Sang-Maudit (Pont-Jest)/33

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Marmorat (p. 352-372).

XI

L’honneur du fils.



Le lendemain, à dix heures, MM. du Charmil et de Fressantel se présentèrent chez M. de Ferney.

Celui-ci, qui attendait impatiemment les témoins de son rival, les reçut tout de suite et leur dit, avant même qu’ils lui eussent adressé la parole :

— Je sais, messieurs, le motif qui vous amène, mais, avant de vous nommer les deux amis que j’ai priés de s’entendre avec vous, permettez-moi une question.

— Nous vous écoutons, monsieur, répondit M. du Charmil qui était l’aîné de M. de Fressantel.

— Je désirerais savoir si M. de Platen vous a fait quelque confidence à l’égard du sujet de notre querelle.

— Nous étions auprès du comte lorsque vous l’avez frappé, nous ne savons pourquoi, et quand, tout naturellement, nous lui avons demandé s’il connaissait le motif de cette agression, il nous a dit que depuis longtemps déjà vous paraissiez animé de mauvais sentiments à son endroit, mais qu’il désirait taire les raisons probables de votre conduite. Nous n’avons pas cru devoir insister, car, quelles que soient les causes de la voie de fait à laquelle vous vous êtes livré, cette voie de fait existe et notre ami en exige réparation.

— Je suis prêt à la lui donner. Veuillez m’indiquer le lieu et l’heure où MM. Gilbert et de Cerny pourront vous rencontrer aujourd’hui. J’approuve d’avance tout ce que vous arrêterez avec eux.

— Je demeure rue Taitbout, 42, et serai chez moi avec M. de Fressantel cette après-midi, de trois à cinq heures.

— Je vais le faire savoir à mes amis ; ils ne manqueront pas d’être exacts à ce rendez-vous.

Ces mots prononcés, Raoul salua MM. du Charmil et de Fressantel, qui se retirèrent ; puis il pria par un mot MM. Gilbert et de Cerny de l’attendre chez ce dernier, à une heure.

M. de Ferney avait déjà prévenu ces messieurs qu’il aurait besoin d’eux dans la journée.

M. Gilbert était un officier de hussards, camarade de régiment de Raoul, et M. de Cerny était un jeune sportsman très connu dans tous les mondes parisiens.


— Où vous battez-vous ? — Tout près de Paris, dans l’île de Croissy.


À une heure, M. de Ferney les rejoignit et leur expliqua quel service il réclamait de leur amitié.

— Mais, mon cher, que diable a pu vous faire ce petit Russe ? demanda M. de Cerny à Raoul, lorsqu’il leur eut raconté ce qui s’était passé. C’est le garçon le plus pacifique du monde. Vous ne vivez pas dans le même milieu ; il ne peut donc y avoir entre vous d’histoire de femmes.

— Ainsi qu’à Gilbert, répondit le fiancé de Mlle  de Bertout, je vous serai très reconnaissant de n’exiger de moi aucune explication. J’avais à me plaindre gravement de M. de Platen, je lui ai cherché querelle, et il est en droit de me demander réparation.

— Soit ! reprit M. de Cerny, ne parlons pas d’autre chose. Vous laissez à votre adversaire le choix des armes ?

— Oui complètement. Ses témoins, MM. du Charmil et de Fressantel, vous attendent à trois heures, rue du Helder, no 42.

Au nom des parrains de M. de Platen, M. de Cerny avait fait une moue très significative.

— Vous connaissez ces messieurs ? demanda M. de Ferney, à qui le jeu de physionomie de son ami n’avait pas échappé.

— Non, répondit M. Gilbert.

— Moi, je les connais, reprit le sportsman ; ce sont, deux personnages assez compromis. Enfin, qu’importe ! c’est l’affaire de M. de Platen. À trois heures précises, nous serons chez eux. Si vous revenez ici à quatre heures, nous vous dirons ce qui aura été décidé.

— Ce que vous ferez sera bien. Je tiens seulement à en terminer le plus tôt possible. Tâchez que ce soit pour demain matin dès l’aube, car il faut que j’entre chez le général à neuf heures…, à moins que M. de Platen ne m’ait tué ou blessé.

— Ah ! mon cher, ce n’est pas un adversaire digne de vous.

— Tant pis ! Alors, c’est entendu, à quatre heures.

Et M. de Ferney sortit pour sauter en voiture et se faire conduire chez M. Dormeuil, qui était pour lui comme un second père.

Mais l’avocat à la Cour de cassation était au Palais et ne devait pas rentrer avant cinq heures.

Cette circonstance, à laquelle il eût songé s’il avait réfléchi un instant, troubla Raoul, qui, plus calme depuis que ses témoins étaient chargés de s’entendre avec ceux de M. de Platen, songea alors, plus sérieusement que ne le lui avait permis jusque-là son exaltation, à la gravité et aux conséquences de son duel avec le jeune Russe.

Il lui fallut néanmoins retourner à l’hôtel de Bertout et faire là de violents efforts pour paraître calme devant le général et sa nièce.

il s’échappa aussitôt qu’il le put et, bien avant le moment indiqué, arriva chez M. de Cerny.

Celui-ci rentra enfin avec M. Gilbert. M. de Ferney apprit ce qui avait été arrêté.

L’arme choisie par M. de Platen était l’épée ; le duel devait avoir lieu le lendemain matin, dès l’aurore, dans l’île de Croissy.

— C’est fort bien, je viendrai vous prendre ici si vous le voulez, proposa Raoul car votre visite aussi matinale, rue Bellechasse, pourrait faire naître quelques soupçons. Pourvu que MM. du Charmil et de Fressantel ne parlent de rien, l’affaire se terminera sans bruit.

— Oh ! je crois que ces messieurs se tairont. Singuliers témoins que ces gens-là ! On dirait qu’ils sont enchantés de la querelle de leur ami. En voilà qui, certes, n’arrangeront jamais une affaire. Je plains M. de Platen de mettre son honneur et peut-être sa vie en de pareilles mains.

— Vous pensez bien que je ne veux pas tuer M. de Platen… et cependant…

Il avait prononcé ce dernier mot si bas que M. Gilbert ne répondit qu’à la première partie de sa phrase :

— Eh ! sait-on jamais d’avance ce qui se passera sur le terrain ? On y arrive avec des idées généreuses, puis la vue de celui qui vous a outragé réveille votre colère, le sentiment de la conservation personnelle s’en mêle, l’orgueil de sortir vainqueur de la lutte vous excite et… à la grâce de Dieu !

— C’est vrai ! Enfin, le sort en est jeté. À demain !

— À demain, répétèrent MM. Gilbert et de Cerny en reconduisant Raoul, qui courut chez M. Dormeuil.

Celui-ci venait de rentrer ; M. de Ferney fut introduit aussitôt dans son cabinet.

— Qu’as-tu donc, mon enfant ? lui demanda l’avocat, frappé de sa physionomie préoccupée.

— Cher maître, voici ce qui m’amène près de vous.

Il raconta fidèlement à l’ami de son père ce qui s’était passé depuis la veille.

— Comment, malheureux ! lui dit le vieillard très vivement ému, car le récit de Raoul lui rappelait l’épouvantable drame dont il avait été témoin, comment, sur la simple dénonciation d’une lettre anonyme tu es allé chercher querelle à un homme qui est peut-être complètement innocent et tu vas te battre avec lui !

— Pouvais-je attendre que M. de Platen parlât ?

— Peut-être ne savait-il, ne sait-il rien encore de ce passé.

— Oui, vous avez raison ; la douleur m’avait rendu fou.

— Où vous battez-vous ?

— Tout près de Paris, dans l’île de Croissy.

— Dans l’île de Croissy !

M. Dormeuil avait jeté cette exclamation avec un tel accent d’épouvante que le jeune officier en resta tout interdit.

Après avoir gardé pendant quelques instants le silence, l’avocat répéta :

— Dans l’île de Croissy ! C’est étrange !

— Pourquoi ? Qu’avez-vous donc ?

— Rien ! rien !

M. Dormeuil avait laissé tomber sa tête entre ses mains et paraissait poursuivre une idée.

Tout à coup, il se redressa, en disant :

— Oh ! ce serait horrible. Tu as cette lettre ?

— Oui ; la voici.

Raoul avait pris le billet anonyme dans son carnet et le présentait à son vieil ami.

Celui-ci s’en saisit, le lut et relut lentement, puis ses lèvres esquissèrent un sourire amer et il reprit :

— Où demeure M. de Platen ?

— Je l’ignore ; mais on a son adresse à son club, au cercle Impérial.

— Bien ! Tu vas retourner chez toi et tu m’y attendras toute la soirée.

— Que voulez-vous faire ?

— Je suppose que tu as confiance en moi. Sois certain que je ne compromettrai pas ton honneur ; il m’est aussi précieux que le mien.

— Je vous attendrai.

Et, après avoir serré avec effusion la main que M. Dormeuil lui tendait, M. de Ferney s’éloigna plus ému encore qu’il ne l’avait été depuis vingt-quatre heures.

S’il s’était retourné, il aurait vu le vieillard sortir pour se diriger vers le Luxembourg.

Un quart d’heure après, l’excellent homme sonnait à la porte d’un petit hôtel où nous avons jadis introduit nos lecteurs : celui du peintre Pétrus, c’est-à-dire M. Armand de Serville.

Au moment où M. Dormeuil entrait dans son atelier, l’artiste était à son chevalet, esquissant le portrait d’une ravissante jeune fille qui posait devant lui.

Bien que plus de dix années se fussent écoulées depuis le jour où nous avons vu M. de Serville à l’hôtel de Rifay, il était à peine changé.

Un peu plus grave que jadis, sa physionomie était toujours ouverte et sympathique, son cœur enthousiaste et bon. C’était tout à la fois un grand artiste et un galant homme.

Mais le travail et les succès ne lui avaient pas fait oublier le passé. S’il veillait avec une sollicitude de frère aîné sur Raoul et sur Louise, c’était pour continuer à réparer, autant qu’il le pouvait, le malheur dont il avait involontairement frappé les deux orphelins.

De Jeanne, il n’avait conservé mémoire que pour la haïr et la mépriser.

Le jour où il avait appris qu’elle s’était mariée en Russie, il s’en était réjoui : il avait alors espéré qu’il ne la reverrait jamais.

Il ignorait que M. Dormeuil eût reçu de l’ex-Mme  de Ferney sommation de lui rendre des comptes ; il était loin de se douter qu’elle fût de retour à Paris. L’avocat avait jugé plus sage de ne pas l’en instruire.

Aussi, en voyant entrer ce dernier dans son atelier, Armand témoigna-t-il une certaine surprise.

— Vous, cher maître ! lui dit-il. Quelle bonne fortune vous amène ?

— Ah ! ce n’est pas une bonne fortune, mon cher Armand, répondit M. Dormeuil ; nous avons à causer de choses graves.

— De choses graves ?

Puis, se rapprochant de son modèle, il lui dit :

— Ma chère Marie, nous en resterons là aujourd’hui, mais à demain, n’est-ce pas ?

— Oui, à demain, fit La jeune fille avec un accent d’une adorable douceur et en rougissant. À demain, monsieur Pétrus.

Elle s’en alla lentement, sans retourner la tête.

Le peintre la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle eût tout à fait disparu, et, revenant ensuite à son visiteur :

— Cher monsieur Dormeuil, lui dit-il, nous avons vu, vous et moi, bien des drames dans notre existence, sans compter celui auquel nous avons été mêlés tous deux ; eh bien ! voilà une des victimes les plus intéressantes qu’on puisse rencontrer. Je vous raconterai cela un jour. Qu’avez-vous à me dire ? Vous semblez inquiet, préoccupé.

— Je le suis, en effet, vous allez savoir pourquoi. Permettez-moi d’abord une question.

— Faites.

— Avez-vous conservé quelques lettres de Mme  de Ferney ?

— De Jeanne !

M. de Serville avait prononcé le nom de son ancienne maîtresse avec autant d’étonnement que de douleur.

— Oui, de Jeanne Reboul.

— Certes, j’ai gardé précieusement, comme armes défensives, quelques-unes de ses lettres d’autrefois.

— Faites-moi l’amitié de m’en montrer une seule.

— Volontiers. Dans quel but ?

— Je vous le dirai.

— Alors ayez la bonté d’attendre un instant ; ces lettres sont dans ma chambre à coucher.

Armand passa dans son appartement, d’où il revint quelques minutes après pour remettre au vieillard ce qu’il désirait.

C’était une des longues épîtres amoureuses que Jeanne avait écrites à son amant pendant que le malheureux M. de Ferney était en voyage dans le Nord.

M. Dormeuil, qui avait tiré de son portefeuille le billet anonyme reçu par Raoul, compara les caractères des deux lettres et s’écria presque aussitôt :

— J’en étais sûr ! La misérable !

— Qu’avez-vous donc ? demanda l’artiste.

— Lisez !

Il lui remit les lignes odieuses qui avaient provoqué la colère de l’officier d’ordonnance du général de Bertout.

— Oh ! cela est infâme, fit Pétrus avec dégoût.

— Eh bien ! c’est l’œuvre de Mme  de Ferney. À peine a-t-elle déguisé son écriture.

— En effet, il est inutile d’être expert pour reconnaître dans ces lettres la même main. Cette femme est donc à Paris ?

— Depuis longtemps. Moi, j’ai déjà reçu de ses nouvelles, car elle revendique pour sa fille Gabrielle le tiers de la succession de son mari.

— Sa fille Gabrielle !

— Dont la naissance a été régulièrement déclarée, qui est née dans les délais légaux et qui a droit, selon la loi, à sa part dans l’héritage de celui qui n’est probablement son père que de nom.

M. de Serville était devenu livide. Cet enfant que Jeanne avais mis au monde à l’étranger, cette fille, au nom de laquelle la marâtre recommençait la guerre contre ses victimes d’autrefois, cette fille était la sienne à lui, il n’en pouvait douter. Il était épouvanté de la situation que lui créaient les événements.

M. Dormeuil comprit ce qui se passait dans l’esprit de son jeune ami et, désireux de l’arracher au plus vite à cette torture, il le mit au courant des conséquences terribles produites par la lettre anonyme de Jeanne Reboul.

Puis comme Armand, atterré, gardait le silence, il reprit :

— Vous comprenez qu’il ne faut pas que Raoul se batte avec M. de Platen, d’abord parce que j’ai la conviction que ce jeune homme n’a pas tenu la conduite que lui attribue cette lâche dénonciation ; ensuite parce que quelque chose me dit qu’il y a au fond de tout cela un piège où l’épouse chassée veut faire sombrer l’honneur d’un nom qu’elle n’a pu souiller elle-même.

— Que décidez-vous ? demanda M. de Serville, en revenant un peu de l’abattement où l’avaient plongé ces étranges révélations. Voulez-vous que j’aille trouver cette infâme créature ; que je lui impose silence de gré ou de force ?

— Non. D’ailleurs vous ne pouvez rien contre elle. Il ne faut pas nous le dissimuler. Rose Méral échappe à la loi ; le crime de faux dont elle a été complice est couvert par la prescription décennale. Moi, je vais courir au cercle Impérial ; si je n’y rencontre pas M. de Platen, j’irai l’attendre chez lui.

— C’est peut-être là le meilleur moyen. Voulez-vous que je vous accompagne ?

— Oui, c’est cela ; ne perdons pas de temps.

Quelques instants après, MM. Dormeuil et de Serville montaient en voiture. Moins d’un quart d’heure plus tard, ils franchissaient le seuil du club de la rue Boissy-d’Anglas.

Le valet de pied auquel ils s’adressèrent leur répondit que M. de Platen était au cercle et les fit entrer dans un petit salon, pendant qu’il allait prévenir celui qu’ils désiraient voir.

Ils étaient là depuis moins de cinq minutes, lorsque le gentilhomme russe parut ; seulement, en apercevant deux personnes qu’il ne connaissait pas, il crut que le domestique s’était trompé et fit un mouvement de retraite en s’excusant.

— Pardon, lui dit vivement l’avocat, c’est bien nous qui avons demandé M. le comte de Platen.

— C’est moi-même, messieurs, répondit poliment Romuald, mais je n’ai pas l’honneur de vous connaître.

— Il est vrai, monsieur, poursuivit le vieillard, et nous nous excusons, monsieur et moi, d’une présentation aussi brusque, mais nous avons à vous entretenir d’une affaire des plus graves. Mon ami est M. Armand de Serville, plus connu dans le monde des arts sous le nom de Pétrus ; moi, je suis M. Dormeuil, avocat à la Cour de cassation.

M. de Platen s’inclina en disant :

— Je connais M. de Serville de réputation et de vue, car j’ai eu l’honneur de le rencontrer ici même.

Pétrus venait dîner de temps en temps au cercle impérial, dont il était membre.

— Puisqu’il en est ainsi, reprit M. Dormeuil, vous nous supposez gens sérieux et d’honneur. Permettez-moi donc d’arriver droit au but. Vous devez vous battre demain avec M. Raoul de Ferney ?

— C’est vrai, répondit le comte, en devenant fort pâle au souvenir de l’agression dont il avait été victime, mais c’est là une affaire qui ne regarde plus que mes témoins, MM. du Charmil et de Fressantel.

— Soit ! Laissez-moi vous dire cependant que si M. de Ferney s’est livré envers vous à un acte d’une inqualifiable grossièreté, c’est qu’il avait reçu ce billet anonyme.

Il tendait à M. de Platen la lettre de Jeanne.

Romuald hésitait à la prendre : il s’y décida enfin et, après avoir lu, s’écria :

— Ai-je besoin de vous affirmer sur l’honneur, messieurs, que je suis absolument étranger à la rédaction de ces lignes ?

— Oh ! nous en sommes convaincus.

— Et que jamais, pas plus à mon cercle qu’ailleurs, je n’ai prononcé les paroles qui sont rapportées là !

— Nous en étions certains, M. de Serville et moi.

— Malheureusement cela ne change rien à l’affaire ; je n’ai pas moins été insulté publiquement par M. de Ferney.

— Si M. de Ferney vous exprimait ses regrets ; s’il vous adressait des excuses ? Vous n’êtes tous deux que les instruments inconscients d’une misérable.

— La comtesse Iwacheff ?

— Cette femme est une infâme créature qui vous a lancé contre le fils de son premier mari, par esprit de vengeance. Peut-être êtes-vous fort habile tireur et le sait-elle ?

— Je ne me suis jamais battu et ma force à l’épée est médiocre.

— Alors elle a un autre but que celui de vous faire tuer M. de Ferney ! Qui sait si elle ne voudrait pas que ce fût lui qui vous tuât ?

— Pourquoi ? La comtesse Iwacheff était l’amie de mon père.

— Vous la connaissez peu. Les affections ne l’arrêtent jamais ; c’est une femme implacable, prête à tout sacrifier pour se venger. Si M. de Ferney vous tuait ou seulement vous blessait, est-ce que sa réputation d’honneur ne resterait pas entachée des suites de ce duel inégal, brutalement et injustement provoqué par lui ? Voyons, monsieur, vous êtes jeune, vous avez une mère, une sœur, une famille qui vous aime, un avenir brillant ; voulez-vous jouer toutes ces saintes affections et tout cet avenir sur un coup d’épée ? Je dois d’abord vous affirmer que M. de Ferney ignore notre démarche ; mais, s’il vous faisait des excuses ?

— Hélas ! monsieur, nous entrons là dans une discussion où je ne puis vous suivre. J’ai remis cette affaire entre les mains de mes témoins ; seuls, ils auraient le droit de vous écouter. Or, il est trop tard, puisque c’est demain matin que je dois rencontrer mon adversaire.

— Nous allons voir ces messieurs. Où pouvons-nous les trouver ?

— À l’heure du dîner, vers sept heures, au café Riche ; j’ai rendez-vous là avec eux.


— Jamais ! Vous êtes un lâche, puisque spadassin comme vous l’êtes, vous m’avez souffleté.

 

— Alors permettez-moi de vous demander une grâce.

— Volontiers. Laquelle ?

— Soyez en retard d’une demi-heure, afin que nous ayons le temps de causer seuls avec MM. du Charmil et de Fressantel.

— Je le veux bien ; je n’arriverai au café Riche qu’à sept heures et demie ; mais vous allez faire, messieurs, une démarche inutile. J’ignore ce qu’il en serait advenu si, spontanément, M. de Ferney s’était excusé ; maintenant que tout est réglé, je vous avoue que, si j’étais à la place de mes amis, je n’admettrais aucun arrangement.

M. de Platen avait prononcé ces paroles avec un accent triste et ferme tout, à la fois.

Il était aisé de comprendre qu’il ne se disposait pas à aller sur le terrain comme un fou, mais en homme d’honneur dont c’était le devoir. On pouvait donc être certain qu’il défendrait vaillamment sa vie.

MM. Dormeuil et de Serville le quittèrent pour se rendre à l’hôtel Bertout, où Raoul les attendait.

L’avocat le mit rapidement au courant de l’entrevue qu’il venait d’avoir avec son adversaire.

— Que concluez-vous de cet entretien ? demanda le jeune officier, qui sentait tous ses torts et en rougissait.

— Nous venons, M. de Serville et moi, te dire quelle serait notre conduite si nous étions à ta place.

— Je suis prêt à agir selon vos inspirations.

— Il faut faire des excuses à M. de Platen.

— Des excuses ! Jamais !

— Je m’attendais à cette réponse ; elle est celle d’un homme courageux, mais non celle d’un homme de bon sens et qui a le sentiment de l’honneur vrai. Personne au monde ne saurait douter de ta bravoure ; tu as été décoré sur le champ de bataille et tes amis savent ce que tu vaux. Si quelqu’un doutait de toi, à celui-là tu donnerais une leçon et c’est moi qui te servirais de témoin. Tu grandiras, au contraire, dans l’estime des honnêtes gens, en demandant pardon à M. de Platen, que tu as grossièrement outragé, sans motif. Est-ce que ta conscience le laisserait tranquille si tu tuais ou seulement blessais cet enfant ! Car c’est un enfant, cet étranger que Jeanne Reboul t’offre en holocauste à sa vengeance.

Raoul avait baissé la tête et ne répondait pas, mais le trouble de sa physionomie disait assez le combat que se livraient en son esprit l’orgueil et l’honneur.

— Voyons, un bon mouvement, reprit M. Dormeuil.

— Oui, vous avez peut-être raison, laissez-moi consulter M. de Serville.

— Je suis de l’avis de notre ami, dit le peintre.

— Donnez-moi votre parole d’honneur, monsieur Armand, que, si vous étiez dans la situation où je me trouve, vous adopteriez la conduite que me conseille M. Dormeuil.

— Je vous donne ma parole d’honneur de gentilhomme que je n’hésiterais pas à faire des excuses à M. de Platen.

— Soit alors, messieurs, agissez comme vous le jugerez convenable. Allez trouver MM. Gilbert et de Cerny, et dites-leur que je les autorise à proposer à M. de Platen que je lui fasse des excuses. Vous trouverez bien certainement à cette heure mes amis au café du Helder.

— C’est bien, mon enfant ; ce que tu fais là est digne de toi, exclama M. Dormeuil en pressant les mains de Raoul.

— Mais cette femme ! cette misérable ! s’écria le malheureux.

— Oh ! elle ne sera pas impunie : nous y aviserons.

Et, quittant M. de Ferney sur ces paroles, M. Dormeuil et l’artiste sautèrent en voiture pour se faire conduire au café du Helder.

MM. Gilbert et de Cerny causaient sur la terrasse avec quelques officiers de leurs amis.

M. de Serville, qui connaissait M. Gilbert, le prit à part et lui raconta ce qui s’était passé depuis le moment où M. de Ferney s’était présenté chez M. Dormeuil.

— Vous avez eu là, messieurs, une bonne inspiration, dit l’officier, et j’approuve absolument Raoul, dont la réputation est à l’abri de tout soupçon ; malheureusement je crains qu’il ne soit trop tard. De plus, nous avons affaire à des adversaires peu conciliants.

— M. de Platen, j’en suis convaincu, accepterait des excuses s’il y était quelque peu poussé par ses témoins, observa M. Dormeuil.

M. Gilbert appela M. de Cerny et lui répéta ce que venaient de lui communiquer les amis de Raoul.

— Je suis de votre avis, messieurs, dit aussitôt le sportsman. La difficulté est maintenant de mettre la main sur MM. du Charmil et de Fressantel.

— Ils sont en ce moment même au café Riche, où M. de Platen leur a donné rendez-vous, répondit l’avocat. M. de Platen, d’accord avec nous, sera en retard afin que vous puissiez entretenir ses amis.

— Alors ne perdons pas un instant. Vous, messieurs, ayez la bonté de nous attendre. Avant une demi-heure nous serons de retour.

Cinq minutes après, les témoins de Raoul et ceux de Romuald étaient réunis dans un petit salon à l’entresol du café Riche.

Ce fut M. Gilbert qui prit la parole, mais aux premiers mots de conciliation et d’excuses à recevoir, MM. du Charmil et de Fressantel se récrièrent.

— Rien de semblable n’est plus possible, messieurs, dit M. de Fressantel ; M. de Platen nous désavouerait.

— Je ne le crois pas, fit sèchement M. Gilbert, car, nous le savons par une personne des plus honorables, qu’il est inutile de nommer, votre ami, dont la bravoure n’est pas plus contestable que celle de M. de Ferney, comprend que celui-ci, induit en erreur, a été poussé par un accès de colère qu’il regrette sincèrement.

— Enfin, messieurs, nous allons faire part de vos propositions à M. de Platen, mais nous doutons fort qu’il les accepte. Il va venir lui-même dans un instant. Où pourrons-nous vous faire parvenir cette réponse ?

— Au café du Helder, si vous le voulez bien.

— Il est probable que, dans moins d’un quart d’heure, l’un de nous aura l’honneur de vous rejoindre.

— À bientôt alors, messieurs, termina M. Gilbert.

Après avoir salué les témoins de M. de Platen, l’officier entraîna M. de Cerny, à qui il dit, en franchissant le seuil du restaurant :

— J’avais hâte de sortir, car ces deux petits messieurs ne me vont pas du tout. On croirait vraiment qu’ils sont enchantés du duel de leur ami !

MM. Gilbert et de Cerny retrouvèrent au café du Helder MM. Dormeuil et de Serville qui les attendaient impatiemment ; ils leur communiquèrent les dispositions fâcheuses des témoins de M. de Platen, et moins d’une demi-heure s’était écoulée, que le chasseur du café Riche arrivait avec une lettre à l’adresse de M. Gilbert.

Celui-ci s’empressa de l’ouvrir.

Elle ne permettait plus de conserver aucun espoir.

« Monsieur, écrivait M. du Charmil, ainsi que nous le pensions, M. le comte de Platen ne croit pas de son honneur d’accepter les excuses de M. de Ferney. Les choses doivent suivre leur cours et notre rendez-vous reste fixé pour demain, à sept heures du matin, au pied du pont de Bougival, qui mène à l’île de Croissy. »

— C’est absurde ! s’écria M. Dormeuil, après avoir parcouru, lui-même ce billet, cette rencontre ne peut avoir lieu.

— Hélas ! mon cher maître, il n’y a plus rien à faire, observa M. de Serville, quoiqu’il soit bien probable que les témoins de M. Platen n’aient pas insisté beaucoup auprès de lui pour en terminer autrement que sur le terrain.

— Il est certain, dit M. Gilbert, que l’altitude de ces messieurs m’a fait une mauvaise impression. Tâchez donc, Cerny, de découvrir ce qu’ils sont et ce qu’ils font.

— Tout Paris sait qu’ils vivent à peu près aux crochets de M. de Platen, répondit le sportsman. Leur exclusion du club a même été mise en question. On ne les y tolère que parce qu’on ne peut articuler contre eux aucun grief précis.

M. de Serville était dans le vrai en supposant que MM. du Charmil et de Fressantel n’avaient rien fait pour décider leur ami à un arrangement. Ils lui avaient bien rapporté la visite et les propositions de MM. Gilbert et de Cerny, mais en ajoutant que, tout disposés qu’ils fussent à la conciliation, ils ne pouvaient la conseiller.

— Si vous acceptez les excuses de M. de Ferney, avait dit M. de Fressantel, on ne manquera pas de donner le beau rôle à votre adversaire. On parlera de sa générosité ; comme il a fait ses preuves, on ne suspectera pas son courage, et, qui sait ? peut-être doutera-t-on du vôtre.

Il n’en fallait pas tant pour exciter l’orgueil de Romuald, et c’était, pour ainsi dire, sous sa dictée que M. du Charmil avait écrit aux témoins de M. de Ferney le billet que nous venons de lire.

Désespérés, M. Dormeuil et M. de Serville décidèrent, avant de se quitter, que le lendemain matin, ils se trouveraient, eux aussi, au rendez-vous sur le pont de Bougival.

Pendant ce temps-là, MM. Gilbert et de Cerny retournaient auprès de M. de Ferney pour lui faire part de l’insuccès de leur démarche. Ils ne lui dissimulèrent pas qu’ils étaient convaincus que les témoins de M. de Platen n’avaient rien fait pour arranger l’affaire.

— À la grâce de Dieu, alors ! répondit tristement Raoul. Soyez certains, toutefois, que je me contenterai de me défendre et que mon adversaire ne court aucun danger.

Le lendemain matin, ses amis vinrent le prendre à cinq heures et demie.

M. Gilbert avait amené le chirurgien-major de son régiment.

Ces messieurs montèrent en landau. Trois quarts d’heure plus tard, ils mettaient pied à terre à la tête du pont de Bougival.

Presque au même instant, une seconde voiture s’arrêtait au même endroit. Les deux voyageurs qui l’occupaient en descendirent pour rejoindre Raoul, et ses amis.

Ces deux voyageurs était MM. Dormeuil et de Serville.

— Pardonne-nous, mon cher enfant, de te surprendre ainsi, dit l’avocat, mais Armand et moi tenions à t’accompagner. Ces messieurs voudront bien nous excuser également.

MM. Gilbert et de Cerny s’inclinèrent et Raoul répondit en tendant la main au vieil ami de son père :

— Je vous remercie, au contraire, de cette nouvelle preuve d’affection, mais je vous serai reconnaissant de rester un peu à l’écart, afin de ne pas éveiller les susceptibilités de M. de Platen et de ses témoins. Les voici, je crois.

Trois nouveaux venus s’avançaient en effet sur le pont. C’étaient bien le gentilhomme russe et ses amis.

MM. Dormeuil et de Serville s’éloignèrent pendant que Raoul et ses trois compagnons disparaissaient dans l’île.

M. de Platen et ses témoins rejoignirent ces derniers pour choisir un emplacement convenable.

MM. Dormeuil et de Serville les suivaient à quelques pas en arrière, en pensant tous deux qu’un peu plus de dix ans auparavant, ils avaient déjà parcouru ces mêmes lieux : l’un pour assister un ami, l’autre pour devenir le meurtrier d’un honnête homme que la fatalité avait mis en face de lui.

Après un quart d’heure de recherches, les témoins trouvèrent ce qu’ils désiraient.

C’était une petite clairière où le sol était couvert de sable.

M. du Charmil pria alors MM. Gilbert et de Cerny d’examiner les armes qu’il avait apportées : deux épées de combat achetées la veille au soir. M. de Platen ne les avait lui-même jamais vues. Il n’y avait pas à choisir entre elles.

M. Gilbert en présenta une à M. de Ferney ; le jeune étranger se saisit de l’autre, que lui offrait M. de Fressantel.

Les deux adversaires mirent habit bas et se placèrent en face l’un de l’autre.

Ils n’avaient pas aperçu MM. Dormeuil et de Serville qui s’étaient avancés et se dissimulaient derrière les grands arbres.

— Vous savez, messieurs, dit M. du Charmil à Raoul et à Romuald que le combat doit continuer jusqu’à l’impossibilité pour l’un de vous de tenir son épée. Maintenant, allez !

M. de Platen, dont le visage imberbe exprimait la plus grande énergie, tomba immédiatement en garde, mais M. de Ferney, gardant son épée la pointe en bas, lui dit :

— Monsieur, nous allons nous battre, puisque vous avez refusé d’accepter les excuses que je vous ai fait offrir par MM. Gilbert et de Cerny, mais, avant de croiser le fer, je tiens à vous exprimer moi-même le regret que j’éprouve de ma conduite envers vous et à vous prier, pendant qu’il en est temps encore, de me la pardonner.

Ces mots avaient été prononcés avec une telle dignité que le gentilhomme russe demeura un instant interdit. Malheureusement ses regards rencontrèrent ceux de M. du Charmil, dont les lèvres esquissaient un sourire ironique, et il répondit brutalement :

— Il est trop tard, monsieur, défendez-vous !

Et il porta si vivement à Raoul un coup droit que celui-ci, qui s’attendait peu à une aussi brusque attaque, ne la para qu’à demi. Il sentit le fer de M. de Platen effleurer son épaule gauche.

Alors le sang lui monta au visage ; on put lire sur ses traits la lutte que se livraient en lui la colère et la modération qu’il s’était juré d’avoir, et il tomba correctement en garde, parant froidement tous les coups, ne ripostant pas.

M. de Platen était blême. Comprenant que M. de Ferney le ménageait, il en était profondément humilié et perdait la tête.

Laissant de côté les règles les plus élémentaires de l’escrime, il ferraillait à tort et à travers, mais son arme rencontrait toujours celle de son adversaire, qui était un tireur de première force.

MM. Gilbert et de Cerny restaient impassibles. L’issue de l’affaire ne faisait pas pour eux l’ombre d’un doute : M. de Platen se fatiguerait et les choses se termineraient pacifiquement.

MM. du Charmil et de Fressantel semblaient, au contraire, anxieux. On eût dit que la conduite de M. de Ferney était tout autre que celle qu’ils attendaient de lui.

Le combat dura ainsi quatre à cinq interminables minutes, au bout desquelles M. de Platen, épuisé, des larmes de rage dans les yeux, baissa le fer.

— Une seconde fois, monsieur, lui dit aussitôt Raoul, je vous fais des excuses. Vous venez de prouver que vous êtes plus brave qu’aucun homme au monde ; arrêtons-nous là.

— Bien, mon enfant, très bien ! s’écria M. Dormeuil, qui s’était avancé.

Et, s’adressant aux témoins du jeune Russe, il ajouta :

— Voyons, messieurs, usez donc de votre influence sur votre ami.

Mais M. de Platen était déjà retombé en garde, en répondant :

— Jamais ! vous êtes un lâche, puisque, spadassin comme vous êtes, vous m’avez souffleté, comptant sur ma faiblesse pour ne pas être châtié. Vous me tuerez ou je vous tuerai !

Et bondissant comme un fou sur M. de Ferney, que son outrage avait fait devenir livide, il chercha à le frapper au visage.

Ce qui se passa alors dura dix secondes à peine. Raoul releva d’une parade de quarte l’arme de son adversaire, se fendit ; on entendit un cri étouffé, et M. de Platen, après avoir chancelé un instant, tomba dans les bras de M. de Fressantel, qui s’était élancé vers lui.

L’épée du fiancé de Mlle  de Bertout s’était enfoncée de quatre pouces au moins dans l’épaule du malheureux enfant.

M. de Ferney, qui avait fait instinctivement un pas en arrière, était atterré.

Ses yeux hagards ne voyaient ni M. Dormeuil ni M. de Serville, qui se tenaient près de lui ; ils restaient fixés sur le groupe lugubre que formaient le blessé, ses amis et le chirurgien qui examinait la plaie.

— Viens, Raoul, lui disait l’avocat, tu as été généreux aussi longtemps que possible.

— Non, répétait l’officier, non, pas avant de savoir !


En dix coups d’aviron, ils atteignirent la noyée et son sauveur.


Le major, qui avait fait un premier pansement et donné ses instructions à MM. du Charmil et de Fressantel, se rapprocha.

Les regards de M. de Ferney étaient à ce point interrogateurs qu’il répondit sans avoir été questionné :

— C’est fort grave, mais cependant, à moins de complications, il peut être sauvé. Partez ; je reste pour le reconduire chez lui.

— Ah ! messieurs, s’écria-t-il alors, emporté par la colère et en s’adressant aux témoins de M. de Platen, que ce sang retombe sur vous !

Et, cédant aux sollicitations de ses amis, il quitta, en chancelant, le lieu du combat.

Deux heures après, il était de retour rue Bellechasse et, vers midi, il apprit de M. Gilbert, qu’il avait envoyé aux nouvelles, que le jeune Russe avait été transporté à Paris, mais que les chirurgiens appelés auprès de lui conservaient peu d’espoir.

On avait télégraphié au comte de Platen, à Saint-Pétersbourg.

Mis au courant de ce qui s’était passé, sans toutefois que le nom de sa nièce eût été mêlé en rien à l’affaire, le général de Bertout avait approuvé la conduite de son officier d’ordonnance.

Raoul n’en était pas moins désespéré, et lorsque, vers quatre heures, M. de Cerny vint le voir, au moment même où MM. Dormeuil et de Serville étaient auprès de lui, ce fut bien autre chose encore.

M. de Cerny arrivait, en effet, avec un de ces horribles cancans qui font à Paris un chemin si rapide.

— Savez-vous, dit-il, le cri général au club, lorsqu’on a appris que M. de Platen était grièvement blessé et qu’il, avait eu pour témoins MM. du Charmil et de Fressantel ?

— Non, balbutia Raoul.

— Que ces petits messieurs devaient être désolés que leur ami ne fût pas tué, car ils lui doivent plus de cent cinquante mille francs.

M. de Ferney se laissa tomber dans un fauteuil en poussant un gémissement d’horreur.

Ainsi, il avait été l’instrument de cette monstrueuse spéculation. Qui sait si on ne l’en croirait pas complice ? Pour lui, c’était le déshonneur !

— Es-tu fou, mon enfant ? lui dit M. Dormeuil en le forçant à se relever. Est-ce que si quelqu’un pouvait douter de toi, ce qui ne saurait être, nous ne sommes pas là pour repousser une telle infamie ? Mais cette circonstance m’explique tout ; je comprends maintenant le rôle et la combinaison de Jeanne Méral, dite Reboul ! Nous aurions dû nous défier de son silence.

— Les choses apparaissent clairement en effet, poursuivit M. de Serville. Tué par M. de Platen, Raoul cessait d’être pour elle un obstacle ; s’il tuait au contraire ce malheureux, le fils de M. de Ferney, elle l’espérait du moins, serait déshonoré.

— Oh ! je veux voir cette infâme, s’écria l’officier : je veux la démasquer. Je l’ai oubliée trop longtemps.

— Eh bien, soit ! répondit l’avocat. Venez aussi ; Armand. Il faut en finir avec cette femme : il faut qu’elle sache que, tous trois, nous sommes unis pour la combattre et la punir.

M. de Ferney était déjà sur le seuil de son appartement. Avant même que MM. Dormeuil et de Serville l’eussent rejoint, il avait gagné la rue et arrêté une voiture.

Ils y montèrent tous trois, et, grâce à un généreux pourboire au cocher, moins d’un quart d’heure après, ils sonnaient rue de Monceau, à la porte de l’hôtel de Jeanne Reboul.

On leur ouvrit aussitôt, mais au moment où M. de Serville demandait la maîtresse de la maison au concierge, dont les traits étaient bouleversés, il vit tout à coup la pseudo-comtesse Iwacheff qui apparaissait sur le perron.

Sa toilette était en désordre, ses traits exprimaient une indicible terreur.

Un homme auquel elle paraissait résister la tenait par le bras.

— M. Demarquay, fit M. Dormeuil, en reconnaissant la personne qui semblait entraîner Jeanne ; M. Demarquay, le commissaire aux délégations judiciaires ! Qu’est-ce que cela veut dire ?

Au même instant, Mme  de Ferney leva les yeux et jeta un horrible cri.

Elle venait de voir, en face d’elle, ses trois ennemis.

M. Demarquay, qui avait également reconnu M. Dormeuil, confia Jeanne à deux individus qui l’accompagnaient et vint au-devant de l’avocat.

— Vous arrêtez cette femme ? lui demanda ce dernier.

— Oui, monsieur, répondit le fonctionnaire.

— Qu’a-t-elle fait ?

— Elle est soupçonnée d’être auteur ou complice de l’assassinat d’un enfant dont le corps a été trouvé sous le parquet de son ancienne chambre à coucher, dans l’hôtel de Rifay.

— Dans l’hôtel de Rifay ! s’écria Raoul, qui avait entendu l’explication de M. Demarquay.

Fou de colère, il fit un mouvement pour s’élancer sur sa belle-mère.

— Pardon, monsieur, dit le commissaire en l’arrêtant au passage, cette femme n’appartient plus maintenant qu’à la justice.

— Mais c’est ma sœur, monsieur, ma pauvre petite Berthe que cette misérable a assassinée !

— Vous mentez, hurla Jeanne, à qui la présence de ceux qu’elle haïssait et qu’elle avait voulu perdre semblait rendre son énergie sauvage. Dites-leur donc qu’ils mentent tous, monsieur de Serville, puisque cette même nuit-là, vous ne pouvez l’avoir oublié, vous étiez près de moi !

À l’évocation de ce triste souvenir, faite avec un esprit satanique, en présence du fils de l’homme qu’il avait trompé, Armand, baissa la tête.

Tout ce passé funeste se représentait brusquement à son esprit avec ses conséquences honteuses et terribles.

Il sentait peser sur lui le regard de Raoul de Ferney, qui se demandait s’il avait bien compris les épouvantables paroles qu’il venait d’entendre.

— Assez, messieurs, dit avec autorité M. Demarquay. Mieux qu’aucun de vous, la loi saura punir les coupables, quels qu’ils soient. Laissez-moi faire mon devoir et emmener cette femme.

Donnant lui-même l’exemple de la soumission, M. Dormeuil entraîna ses amis, dont la stupeur égalait la sienne.

Ils ne pouvaient comprendre comment cet horrible crime, si longtemps caché, avait été découvert.

C’est qu’ils ignoraient à la suite de quel événement étrange l’heure de la justice avait enfin sonné pour Jeanne Reboul, la fille du guillotiné Méral.