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Sang-Maudit (Pont-Jest)/5

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Marmorat (p. 27-29).

V

La date fatale.



L’assassin de Jérôme Dutan ne s’était pas trompé dans ses suppositions : c’était bien le complice de l’ouvrier qui avait enlevé de cette fosse le dépôt qui devait y rester à jamais. En agissant ainsi, Pergous avait tout simplement exécuté le projet que le récit de Lucie avait immédiatement fait naître en son esprit.

L’agent d’affaires, tel que nous l’avons présenté à nos lecteurs, n’était pas homme à laisser tomber dans l’oubli un semblable mystère.

Ce corps d’enfant enfoui sous le parquet d’un hôtel aristocratique, cet inconnu qui avait tenté de s’en emparer, cette femme que Jérôme avait entendue dans l’impasse du Cygne ; tout cela composait une énigme des plus intéressantes qu’il était décidé à déchiffrer à son profit.

C’est avec cette pensée bien arrêtée qu’il était rentré chez lui, en remettant à un prochain jour l’examen auquel il voulait se livrer ; mais il s’était endormi en rêvant si complètement à un de ces machiavéliques chantages dans lesquels il excellait, que le lendemain matin, impatient d’être fixé, il s’était rendu à la gare de Strasbourg, afin d’y monter dans le premier train pour Nogent.

En prenant par cette voie, il évitait la gare et le chemin de fer de Vincennes, où il était fort connu.

Or, il préférait de beaucoup qu’on ne le vît pas aller à la campagne dans cette saison et surtout aussi tard.


Retournons de quelques heures en arrière pour peindre dans sa hideuse vérité, la scène dont la villa de l’ex-avoué avait alors été le théâtre, scène que l’assassin de Dutan avait en quelque sorte pressentie.

De la station de Nogent à l’île de Beauté, Pergous suivit les bords de la Marne, et il atteignit rapidement sa porte, après n’avoir rencontré que des mariniers qui ne l’avaient pas même regardé.

Une fois dans son jardin et la grille fermée derrière lui, courant, sans perdre un instant, chercher la pelle dont Jérôme s’était servi la veille, il revint procéder à son étrange exhumation.

Il n’avait pas à craindre d’être surpris dans cette lugubre besogne, car il savait inhabitée la propriété contiguë à la sienne. De plus, à cette saison de l’année, les maisons de campagne étaient presque toutes inoccupées.

Il se hâta cependant et si bien qu’après une heure de fouille, il sentit son instrument résonner sur la ferrure du coffre.

Cinq minutes après, il le déposait sur la table de la salle à manger, au rez-de-chaussée de sa maison.

On se souvient que le malheureux Jérôme s’était contenté de laisser retomber le couvercle de la mystérieuse caisse et de le maintenir avec deux ou trois clous seulement.

Pergous n’eut donc que fort peu de peine à le soulever de nouveau, et sans la moindre émotion, avec le calme d’un gardien de la Morgue, il commença son horrible examen.

Cette petite tête qu’il aperçut tout d’abord, ces cheveux blonds couverts de poussière, ce visage d’enfant qui avait peut-être passé subitement d’un éclat de rire à l’agonie, rien de tout cela ne lui causa le moindre tressaillement ; mais la vue de la robe sous laquelle le corps disparaissait lui suggéra aussitôt des réflexions de nature à faire honneur à sa perspicacité.

— Non, se dit-il, ce n’est pas là un enfant mort de maladie, même d’une maladie rapide, on ne l’eût point enseveli tout habillé. C’est une fillette qu’on a supprimée brusquement à l’aide d’un crime, et il ne fallait pas que son cadavre fût retrouvé.

« Faute de mieux, soit parce qu’on craignait d’être vu, soit parce que le temps manquait, on l’a mis dans cette caisse, coffre à cachemires qui se trouvait sans doute à portée de la main du meurtrier ; puis, comme on n’a pu l’emporter dehors, on l’a glissée sous le parquet, là où Jérôme l’a découverte.

« Il ne s’agit plus maintenant que de chercher à quelle époque remonte ce drame et quels gens en ont été les acteurs. Il ne me sera pas difficile de savoir le nom de ceux qui ont habité l’hôtel de Rifay depuis vingt ans. C’est bien le diable si la disparition d’un enfant n’a pas fait quelque bruit ! Voyons un peu !

Et, soulevant les étoffes, qui étaient devenues molles comme de l’amadou, le misérable poursuivit sa recherche sur le petit cadavre, dont la peau desséchée retenait solidement les diverses parties.

— Oh ! dit-il, voilà qui est intéressant.

Il apercevait autour du cou de la morte un objet brillant.

C’était une légère chaîne d’or qui soutenait une petite croix et deux médailles.

— C’est ce qu’on appelle une pièce de conviction, poursuivit-il, en se parlant toujours à lui-même et en s’emparant de ce bijou. Peut-être vais-je trouver encore autre chose. Ne faisons rien à demi.

En disant ces mots, le hideux fossoyeur avait enlevé le corps et l’avait posé sur la table.

Il se mit ensuite à fouiller la caisse dans ses moindres recoins.

— Parfait ! s’écria-t-il tout à coup, parfait ! voilà un jalon de plus.

Sous l’épaisse couche de poussière formée par la décomposition des vêtements, il venait de découvrir un anneau d’or, anneau de mariage ou souvenir d’amour, car il s’y trouvait gravées, dans la partie interne, des initiales et une date qu’il déchiffra sans peine.

— J. A., 15 octobre 1850, murmura-t-il. Me voilà déjà fixé sur un point : cet ensevelissement, auquel il a certes manqué quelques formalités, n’a pas eu lieu antérieurement au 15 octobre 1850. Or, comme nous sommes en 1867, mes recherches n’auront à embrasser qu’une quinzaine d’années.

Mais, après un instant de réflexion, il s’écria :

— Sapristi ! quinze ans ce serait trop ; il y aurait prescription ! Espérons que le crime ou le délit ne remonte pas encore à dix ans. Il n’y a pas de temps à perdre. Dressons notre inventaire.

Déchirant alors une feuille de son carnet, il se mit à écrire, avec un soin de commissaire-priseur, les lignes suivantes :

« Un corps de petite fille de cinq à six ans : cheveux blonds, robe de velours noir ou foncé, bottines bleues ; autour du cou, une chaîne d’or avec une petite croix et deux médailles, l’une de la Vierge, l’autre de Notre-Dame de Liesse. Une bague portant les initiales J. A. et la date du 15 octobre 1850. Le tout enfermé dans un coffre de bois de santal avec des coins de cuivre doré. »

— Maintenant, ajouta-t-il, il ne s’agit plus que de cacher soigneusement ici l’objet jusqu’à ce que son exhibition soit nécessaire ou jusqu’à ce que je l’emporte à Paris.

Tout en parlant ainsi, Pergous avait replacé le petit corps dans la caisse, dont il fit retomber le couvercle ; puis, après avoir réfléchi quelques instants, il enveloppa son lugubre trésor dans un vieux morceau de serge et le descendit à la cave, où il l’enfouit au milieu d’un tas de charbon de terre en murmurant :

— Les plus simples cachettes sont presque toujours les meilleures. En admettant qu’on suppose cela chez moi, on fouillera certainement toute la maison avant de le chercher là.

Cette opération terminée, l’ex-avoué remonta et s’en fut bravement dans son jardin, pour combler la fosse dont il avait enlevé le cadavre.

Ce travail lui demanda près d’une heure, car il voulut l’exécuter avec soin.

Lorsque, les mains lavées, le paletot boutonné, le cigare aux lèvres, il reprit le chemin de Nogent, ce fut en s’applaudissant, comme Titus, de n’avoir pas perdu sa journée.

Retournons maintenant rue Vandrezanne.