par elle dans sa jeunesse.

Philidor avait surpris le secret de ce pèlerinage hebdomadaire, que Pergous n’avait autorisé qu’après s’être assuré que la raison de Lucie était bien à jamais perdue, et il s’était hasardé une fois à se trouver sur le chemin de Marie, comme par hasard ; il l’avait accompagnée jusqu’à la porte du triste établissement, puis attendue et escortée durant son retour à la maison. Il s’était ainsi établi entre les deux isolés une espèce de solidarité dans l’infortune.

Quant à Pergous, dans les premières semaines qui avaient suivi l’installation de Marie près de lui, il s’en était occupé à ce point que la jeune fille en avait été inconsciemment troublée ; mais, tout à coup, il avait paru n’y plus faire attention.

La raison de ce changement de Pergous était toute simple : il était amoureux ailleurs.

Un jour, en traversant sa salle à manger, il avait aperçu, rapportant le linge, cette Clarisse que nous avons présentée à nos lecteurs en compagnie des agents de Jeanne Reboul, et il en était tombé sérieusement épris. Mais la blanchisseuse lui tenait la dragée haute, et c’était cette campagne galante qu’il poursuivait qui lui faisait oublier, momentanément hélas ! celle qu’il appelait cyniquement sa fille adoptive.

Tel était l’intérieur de la maison de l’homme d’affaires le jour où nous y pénétrons de nouveau, pour surprendre l’ex-avoué dans l’examen d’un long rapport dont la lecture paraissait lui causer la plus vive satisfaction.

Ce document, tout entier de sa main, car, sans doute, il avait jugé prudent de n’en confier la copie à personne, était ainsi conçu :


« L’hôtel de Rifay, construit en 1754 par les ordres du comte Richard de Rifay, gentilhomme de la chambre du roi, est resté jusqu’à la Révolution dans la famille de Rifay. Confisqué en 1792, l’hôtel fut acheté par le sieur Gérard, fabricant de draps, qui l’habita jusqu’en 1815.

« À cette époque, le marquis de Rifay, rentré en France avec les Bourbons, se rendit propriétaire de cette demeure de famille, et à sa mort, en 1832, l’hôtel passa aux mains de Me Duchateau, notaire royal. Son fils le possède encore aujourd’hui.

« Loué, en 1832, au général de Morand, il fut occupé ensuite, jusqu’en 1853, par la marquise d’Ulm ; puis, après être resté deux ans inhabité, il fut loué, en 1858, à M. de Ferney, qui y fit de grands embellissements et allait l’acheter lorsqu’il mourut, à la fin de 1857, des suites d’un duel.

« Moins d’un mois après cet événement, M. Billy, un savant membre de l’Institut, s’installa à l’hôtel de Rifay, d’où il n’est sorti que chassé par l’expropriation. »


— Parfait, dit, Pergous en suspendant là sa lecture, je n’ai à m’occuper que des trois derniers locataires, puisque la bague porte la date de 1850. Voyons mes notes sur ces trois derniers noms.

Et, reprenant son intéressant dossier, il lui tout haut, comme pour mieux fixer les moindres détails dans sa mémoire :

 

« La marquise d’Ulm, vieille dame veuve, sans enfants, ne recevait que de vieux parents et quelques membres du clergé. On ne se souvient pas qu’il se soit passé rien d’étrange dans sa maison.

« M. de Ferney, conseiller à la Cour, resté veuf avec trois enfants, a épousé, moins de deux mois après la mort de sa première femme, une jeune personne qui a disparu après le duel de son mari.

« Pendant le séjour que M. de Ferney y a fait, l’hôtel a été le théâtre de deux événements dramatiques : la seconde Mme Ferney a été frappée une nuit d’un coup de couteau, tentative de meurtre dont l’auteur est resté inconnu, et peu de jours avant la fin tragique du maître de la maison, alors qu’il était en voyage, des voleurs se sont introduits dans l’hôtel Rifay, où ils ont commis un vol et un rapt. Tous les bijoux de Mme  de Ferney et la plus jeune des deux petites filles de son mari ont été enlevés par les malfaiteurs. Quelques recherches qui aient été faites par la police, les voleurs n’ont pu être arrêtés et l’enfant n’a jamais été retrouvée. »


— Parbleu ! murmura l’agent d’affaires, parce qu’on ne l’a pas cherchée où elle était, car il est bien certain que le corps confié à mon secrétaire est celui de la petite fille de M. de Ferney. Mais pourquoi dans un coffre ? C’est bien étrange ! L’histoire des voleurs doit être une invention ; ils n’auraient pas pris la peine de cacher ainsi le cadavre de leur victime. C’est là le point important. Poursuivons !


« M. Billy, qui est entré dans l’hôtel un mois après la mort de M. de Ferney, était un savant, vieux garçon et tout entier à ses travaux. Il avait installé sa bibliothèque et ses instruments dans la galerie et la pièce qui la terminait. »


— Voilà qui explique, se dit Pergous, comment le corps n’a été découvert qu’à l’époque de la démolition de l’hôtel. Je vois ça d’ici : tout le long des murs, de grands meubles remplis de livres. Qui diable pouvait s’imaginer qu’il y avait un cadavre là-dessous ?

Puis, après avoir relu de nouveau le paragraphe relatif à M. de Ferney, il s’écria :

— Mais, sapristi ! c’est à la fin de 1857 que M. de Ferney est mort et nous voilà à la fin de 1867. Est-ce que je vais arriver trop tard ! Il faut que demain même je trouve la date précise du vol commis, et que je découvre, à défaut de M. de Ferney, sa femme qui, seule, me paraît intéressée à ce que je garde le silence. Mais demain, seulement demain ; aujourd’hui, monsieur Pergous, vous avez à vous occuper de choses moins lucratives mais infiniment plus agréables. On vous attend !

En disant ces mots, le gredin avait remis son précieux dossier sous clef et sa physionomie s’était transformée. Elle n’exprimait plus la finesse, mais seulement la lubricité.

— Oh ! oh ! ajouta-t-il, après avoir consulté sa montre, sept heures et demie. Plus un instant à perdre.

Et, s’adressant un dernier coup d’œil de satisfaction dans la glace qui ornait la cheminée de son bureau, il se hâta de sortir de chez lui, sans prévenir personne.

À cinquante pas au delà de sa porte, il se trouva face à face avec une jeune fille qu’il reconnut aussitôt.

— Clarisse, lui dit-il, en prenant son bras, c’est gentil d’être venue ; j’avais presque peur de ne pas vous voir.

— Je vous l’avais promis, monsieur, répondit la jolie blanchisseuse, d’un petit ton sentimental ; quoique ce soit bien mal ce que je fais là…

On voit que l’amie de Manouret débutait de façon à permettre d’espérer qu’elle jouerait bien son rôle jusqu’au bout.

— Alors nous allons à la campagne ? dit le céladon en pressant le bras de sa conquête.

— Nous irons où vous voudrez, mais vous me jurez d’être raisonnable.

— Je vous jure surtout que je vous adore. Prenons d’abord une voiture et arrêtons-nous chez un marchand pour faire nos provisions.

L’agent d’affaires héla un fiacre qui justement passait ; il y fit monter Clarisse et prit place auprès d’elle, en donnant une adresse au cocher.

Cinq minutes après, la voiture s’arrêtait devant une boutique de comestibles où la jeune fille choisit, en victuailles et en vins, ce qui aurait suffi pour nourrir et désaltérer dix personnes. Vingt minutes plus tard, le couple amoureux montait à la gare de Vincennes dans un wagon de première classe.

Malgré son avarice, Pergous savait, à l’occasion, faire galamment les choses.

Il était neuf heures moins un quart lorsque le train s’arrêta à Nogent.

— Nous sommes déjà arrivés ! fit la blanchisseuse avec un accent de terreur pudique, dont Pierre le bossu, s’il en avait été témoin, l’aurait remerciée par un sourire.

— Oui, chère belle, répondit l’ex-avoué ; dans dix minutes, nous serons chez moi, c’est-à-dire chez vous.

Et, tout chargé qu’il fût de la bourriche de provisions, il offrit son bras à sa conquête pour sortir de la gare.

Il ne s’agissait plus que de gagner l’île de Beauté ; mais lorsque l’ouvrière se vit seule avec cet homme que ses amis à elle guettaient pour lui jouer quelque mauvais tour, elle se sentit moins rassurée à l’égard des suites que pouvait avoir cette aventure.

Quand elle arriva sur l’étroit chemin qui longe, dans l’île, le petit bras de la Marne, où, grâce aux grands arbres, l’obscurité était si profonde que Pergous lui-même, si accoutumé qu’il fût à ce chemin, était obligé de marcher doucement, Clarisse commença à avoir peur.

L’heureux Marius, au contraire, était tout entier à l’orgueil de sa prochaine victoire et pressait contre son cœur le bras de sa compagne, en la guidant dans les ténèbres.

— Nous y voici, dit-il enfin, en l’arrêtant devant une petite porte flanquée de deux peupliers qui avaient l’air d’être plantés là comme des factionnaires.

Et, glissant à tâtons la clef dans la serrure, il ouvrit, fit passer la jeune fille et referma la porte derrière lui.

Le perron de la maison était en face, à dix pas. Pergous aida galamment la blanchisseuse à le gravir et quand, ayant allumé une bougie, il eut introduit Clarisse dans cette salle à manger où, quelques semaines auparavant, avait eu lieu l’examen du lugubre coffre, elle reprit courage ; mais par un sentiment bien féminin, elle se sentit un mouvement de haine pour cet homme auquel elle reprochait intérieurement de penser que, par amour-propre ou par affection, elle était venue chez lui.

Elle lui en voulait, pour ainsi dire, d’avoir donné dans le piège qu’elle lui avait tendu.

Aussi, pressée d’en finir et se rappelant les instructions de Manouret, demanda-t-elle immédiatement à visiter le jardin.

— Vous ne le verriez pas, il fait noir comme dans un four, observa l’ex-avoué ; nous nous y promènerons demain.

— Non, tout de suite, insista-t-elle : je veux savoir au moins où je suis.

— Soit ! fit l’amoureux Marius qui tenait vivement à ne pas indisposer sa conquête. N’êtes-vous pas ici la maîtresse ?

En disant ces mots, il avait ouvert la porte qui donnait sur le jardin.

— C’est très grand ! s’écria la blanchisseuse, qui s’était avancée sur le haut du perron. Jusqu’où ça va-t-il ?

— Jusqu’à la rivière, répondit Pergous.

— Comment, la rivière ? Nous venons de la passer tout à l’heure.

— C’était le petit bras ; là-bas, c’est le grand bras de la Marne.

— Faites-moi voir !

L’astucieuse fille avait pris le bras de l’agent d’affaires pour descendre l’escalier ; elle se pressait contre son hôte, comme si l’obscurité l’effrayait.

Enchanté de tout ce que lui promettait cet abandon, le patron de Philidor était ravi.

Ils arrivèrent ainsi, tendrement enlacés, jusqu’à la grille du bord de l’eau.

— Oh ! que c’est joli ! fit Clarisse en étendant la main vers la rivière. Sortons un peu.

La Marne roulait silencieuse, ses rives perdues sous l’ombre des grands arbres et le milieu de son lit diamanté d’étoiles qui semblaient danser sur les eaux.


— Monsieur croyait peut-être qu’il était enlevé par des dames.


Pergous ouvrit la porte, et sa compagne, comme entraînée par une irrésistible admiration, quitta son bras pour courir vers la berge.

L’agent d’affaires s’élança pour la rejoindre, mais il n’avait pas fait deux pas en dehors de son jardin, qu’il se sentit saisi par les bras, pendant qu’un mouchoir s’abattait sur son visage et le bâillonnait.

L’agression avait été si rapide qu’il ne comprenait pas d’où elle venait ni quels en étaient les auteurs.

Il n’avait pas même eu le temps de jeter un cri ; mais ce qu’il entendit parfaitement, ce fut la voix qui lui disait à l’oreille :

— Ne tentez ni d’appeler ni de vous défendre, ce serait inutile. Si vous êtes sage il ne vous sera fait aucun mal.

C’était là une recommandation superflue, car, à la vigueur de ceux qui le maintenaient, l’ex-avoué, qui était un homme pratique, s’était immédiatement dit que toute résistance ne pourrait qu’aggraver sa situation.

Il ne fit donc pas un mouvement de révolte, même lorsque ses agresseurs lui lièrent les bras en gens qui ont l’habitude de ce genre d’opération, et, quand l’un d’eux lui dit : « Maintenant, en route », il se laissa docilement conduire, mettant toute son intelligence à deviner le chemin qu’on lui faisait suivre, puisqu’il ne pouvait voir, grâce au bandeau dont ses yeux étaient couverts.

Bientôt il reconnut qu’on l’entraînait à gauche de sa propriété et qu’on lui faisait remonter la rive, parce qu’il entendait à sa droite le remous de la rivière ; puis, une centaine de pas plus loin, il descendit un escalier qui lui était familier, car il s’y était souvent assis pour pêcher, et, lorsqu’il fut à demi couché dans l’embarcation où ses ravisseurs l’avaient aidé à s’embarquer et que cette embarcation eut poussé au large, il comprit, au peu de résistance de l’eau, qu’il suivait le courant de la Marne.

— Fort bien ! pensa-t-il, nous allons du côté de Joinville-le-Pont : si les gens qui m’enlèvent voulaient se débarrasser de moi, ce serait déjà fait. Quelles sont alors leurs intentions ?

Et, tout en prêtant l’oreille aux moindres bruits de nature à le renseigner sur le chemin qu’on lui faisait parcourir, il interrogea sa conscience, pour chercher qui pouvait avoir contre lui quelques motifs de vengeance.

Pendant ce temps-là, Clarisse remontait, en compagnie de Justin, vers la gare de Nogent.

En voyant ses complices se jeter sur Pergous, elle avait eu un moment de terreur, car, malgré les promesses de Manouret, elle craignait que la scène ne tournât au tragique ; mais l’ancien amant de Jeanne s’était approché et l’avait rassurée.

— Ce que vous avez de mieux à faire, lui dit-il, lorsque Pergous eut disparu avec Claude et le bossu, c’est de retourner à Paris. Fermons d’abord la maison de votre amoureux, car, si on en trouvait la porte ouverte, cela donnerait lieu à des suppositions et à des recherches que nous voulons éviter.

— Je crois bien, s’empressa de répondre la blanchisseuse, sans compter que je ne veux pas y laisser se gâter toutes les victuailles que le bonhomme a apportées pour souper. Je trouverai bien un ami pour festoyer en son honneur.

Et, guidant Justin, elle rentra avec lui dans le jardin, dont elle poussa la grille, puis dans le pavillon, où elle s’empara de la bourriche. Cela fait, ils sortirent du côté opposé, en fermant soigneusement derrière eux toutes les portes.

— Je vous laisse seule maintenant, dit Justin à la jeune fille, en arrivant sur la grande place qui s’étend devant la gare. Voici les cent francs promis, pas un mot à qui que ce soit de ce que vous venez de voir et bonne chance !

— Merci, monsieur Justin, fit Clarisse en empochant l’argent. Quant à raconter la chose, jamais ! Si je revois un jour le vieux et qu’il m’interroge, je lui dirai tout bonnement qu’après son départ, je me suis sauvée le long de la Marne et que je n’en sais pas davantage. Voilà le train, bonsoir !

On entendait, en effet, le sifflet de la locomotive qui arrivait à la station de Nogent.

Aussi, malgré son précieux fardeau de vivres, l’insouciante créature se mit-elle à courir afin d’arriver à temps.

Delon, lui, s’élança sur la route de Joinville.

Il nous faut maintenant retourner auprès de Pergous, que nous avons laissé faisant son examen de conscience pour se rendre compte des motifs de son enlèvement.

Tout d’abord, et cela devait être, il chercha parmi ses nombreuses victimes l’auteur de sa mésaventure ; mais, depuis qu’il exerçait à Paris, il avait joué de si mauvais tours à un si grand nombre de gens qu’il se perdait au milieu de cette foule sans y découvrir personne, lorsqu’il comprit, aux bruits qui frappèrent tout à coup son oreille, que le canot passait devant Joinville-le-Pont.

— Sapristi ! se dit-il, est-ce que ces gaillards-là vont me descendre jusqu’à la mer ?

Il fit une tentative, en appuyant sa tête contre le plat-bord du canot, pour déplacer son bandeau.

Mais il était surveillé, car il entendit aussitôt une voix rude et gouailleuse qui lui disait :

— Eh ! pas de bêtises, bourgeois ; la curiosité vous est interdite momentanément. Si ça vous démange, prévenez, on vous grattera !

L’ex-avoué se tint pour averti et ne bougea plus.

Un quart d’heure après, il sentit que l’embarcation quittait le milieu de la Marne pour en longer la rive gauche.

Quelques minutes plus tard, un choc lui prouva qu’elle abordait.

— Nous sommes arrivés, lui dit la même voix. Mais attention aux pattes ; un bain froid n’est pas sain en cette vilaine saison. Il faut garder ça pour les mois sans r. C’est le contraire des huîtres !

Résigné, Pergous débarqua à tâtons et, lorsqu’il se sentit en terre ferme, il éprouva, malgré son inquiétude, un certain soulagement d’avoir échappé aux premiers dangers de son excursion involontaire.

Pierre l’avait pris par le bras ; il se laissa conduire, docilement, en homme décidé à ne pas résister.

Ils franchirent ainsi dans l’obscurité deux ou trois cents mètres, avant de s’arrêter devant une petite porte que Manouret ouvrit.

Le prisonnier compta vingt pas, de cette porte à un escalier de six marches, qu’il gravit pour pénétrer dans un vestibule, — il le supposa en entendant ses pas résonner sur les dalles, — et, de là, dans une pièce où ses guides lui enlevèrent son bandeau.

Ce passage subit de l’obscurité à la lumière, ou plutôt de la cécité à la vue, l’empêcha tout d’abord de rien distinguer autour de lui ; mais ses yeux reprirent rapidement leur fonction normale, et il ne put réprimer un mouvement d’effroi en apercevant le bossu, puis Manouret, dont l’aspect n’était guère plus rassurant.

Comprenant l’effet qu’il produisait, le frère de Françoise dit à Pergous, d’un air narquois :

— Monsieur croyait peut-être qu’il était enlevé par des dames ?

— Peu importe ce que je pensais, répondit l’agent d’affaires avec assez de calme ; je suppose que vous allez m’expliquer ce que cela signifie et me rendre un peu de liberté.

— Si vous promettez d’être raisonnable, nous vous délierons les bras, dit Claude. C’est tout ce que nous pouvons vous accorder pour aujourd’hui.

— Une minute, observa Pierre ; assurons-nous d’abord que monsieur ne porte pas sur lui d’armes prohibées. Voyons, soyez gentil, laissez-vous faire !

Sans demander d’autre permission, Méral se mit à visiter les poches de son prisonnier avec une dextérité qui prouvait surabondamment l’habitude qu’il avait de ce genre d’opération.

En un tour de main, il enleva les clefs, le portefeuille, l’argent et la montre de l’infortuné Marius.

Il est vrai que, pour répondre au désespoir que trahissait la physionomie du dévalisé, il lui dit avec gravité :

— Tout cela vous sera fidèlement remis, cher monsieur ; c’est un simple dépôt entre nos mains. Maintenant, nous allons vous rendre la liberté de vos mouvements, mais je dois vous prévenir qu’à la moindre tentative de brutalité contre mon ami ou contre moi, je serai forcé de vous faire faire connaissance avec ce petit instrument.

Il avait tiré de son vêtement un revolver d’un calibre des plus respectables, pendant que Manouret enlevait les liens de l’amoureux de Clarisse.

— Je n’ai pas envie de résister, dit Pergous en faisant un pas en arrière ; je désire seulement savoir ce que vous me voulez.

— Nous causerons de tout cela demain, répondit l’ancien cabaretier. En attendant, comme il se fait tard et que les émotions ont dû vous fatiguer, nous allons vous conduire à votre chambre à coucher. Suivez-moi.

Il s’était emparé d’un bougeoir pour passer le premier et montrer le chemin à l’agent d’affaires, sur les pas duquel marchait l’ex-forçat.

Arrivés dans cet ordre au premier étage, ils pénétrèrent dans une petite pièce, meublée bien évidemment pour la circonstance des objets les plus indispensables, car on y respirait cet air humide et froid qui règne dans les appartements restés longtemps inoccupés.

Il s’y trouvait un lit, une table, quelques chaises et les ustensiles nécessaires à la toilette.

Au travers les vitres de la fenêtre sans rideaux, on apercevait un volet plein qui ne laissait pénétrer le jour que par une découpure en forme de cœur, à sa partie supérieure.

C’était, on le voit, un logement modeste, mais, comme prison, on pouvait trouver plus mal.

Telle était sans doute l’opinion de Pierre, qui devait s’y connaître, car il dit à Pergous, en promenant les rayons de la bougie autour de cette chambre dont le papier de tenture était déchiré çà et là :

— Vous serez ici comme chez vous et ne manquerez de rien, car j’aurai le plaisir de vous tenir compagnie. Pour peu que vous aimiez le bésigue, nous passerons le temps fort agréablement ; moi, j’en raffole.

Marius fit une double grimace : la société du personnage ne lui paraissait pas une compensation suffisante à la captivité fort désagréable dont il se voyait menacé.

— Combien de temps allez-vous me tenir ici ? demanda-t-il à Manouret, qui lui semblait moins repoussant que son compagnon.

— Nous l’ignorons tout à fait, répondit Claude ; ça ne nous regarde pas.

— Vous ne savez pas non plus pourquoi vous vous êtes livrés à mon endroit à un acte d’arrestation arbitraire que le Code punit sévèrement ?

— Oh ! le Code ! le Code ! ricana Méral avec un souverain mépris. En voilà un empêcheur de danser en rond dont je me moque comme d’une vieille chique !

— Non, nous ne pouvons pas vous mieux renseigner à cet égard, reprit son compagnon, et, quant à ce que nous risquons, ne vous en inquiétez pas. Prenez votre mal en patience, c’est ce qu’il y a de mieux. Surtout n’allez pas tenter de faire du bruit ou de chercher à fuir, car non seulement vous perdriez votre temps, mais vous nous obligeriez, mon ami et moi, qui sommes vos gardiens, à vous mettre hors d’état de bouger. Sur ce, couchez-vous si ça vous plaît, et bonne nuit.

En disant ces mots, le misérable fit passer Pierre le premier et sortit pour fermer sur lui la porte à double tour.

— Bonsoir, monsieur Pergous, entendit aussitôt l’ex-officier ministériel.

C’était le bossu qui, sa face hideuse collée contre le petit guichet pratiqué au milieu de la porte, faisait ainsi comprendre au prisonnier que, bien que seul, il était toujours surveillé.

Mais notre triste héros avait passé, grâce à ses mésaventures de toutes sortes, par de trop nombreuses épreuves pour attacher la moindre importance à cette plaisanterie. Il ne répondit pas et, se laissant tomber sur une chaise, il se mit à songer.

— Non, se dit-il bientôt, je ne suis pas aux prises avec un débiteur qui veut se venger en me faisant chauler ! Eh ! mais, est-ce que tout ce qui m’arrive ne serait pas tout simplement la suite de l’hôtel de Rifay ? Sapristi ! ce serait plus grave, surtout si ces gens-là savent que je suis en possession de la preuve de leur crime et fort près d’en connaître les auteurs. De plus, ils doivent être convaincus que je n’ignore pas l’assassinat de Jérôme Dutan par l’un d’eux. Pourquoi alors ne m’ont-ils pas tout bêtement jeté à l’eau ? Ils se seraient de cette façon-là assurés de mon silence ? Il doit y avoir encore autre chose, et, comme il est probable que je me casserais en vain la tête pour le deviner, couchons-nous. Sot que je suis, de m’être ainsi laissé pincer par cette fille ! Bien certainement elle est d’accord avec ces gredins ! Si ces canailles-là ne sortent pas du bagne, je me trompe fort !

Tout en faisant ces réflexions, l’homme d’affaires s’était philosophiquement étendu sur le lit, mais tout habillé, car, si rassuré qu’il fût à l’égard d’une agression nocturne, il voulait néanmoins ne pas être surpris.

Il passa ainsi de longues heures sans trouver le sommeil ; puis la fatigue finit par l’endormir si profondément que, le lendemain matin, il ne se réveilla qu’en entendant ouvrir la porte de sa chambre.

C’était le bossu qui venait lui rendre visite.

— Tiens, vous vous êtes couché en paletot, lui dit-il, en s’approchant de son lit ; ça ne vaut rien pour la santé. Mais c’est votre affaire. Avez-vous faim ?

— Quelle heure est-il ? demanda le prisonnier.

— Neuf heures. Vous avez fait la grasse matinée, répondit Pierre en consultant la montre qu’il avait retirée de son gousset et que Pergous reconnut pour être la sienne. Si vous voulez faire un bout de toilette et commander votre déjeuner ?

— Est-ce que vous n’allez pas me donner un peu d’air et de lumière ?

— Je n’ai rien à vous refuser que la liberté.

Le hideux personnage, en s’exprimant ainsi avec son accent moqueur, ouvrit la fenêtre et les volets.

Il faisait un temps superbe, et Marius aspira avec une véritable jouissance l’air vif du dehors ; mais inondé des rayons du soleil, son logement lui parut encore plus sordide.

Les murs suintaient l’humidité, le plafond était crevassé et le parquet rugueux, grâce aux détritus de toutes sortes qui s’y étaient incrustés. Les ustensiles de toilette se composaient d’une cuvette et d’un pot à eau ébréchés, sur lesquels on avait orgueilleusement étendu une serviette ou plutôt un torchon de grosse toile.

Si peu délicat qu’il fût, Pergous eut un haut-le-cœur et se hâta de tourner les yeux du côté de la fenêtre, d’où il aperçut la rivière, à travers les arbres.

Cette vue suffit pour le convaincre qu’il était à quelques centaines de mètres de Joinville-le-Pont, dans une des îles de la Marne.

Mais cela avait d’ailleurs peu d’importance, car il était évident que les gens qui l’avaient enlevé n’étaient que pour la circonstance les locataires de la maison, et qu’ils se garderaient bien d’y revenir une fois leur but atteint.

Notre personnage fut tiré de ses réflexions par la voix de l’ancien forçat, qui lui demandait de nouveau ce qu’il voulait pour déjeuner.

— Ce que vous voudrez, répondit-il : des œufs, une côtelette, un peu de fromage.

— Et du vin ?

— Certainement.

— Blanc ou rouge, bordeaux ou bourgogne ?

— Cessez cette plaisanterie et apportez-moi ce que vous avez.

— Nous n’avons rien ici ; il faut aller aux provisions.

— Eh bien, allez-y !

— Parfaitement, mais procédons d’abord à une chose indispensable.

— À laquelle ?

— À rassurer les gens que votre disparition peut inquiéter. Que vous passiez une nuit dehors, ça doit sembler naturel, car vous êtes un gaillard, mais un jour, deux jours, une semaine, sans qu’on ait de vos nouvelles, on trouverait cela plus extraordinaire. Il faut donc écrire chez vous une petite lettre bien sentie dans laquelle vous direz que vous avez dû partir subitement pour une affaire importante, une affaire d’amour.

— Je n’écrirai rien du tout ; personne ne se demandera ce que je suis devenu.

— Pas même M. Philidor, votre bras droit ? Pas même cette bonne Victoire, votre cordon-bleu ? Pas même cette charmante Marie, votre pupille ?

Pergous ne put réprimer un mouvement de colère. Ces gens-là, décidément, le connaissaient trop bien.

— Je n’écrirai pas, répéta-t-il cependant.

— Tant pis ! fit Pierre avec un air de compassion.

— Pourquoi tant pis ?

— Parce que j’ai ordre de ne vous servir votre déjeuner que contre la petite lettre en question.

Cette fois, l’ex-avoué se sentit réellement effrayé.

Il ne pouvait se faire d’illusion, le sourire narquois de son interlocuteur confirmait trop bien sa menace ; on voulait le prendre par la famine.

Comprenant alors qu’il serait bientôt forcé de se rendre aux sollicitations de son estomac, il préféra céder de bonne grâce.

D’ailleurs, il ne tenait guère plus que ses geôliers à ce que la justice se mêlât de ses affaires. Or, cela ne manquerait pas d’arriver si le brave Philidor, inquiet de l’absence prolongée de son bien-aimé patron, s’avisait d’aller informer la préfecture de police.

Convaincu qu’il était donc plus adroit de faire contre mauvaise fortune bon cœur, il répondit à Pierre :

— Oui, je vais prévenir à la maison ; donnez-moi ce qu’il faut.

— À la bonne heure, vous êtes raisonnable ; voici les objets.

En disant ces mots, l’ami de Manouret avait placé papier, plume, encre et enveloppe devant son prisonnier, qui écrivit rapidement :


« Une affaire importante m’oblige à partir pour les environs de Paris ; je ne reviendrai que dans quelques jours. En attendant, suivez les opérations en cours. »


On voit par cette recommandation à son fidèle clerc, que, malgré tout ce que sa situation avait de perplexe, le tripoteur ne perdait pas ses droits.

— C’est parfait, dit Pierre, qui avait tout simplement lu par-dessus l’épaule de Pergous ; maintenant l’adresse et cachetez ; et, dans un quart d’heure, à table !

Marius obéit ; Méral s’empara de la lettre et sortit.

Quand à l’amoureux de Clarisse, il alla s’accouder à la fenêtre.

Il y était depuis un instant, se demandant s’il ne lui serait pas possible d’échapper à la surveillance de ses gardiens, lorsque ses regards, en parcourant le jardin, se rencontrèrent avec ceux d’un homme qu’il reconnut aussitôt pour l’ami du bossu.

— Allons, se dit-il, il n’y a rien faire, le mieux est d’attendre.

Et se décidant, malgré sa répugnance, à se servir des ustensiles mis à sa disposition, il fit une toilette sommaire.

Il la terminait, lorsque Pierre rentra dans la chambre. Il était chargé d’un panier qu’il vida méthodiquement, pour étaler les vivres qu’il renfermait.

— J’espère que nous sommes gentils et que nous ne vous refusons rien, dit-il, lorsqu’il eut fini. Mangez maintenant, à moins que vous ne boudiez contre votre ventre.

Pergous ne répondit qu’en haussant les épaules et en se mettant à table, sans s’inquiéter autrement de l’ex-forçat.

— Si vous voulez du café, lui dit ce dernier, je puis vous en monter ?

— Soit !

— Et même des cigares ; nous ne sommes pas des bourreaux !

— Je veux bien.


Et comme il avait fait un pas en avant, Pierre souleva son pistolet.


Au fond, ce bien-être relatif était, pour le triste sire, une compensation réelle ; habitué à toutes ses aises, il n’était pas moins inquiet des privations qui pouvaient lui être imposées pendant sa captivité que de cette captivité même.

Il se disait, de plus, que les gens qui le traitaient ainsi ne pouvaient avoir, à son endroit, des intentions bien tragiques. Ce qui se passait le rassurait donc un peu.

Pierre, qui l’avait laissé seul, remonta bientôt en portant, avec la gravité d’un maître d’hôtel, le café et les cigares, et notre héros venait de se rasseoir à la table, lorsqu’il lui sembla entendre sur le palier de l’escalier un froufrou de robe.

— Ah ! diable ! se dit-il, il y a de la femme là-dessous ! Tant pis, car ce sont des ennemis dangereux et roués.

Et comme, sans affectation, il s’était tourné du côté de la porte, il aperçut, collé au guichet, un visage voilé dont les deux grands yeux l’examinaient curieusement.

Puis ce visage fit place à un autre qui éveilla dans son esprit comme un souvenir, et le guichet se referma brusquement.

Des deux femmes qui venaient de se livrer à cette inspection, l’une était encore jeune, belle, élégante, distinguée ; l’autre, plus âgée, haute en couleur, commune, était vêtue avec un luxe de mauvais goût.

— C’est bien lui, dit la seconde ; quoiqu’il ait grossi et vieilli, je l’avais reconnu de suite là-bas, rue du Four.

— Alors tout est pour le mieux, répliqua la jolie inconnue ; il s’agit maintenant de ne pas le lâcher.

Ces deux mots s’adressaient à Delon, qui avait accompagné les deux visiteuses jusqu’au premier étage.

— Ne craignez rien, répondit l’ancien intendant de la Marnière ; il est sous bonne garde ; Pierre suffirait à lui seul.

— Je compte aussi sur vous, Justin, dit-elle en réprimant le mouvement de dégoût que lui avait causé le nom du bossu ; moi, je ne reviendrai que lorsqu’il sera temps. S’il arrivait quelque chose de nouveau, accourez me prévenir. N’oubliez pas non plus les recommandations que je vous ai faites au sujet de nos deux hommes. Adieu et bonne garde ! Ne nous accompagnez pas ; je tiens à ce que personne ne nous voie. Nous retrouverons bien notre chemin.

Après avoir baissé tout à fait son voile, elle fit signe à sa compagne et descendit lestement l’escalier, sans plus longtemps s’inquiéter de Delon, qui la suivait d’un regard étrange, tout à la fois passionné et haineux.

Le soir, à l’heure du dîner, Pierre Méral recommença auprès de l’agent d’affaires son métier de maître d’hôtel, puis quatre grands jours s’écoulèrent ensuite sans qu’il arrivât rien de nouveau dans cette maison isolée, que les agents de Jeanne Reboul avaient transformée en prison pour l’intéressant Pergous.