Sang-Maudit (Pont-Jest)/32

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Marmorat (p. 344-351).

X

Nouvelle infamie.



L’hiver touchait à peine à sa fin que le salon de Jeanne Reboul était déjà connu de tout Paris, bien qu’il ne fût ouvert que depuis quelques mois. Ceux qui n’y étaient venus d’abord que par curiosité n’avaient pas manqué d’y revenir, séduits par l’esprit et la beauté de celle qui en faisait les honneurs avec un tact et une distinction de vraie grande dame, chacun se plaisait à le reconnaître.

Si notre héroïne n’avait pas repris son nom de Mme de Ferney, ainsi que c’eût été son droit, c’est qu’elle n’avait voulu fournir aucune arme à M. Dormeuil, dont nous ne saurions peindre la stupéfaction le jour où il reçut, de la veuve de son malheureux ami, signification de la naissance de Gabrielle et sommation de faire la part de cette héritière légale dans la succession de son père.

Quoi qu’il en fût. Mme veuve de Ferney, sous le nom de la comtesse Iwacheff, n’ouvrait pas indistinctement sa porte à ceux qui se présentaient.

Pour faire partie des intimes du petit hôtel de la rue de Monceau, il fallait être quelque chose ou quelqu’un. Aussi ne rencontrait-on chez Jeanne Reboul que des gens du meilleur monde, des écrivains de valeur, et, en fait de femmes, que des artistes de talent, au théâtre, dans les arts ou dans les lettres, et dont l’existence était suffisamment régulière pour ne pas donner trop de prise à la médisance.

Lord Rundely, qui avait fait son deuil du retour de sa maîtresse à Londres, lui adressait souvent quelques-uns de ses amis, et les Russes de passage à Paris, se souvenant du séjour de la comtesse à Saint-Pétersbourg, s’étaient hâtés de se faire admettre chez elle.

Parmi les fidèles de Jeanne, on comptait le jeune comte de Platen, dont le père avait été l’ami du comte Iwacheff.



— Il me semble, monsieur, que vous pourriez me saluer.


Le comte de Platen, alors que la jeune femme habitait la Russie, en avait été fort épris ; il s’était prononcé très ouvertement contre l’arrêt du czar qui avait cassé son mariage et l’avait chassée de l’empire, et c’était lui-même qui lui avait adressé et recommandé son fils Romuald.

Le jeune comte avait vingt-trois ans à peine, mais on lui en eût donné moins encore, tant il était doux, timide, presque trop beau pour un homme.

Son père, qui appartenait à l’opinion libérale, désirait vivement que son fils se mariât en France et s’y fixât, afin d’échapper au despotisme de l’autorité impériale.

Romuald de Platen était donc arrivé à Paris armé d’une foule de lettres d’introduction, et il avait été immédiatement reçu dans les salons les plus aristocratiques, ce qui ne l’empêchait pas de courir les bals et les cabarets à la mode, où son inexpérience et sa bonté étaient parfois exploitées par ses amis de fraîche date.

Néanmoins, tous les jours, sans exception, il venait voir la pseudo-comtesse vers les cinq ou six heures, et il la tenait au courant de tout ce qui se passait d’intéressant dans le monde qui lui était fermé désormais.

C’est par lui qu’elle avait eu confirmation de la nouvelle qu’elle devait à Pergous : le projet de mariage existant entre M. Raoul de Ferney et Mlle Marthe de Bertout.

Le général de Bertout avait été pendant plusieurs années attaché militaire à Saint-Pétersbourg ; il s’était lié à cette époque avec le comte de Platen, et sa maison était une des premières où Romuald avait été reçu.

Mais, à l’étonnement de Mme de Ferney, le jeune Russe, si causeur qu’il fût, ne s’étendait pas volontiers sur l’intérieur de la famille de Bertout. Aux questions qui lui étaient adressées à ce sujet, il ne répondait qu’avec une certaine réserve. Quant à la fiancée de Raoul de Ferney, il disait ne l’avoir aperçue que très rarement.

Jeanne ne fut pas longtemps sans avoir l’explication de cette conduite et, lorsqu’un de ses amis lui dit, sans attacher nulle importance à cette confidence, que le comte de Platen, tout en poursuivant son existence de viveur, était amoureux de Mlle Marthe de Bertout, elle tressaillit et murmura :

— Je crois bien que, du côté du frère, le moment de ma vengeance approche !

Ce jour-là, quand Romuald vint la voir, ainsi que de coutume, avant son dîner, elle profita d’une seconde où il était seul auprès d’elle pour lui dire :

— Revenez ce soir à neuf heures ; j’ai à causer avec vous.

Quoiqu’il eût vainement cherché ce que la comtesse pouvait avoir à lui dire, le comte n’en fut pas moins exact au rendez-vous qu’elle lui avait donné.

— Asseyez-vous là, que je vous gronde, lui dit, de sa plus douce voix, Jeanne Reboul, en lui désignant un fauteuil auprès de sa chaise longue.

— Pourquoi me gronder ? demanda, tout ému, Romuald qui avait obéi.

— Parce que vous avez manqué de confiance en moi. Ah ! j’en sais de belles sur votre compte.

— Mon Dieu ! qu’est-ce donc ? Quelque folie bien excusable à mon âge.

— Oh ! il ne s’agit pas des parties que vous faites avec certains amis que vous pourriez mieux choisir, tels que MM. du Charmil et de Fressantel. Peu importe qu’ils vous empruntent de l’argent ! Lorsque vous les aurez suffisamment appréciés, vous cesserez de les voir et en serez quitte pour une centaine de mille francs ; mais vous êtes amoureux, ce qui est bien plus grave.

— Moi, amoureux !

— Oui, vous, amoureux, et d’une ravissante jeune fille du meilleur monde, Mlle Marthe de Bertout.

M. de Platen avait rougi jusqu’au blanc des yeux.

— Vous ne vous en défendez pas et vous avez raison, car je vous fais mes compliments sincères. Votre père désirant vivement que vous trouviez femme en France, vous ne pouviez mieux choisir. Mlle de Bertout est jolie, bonne et riche.

— Malheureusement, dans tout ce que vous venez de dire, il n’y a que cela de vrai.

— Comment, n’êtes-vous pas amoureux ? N’êtes-vous pas d’excellente maison et millionnaire ? Voilà certes de parfaites conditions pour demander la main de cette jeune fille.

— Elle est déjà fiancée.

— À qui donc ?

— À M. de Ferney, aide de camp de son oncle, le général.

— M. de Ferney !

Jeanne avait prononcé ce nom avec une surprise si parfaitement jouée que M. de Platen resta tout stupéfait.

— Oui, M. de Ferney, officier d’état-major, répondit-il.

— M. Raoul de Ferney, le fils du magistrat ?

— Je ne sais s’il est fils d’un magistrat, mais il s’appelle en effet Raoul.

— Eh bien ! mon cher enfant, vous savez si j’ai une bonne et sincère affection pour votre père et pour vous. Aimez-vous vraiment Mlle de Bertout ; seriez-vous heureux si vous obteniez sa main ?

— J’aime Mlle Marthe et, si je pouvais lui donner mon nom, mes vœux les plus ardents seraient comblés ; mais, je viens de vous le dire…

— M. de Ferney n’épousera pas Mlle de Bertout. Ce qui sera mieux encore pour vous, c’est qu’il ne la demandera pas en mariage ou que, si cette demande est faite, il la retirera lui-même.

— Ce n’est pas possible !

— Ce sera !

— Expliquez-moi au moins quelles raisons donnera M. de Ferney.

— Il n’en donnera pas, ou du moins ne donnera pas la vraie. Je n’ai pas de motifs d’ailleurs pour avoir des secrets avec vous ; cependant je vous demande votre parole de ne dire à personne de qui vous tenez la confidence que je vais vous faire.

— Je vous le jure, madame. L’honneur de soldat de M. de Ferney serait-il entaché ?

— Non, pas son honneur de soldat, mais son propre honneur, à lui, car, si M. Raoul de Ferney est aujourd’hui un officier distingué, il n’en est pas moins celui qui, il y a une douzaine d’années, a tenté d’assassiner la seconde femme de son père.

— Que me dites-vous là ?

— La vérité, que je tiens de bonne source, je vous l’affirme. Si M. Raoul n’avait pas été le fils d’un magistrat, c’est-à-dire si on avait ébruité l’affaire, ce à quoi s’est opposée de toutes ses forces sa belle-mère, il aurait été traduit devant la cour d’assises et condamné tout au moins à rester dans une maison de correction jusqu’à sa majorité.

Cette horrible révélation avait causé à M. de Platen une telle surprise qu’il ne trouvait pas un mot pour l’exprimer.

Sans laisser au jeune comte le temps de se remettre, l’impitoyable créature poursuivit :

— Croyez-vous maintenant que si ce brillant militaire craignait qu’on informât M. de Bertout de cet épisode de sa jeunesse, il ne rentrerait pas immédiatement dans l’ombre ! Ne pensez-vous pas aussi que Mlle Marthe hésiterait un peu à devenir la femme d’un homme qui a débuté dans la vie en frappant d’un coup de couteau une autre femme ?

— C’est épouvantable ! fit Romuald ; mais qui oserait instruire de ce fait le général ? Ce ne sera certainement pas moi.

— Vous préférez donc que sa nièce, la jeune fille que vous aimez, épouse un meurtrier ?

— Non, mais que faire ?

— Me laisser agir.

— Vous !

— Moi-même. Je vous jure que, sans votre aide, je frapperai juste. Oh ! je ne dénoncerai pas M. de Ferney à son général ; seulement je lui ferai savoir que, s’il n’abandonne pas ses projets d’union avec Mlle de Bertout, vous serez mis au courant de sa conduite envers sa belle-mère. Je suppose que vous, gentilhomme russe, vous n’avez pas peur d’un officier français ?

— Si jeune que je sois, je ne crains personne. Dans notre pays, on nous apprend de bonne heure à être brave.

— D’ailleurs, M. de Ferney n’aura aucun motif de s’en prendre à vous.

— Croyez bien que, s’il s’adresse à moi, je saurai lui répondre, tout en vous gardant le secret. Cependant, permettez-moi une question ; Si vous vous trompiez, si cette histoire de tentative de meurtre n’était qu’une calomnie ?

— Elle est exacte en tous points.

— Puisqu’elle a été tenue secrète, comment la connaissez-vous ?

— Tout simplement parce que je suis celle qu’il a frappée ; je n’ai aucune raison pour vous le cacher.

— Vous êtes…

— Du nom de mon premier mari : Mme de Ferney. Le comte Iwacheff le savait lorsqu’il m’a épousée. C’est grâce à la haine du fils de M. de Ferney que j’ai perdu son père et la situation sociale que j’occupais dans le monde.

— Je comprends mieux alors voire confidence. Vous voulez vous venger ?

— Je n’en aurais pas cherché l’occasion, mais elle se présente à moi sous la forme d’un service à rendre au fils de l’un de mes amis et je la saisis avec empressement. Ne vous occupez de rien. Laissez-moi agir seule. Dans huit jours, M. de Ferney aura permuté avec un de ses camarades pour quitter Paris, la France même. Maintenant, mon cher Romuald, j’attends quelqu’un, sauvez-vous.

Le comte de Platen, tout abasourdi, prit son chapeau, serra la main de Jeanne et sortit, mais, à peine dans la rue, il regretta d’avoir accepté le concours de Mme de Ferney.

La lutte, telle qu’elle allait s’engager, lui semblait indigne de lui ; il se disait qu’il préférerait cent fois avoir affaire à son rival plutôt que de l’atteindre par la main d’une femme.

Ces réflexions eurent pour résultat de l’irriter singulièrement contre Raoul de Ferney, à l’égard de qui il n’avait ressenti jusque-là aucun mauvais sentiment, et il se surprit à désirer de le rencontrer pour lui chercher querelle afin de le combattre loyalement, l’épée à la main.

Mais le jeune protégé de la comtesse Iwacheff était sans expérience et d’un tempérament plutôt doux qu’emporté.

De plus, il n’avait de l’honneur vrai qu’un sentiment inconscient. Le grand air le calma rapidement. Lorsqu’il entra à son club, où il allait rejoindre ses amis, ce fut en se disant :

— Attendons, parbleu ! j’agirai selon les événements.

Pendant ce temps-là, Jeanne écrivait la lettre suivante, en contrefaisant son écriture :


« Un ami vous prévient charitablement que votre rival auprès de Mlle de Bertout, le jeune comte de Platen, sait que vous vous êtes rendu coupable jadis d’une tentative d’assassinat sur la femme qui devait devenir votre belle-mère, et, comme il compte demander en mariage Mlle Marthe, il est décidé, si on la lui refuse parce qu’elle vous est promise, à tout faire savoir au général de Bertout. M. de Platen ne s’est pas gêné pour dire à son cercle, devant plusieurs personnes, qu’il se faisait fort d’empêcher voire mariage. »


Après avoir tracé ces lignes odieuses, la misérable les glissa sous une enveloppe, où, de la même écriture renversée, elle traça : M. Raoul de Ferney, officier d’ordonnance du général de Bertout, 82, rue Bellechasse.

Jeanne Reboul savait que le général était de retour de sa mission en Bretagne et elle n’ignorait rien de ce qui se passait dans son hôtel, grâce à Pergous qui le surveillait sans relâche.

Tout ce que l’homme d’affaires avait rapporté à ce sujet était de la plus scrupuleuse exactitude.

Raoul était réellement amoureux de la nièce de son chef et sa main lui était promise. Aussi les deux jeunes gens, qui habitaient sous le même toit, car la sœur de M. de Bertout était veuve et demeurait chez lui, se voyaient-ils tous les jours.

C’est au moment où, vers neuf heures du matin, l’officier d’ordonnance sortait de chez le général dont il avait pris les ordres pour la journée, qu’un domestique lui remit la lettre de Mme de Ferney.

Sans même remarquer l’écriture bizarre de la suscription, Raoul ouvrit cette lettre, et l’émotion que lui causa sa lecture fut si terrible qu’il dut étouffer un cri de colère pour ne pas se trahir.

Au milieu de ses travaux et de ses rêves de bonheur, le passé avait tout à fait disparu de son esprit ; il se souvenait à peine de l’hôtel de Rifay, et, n’ayant plus entendu parler de sa belle-mère, il ne s’imaginait pas qu’il pût être jamais question d’elle devant lui.

Et voilà qu’une lettre où se trouvait le nom de cette femme le menaçait d’une révélation, qui, si calomnieuse qu’elle fût, n’était pas moins de nature à produire sur M. de Bertout et sur sa nièce le plus épouvantable effet !

Il lui faudrait donc se défendre, c’est-à-dire raconter cet horrible drame de famille dont il avait été la victime, accuser son père, faire connaître ses faiblesses, fouiller ce passé de honte et de douleur.

C’était là une situation atroce dont il devait sortir à tout prix.

Le caractère irascible, orgueilleux et violent de Raoul de Ferney ne lui permit pas de chercher tout d’abord comment il se faisait que le comte de Platen fût au courant de ce scandale ; il ne vit dans le nom du jeune Russe, dont il avait remarqué les assiduités à l’hôtel de Bertout, que le nom d’un rival qui, d’un mot, pouvait le compromettre et peut-être lui enlever sa fiancée.

C’était là plus qu’il n’en fallait pour l’exaspérer et le pousser aux moyens extrêmes.

— Ah ! M. de Platen se fait fort de rompre mon mariage et il s’en vante, se dit-il, en remontant dans son appartement ; eh bien ! il ne s’en vantera pas une seconde fois, le fat !

Et, seulement alors il se demanda par qui l’étranger pouvait avoir été renseigné, mais il ne pensa pas un seul instant à Mme de Ferney, qu’il croyait d’ailleurs fort loin.

Il n’avait, du reste, qu’une idée fixe : rencontrer M. de Platen et exiger de lui réparation pour les paroles que lui attribuait l’épître anonyme.

Raoul savait que, comme un grand nombre de ses amis, le jeune Russe était un habitué des Bouffes.

Justement, ce soir-là, il y avait une première à ce théâtre.

À huit heures, après une journée durant laquelle il avait dû faire les plus violents efforts pour paraître calme, il quitta son uniforme et se dirigea vers la salle du passage Choiseul.

Au moment où il entrait à l’orchestre, on levait le rideau pour le premier acte de la pièce nouvelle et, par un hasard fatal, M. de Platen, escorté de ses inséparables, MM. du Charmil et de Fressantel, était placé du même côté, à quelques fauteuils en arrière du sien.

Cependant, quelque tentative qu’il fît, ses yeux ne purent rencontrer ceux du comte qui ne s’occupait que de ce qui se passait sur la scène et n’avait même pas vu arriver M. de Ferney.

La colère de ce dernier s’accrut de ce que son égarement voulait prendre pour une injure nouvelle, et l’acte était à peine, terminé, qu’il bondit à la porte du couloir, afin de se trouver sur le passage de M. de Platen.

Celui-ci se présenta bientôt pour sortir. Seulement alors, il vit et reconnut le fiancé de Mlle de Bertout.

La physionomie de l’officier exprimait assez ce qui se passait dans son esprit.

Romuald le comprit, pâlit un peu, mais ne s’avança pas moins en continuant de rire, à propos de la pièce, avec ses amis qui le suivaient.

Au moment où il allait franchir le seuil de l’orchestre, Raoul l’arrêta par le bras en lui disant à haute voix :

— Il me semble, monsieur, que vous pourriez me saluer.

— Je ne sais, monsieur, qui saurait m’y contraindre ! fit avec calme et un sourire ironique le gentilhomme étranger, dont l’orgueil de race plutôt que la jalousie répondait.

Puis il se dégagea doucement.

— Qui saurait vous y contraindre ? Moi, insolent !

Et, joignant le geste aux paroles, M. de Ferney frappa brutalement M. de Platen au visage.

L’outragé jeta un cri de rage et voulut s’élancer sur son agresseur, mais dix personnes s’interposèrent aussitôt et Raoul s’éloigna, après avoir jeté sa carte à M. du Charmil, en lui criant :

— Voici mon adresse et mon nom, pour le cas où votre ami voudrait ne pas s’en souvenir.

Pâle, tremblant, mais le visage empreint d’une énergique résolution, le comte sortit quelques instants plus tard, en laissant stupéfaits les spectateurs de cette scène scandaleuse, dont chacun ignorait les véritables causes.