Sang-Maudit (Pont-Jest)/4

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Marmorat (p. 22-26).

IV

Œil pour œil, dent pour dent.



Après avoir travaillé toute le journée à la démolition de l’hôtel de Rifay, Jérôme retourna dîner chez lui, où sa femme lui fit mille recommandations de prudence, et, vers neuf heures et demie, il prit à pied le chemin de la Bastille.

L’inconnu l’attendait sur la place, appuyé contre la grille de la colonne.

— C’est fort bien, lui dit cet homme en venant à sa rencontre. Vous êtes exact. Où allons-nous ?

— À Nogent, répondit Dutan.

— J’ai bien fait alors de me précautionner d’une voiture. Je vous l’ai dit : je ne puis songer à revenir en chemin de fer avec cette caisse sur l’épaule.

— Soit ! mais vous savez ce que vous m’avez promis : vous ne chercherez jamais à connaître le nom du propriétaire du jardin dans lequel nous allons pénétrer.

— Je vous le jure. Ma voiture est là-bas, à l’entrée de la rue de Lyon. Venez ; vous indiquerez la route à mon cocher, car je ne crois pas qu’il la connaisse.

Jérôme suivit l’étranger, dit au cocher le chemin de Nogent et prit place dans le coupé qui attendait.

Le cheval partit au grand trot en enfilant le boulevard Daumesnil.

Moins d’un quart d’heure plus tard, les deux voyageurs traversaient la grande pelouse qui s’étend derrière le château de Vincennes.

Ils n’avaient pas échangé un seul mot depuis leur départ.

— Monsieur, fit tout à coup Jérôme, que ce silence gênait beaucoup, je pense à une chose : comment avez-vous su mon nom et mon adresse ?

— Mon Dieu, de la façon la plus simple, répondit son compagnon. Vous vous souvenez que j’étais avec l’inspecteur des travaux lorsque vous êtes venu l’avertir que vous ne feriez qu’une demi-journée, le lendemain de cette nuit où… nous nous sommes rencontrés.

— Oui, oui, je me souviens, bégaya l’ouvrier.

— Cet homme m’a dit que vous travailliez à l’enlèvement des parquets que je voulais acheter. Or, comme ces parquets étaient ceux du premier étage de l’hôtel, j’ai levé tout naturellement les yeux sur vous, et je me suis aperçu aisément que ma rencontre vous causait une surprise désagréable, car vous n’aviez pu réprimer un mouvement. Vous m’aviez reconnu, bien que vous ne m’eussiez vu que de dos et la nuit, mais je portais autour de la tête un bandeau qui trahissait assez ma personnalité. J’ai tout simplement alors demandé au contremaître comment vous vous appeliez, sous le prétexte que je désirais vous employer, et j’ai pris votre adresse.

— Ah ! vous êtes un malin !

Si Dutan avait vu l’étrange sourire que ce compliment avait amené sur les lèvres de son interlocuteur, il s’en fût peut-être méfié, mais le mari de Lucie n’était qu’un solide gaillard, d’un esprit simple et d’une intelligence médiocre.

De plus, il aimait à causer. Aussi continua-t-il :

— C’est drôle tout de même ! mais dites-moi, si je n’étais pas venu trouver le contremaître juste au moment où vous étiez avec lui, ou bien si j’avais emporté le coffre avant votre arrivée, comment auriez-vous fait ?

— Je l’ignore, car cela m’eût vivement contrarié. J’aurais cherché, interrogé. Oh ! j’aurais bien fini…

— Vous tenez donc bien à ce… à cette caisse ? Sapristi ! ce qu’elle renferme cependant !…

— Il paraît que, moi, ça m’intéresse beaucoup, puisque je vous en donne cinq mille francs.

L’inconnu avait prononcé cette phrase d’un ton si sec que Dutan, malgré son horreur pour le silence, n’aurait osé lui adresser d’autres questions ; mais comme la voiture était arrivée à l’extrémité du bois, là où avait stationné la veille celle de Pergous, il reprit :

— Si vous voulez, nous allons descendre ici ; nous n’en avons pas maintenant pour dix minutes à pied.

— Soit ! répondit l’étranger en frappant à la vitre du coupé.

Le cocher ayant aussitôt arrêté son cheval, le mystérieux personnage sauta à terre.

Jérôme l’imita et prit avec lui le chemin qu’il avait fait vingt-quatre heures auparavant. Il s’en souvenait parfaitement.

Une fois sur le bord de l’eau, Dutan retrouva sans hésitation la porte du jardin de l’agent d’affaires ; mais cette porte était fermée.

C’était là, même pour des gens moins prêts à tout que nos deux promeneurs nocturnes, un obstacle des plus insignifiants.

Ainsi que la plupart des maisons de campagne de l’île de Beauté, la propriété de Pergous n’était défendue, du côté de la rivière, que par une palissade d’un mètre et demi de hauteur, facile à escalader.

Après s’être assurés que les environs aussi bien que la villa étaient déserts, l’étranger et l’ouvrier, qui étaient agiles fous deux, franchirent aisément cette palissade, et quoique l’obscurité fût profonde, Jérôme reconnut bientôt, grâce au platane qu’il avait remarqué, l’endroit où était enfoui ce qu’il venait chercher.

— C’est ici, dit-il à son compagnon, mais il nous faudrait une bêche ! Ah ! je sais, attendez-moi !

Et il s’éloigna du taillis pour se procurer l’outil nécessaire.

Resté seul, l’inconnu sortit aussitôt de sa poche un objet qu’il glissa sous son vêtement et, s’appuyant contre l’arbre qui avait servi de point de repère à l’ouvrier, il attendit, la physionomie empreinte d’une impitoyable résolution.

Dutan revint quelques minutes après.

Il avait trouvé une bêche sous le perron de la maison, dans un cellier toujours ouvert.

Sans dire un mot il se mit au travail.

La terre était déjà tassée ; cependant, en moins d’un quart d’heure, il creusa un trou profond de deux pieds.

Bien que la nuit fût glaciale et qu’il se fût débarrassé de sa blouse ainsi que de sa coiffure, il était en nage.

— Hâtons-nous, lui dit l’étranger, en le voyant se redresser pour se reposer un peu ; vous savez que j’ai là trois beaux billets de mille francs pour vous.

Excité par cette promesse, Jérôme se courba de nouveau sur son outil et, moins de dix minutes plus tard, il dit sans se retourner :

— Ah ! je crois enfin que m’y voilà !

Mais il avait à peine achevé ces mots qu’il se releva brusquement en jetant un cri de douleur, puis, après avoir chancelé un instant, il s’affaissa lourdement comme une masse sur le sol.


L’étranger venait de lui briser le crâne d’un coup de casse-tête.


Celui qui le surveillait sans le quitter des yeux venait de lui briser le crâne d’un coup de casse-tête.

Sans perdre une seconde, l’assassin se pencha sur sa victime pour s’assurer du résultat de sa lâche agression et prêt à frapper de nouveau, s’il le fallait.

C’était inutile : le mari de la pauvre Lucie ne donnait plus signe de vie.

— Chacun son tour, murmura alors le misérable, satisfait de son examen ; moi, du moins, je ne t’ai pas manqué… Maintenant, je suis sûr que tu ne parleras pas !… Sans compter que c’est mille écus d’économie.

Tout en prononçant ces odieuses paroles, il tirait par les pieds le malheureux qui avait roulé dans la cavité creusée de ses propres mains.

Lorsqu’il l’eut traîné à quelques pas de là, il saisit la bêche à son tour et reprit le travail que son crime avait interrompu.

C’était un spectacle horrible que celui qu’offrait dans la nuit sombre ce fossoyeur homicide, qui rejetait sur un corps inanimé la terre qu’il fouillait pour y chercher un autre cadavre, celui d’un enfant.

Quoiqu’il fût évidemment peu fait à ce rude labeur, il multipliait ses efforts et creusait toujours ; mais l’instrument ne rencontrait aucun obstacle, bien que le trou eût déjà plus d’un mètre de profondeur.

— C’est cependant bien là, se dit-il, en relevant la tête. Dutan n’avait aucun intérêt à me tromper. Et, d’ailleurs, ce sol a été remué depuis peu, c’est certain. Voyons, c’est sans doute plus bas encore ! Creusons !

Et reprenant sa tâche, le meurtrier fit voler de nouveau la terre autour de lui, la lançant au hasard, sur le corps de Jérôme, sans se soucier de celui qu’elle enveloppait de plus en plus comme d’un pesant linceul.

Cela dura une demi-heure, une heure peut-être.

Les cheveux hérissés, l’œil hagard, le hideux travailleur râlait ; sa bouche écumante laissait échapper d’horribles blasphèmes, d’épouvantables malédictions ; mais rien, toujours rien !

Cependant l’excavation était profonde de près de deux mètres !

— Oh ! pensa-t-il tout à coup, est-ce que je serais venu trop tard !

Et cette idée, en germant soudain dans son esprit, lui causa sans doute une indicible émotion, car il fut obligé de se soutenir contre les parois de cette fosse qui ne voulait pas lui rendre un enfant et où deux hommes auraient pu aisément disparaître.

Saisissant dans ses mains maculées de boue son front inondé de sueur, il se mit alors à réfléchir.

— Oui, se dit-il bientôt, c’est cela, ça ne peut être que cela ! J’aurais dû m’en douter plus tôt, le sol offrait trop de résistance, il n’a pas été remué aussi profondément. Oui, l’individu qui a aidé Dutan à enfouir ce coffre a voulu voir par lui-même ce qu’il contenait. Dans quel but ? Qu’en a-t-il fait ensuite ? S’il n’avait pas conçu quelque projet, il l’eût remis là et je l’aurais retrouvé ! Oh ! je veux savoir le nom de cet homme ! Mais, celui qui est là, comment expliquerai-je ? S’il n’était pas mort !

En prononçant ces mots qui exprimaient son seul espoir, le meurtrier se hissa hors du trou et, se précipitant vers sa victime, l’arracha de la terre qui la couvrait en partie, lui souleva la tête et mit la main sur sa poitrine. Mais le cœur du malheureux ne battait plus.

De l’horrible blessure qu’il avait reçue au sommet du crâne, le sang avait coulé sur son visage, dont les traits exprimaient encore la douleur et l’épouvante.

— Malédiction ! s’écria l’inconnu, ah ! maintenant, tout est bien fini ! Elle est perdue. J’ai cependant fait de mon mieux !

Laissant alors retomber brutalement le cadavre de Jérôme, l’infâme s’élança vers la palissade du jardin, la franchit d’un bond et, sans jeter un regard en arrière, reprit en courant le chemin par lequel il était venu.