Sang-Maudit (Pont-Jest)/42

La bibliothèque libre.
Marmorat (p. 464-476).

VII

À bon oncle, excellent neveu.



Après avoir recommandé une dernière fois son nouvel hôte à son vieux Kervan, Armand de Serville ne s’en était plus autrement inquiété que le lendemain, en le rencontrant dans l’escalier, pour lui adresser un bonjour amical, et les choses avaient repris leur cours ordinaire dans le petit hôtel de la rue d’Assas, où, nous l’avons dit, les bruits du dehors ne pénétraient qu’à peine.

Cependant le peintre se souvenait, malgré lui, de sa conversation politique avec M. de Rennepont, et il commençait à craindre, en voyant le ton violent qu’avait pris la presse radicale, que, comme Cassandre jadis, le général n’eût été trop bon prophète.

Tous les jours, en effet, c’étaient de nouvelles provocations de la part du parti démagogique, tous les jours de nouveaux actes de faiblesse de la part du pouvoir, et lorsque le général Vinoy se décida trop tard à supprimer les journaux les plus exaltés, il devint évident qu’un conflit ne tarderait pas à éclater.

Cependant les bourgeois laissaient faire, les boutiquiers applaudissaient aux incessantes plaisanteries dont le gouvernement était l’objet.

Frondeurs, comme à toutes les époques, les Parisiens riaient de voir que l’autorité ne savait où donner de la tête, et les canons que quelques gardes nationaux conservaient à Montmartre leur semblaient du plus haut comique.

Il fallait, disaient-ils, que le gouvernement fût bien sot pour s’inquiéter un instant de cet arsenal en plein vent, dont les pièces n’avaient ni servants ni munitions. En un mot, ils ne voyaient pas l’abîme qu’ils creusaient eux-mêmes sous leurs pas, par insouciance, jusqu’à ce qu’ils s’y laissassent engloutir, par lâcheté.

Seuls, les étrangers jugeaient mieux la situation. Ceux qui avaient eu le courage ou la curiosité de rester à Paris pendant le siège, aussi bien que ceux qui s’étaient hasardés à y rentrer après l’armistice, s’enfuyaient comme on se sauve d’une ville menacée par la peste.

Ces deux cent mille hommes armés, déshabitués du travail, que rien ne pouvait faire rentrer dans les ateliers, effrayaient instinctivement les gens qui réfléchissaient un peu, et certains quartiers se transformaient rapidement en nécropoles.

Comprenant alors que le péril était réel, Armand venait de se décider, un matin, à proposer à Mme de Rennepont de la conduire en Normandie, quand celle-ci entra dans son atelier.

Il était tellement absorbé dans ses pensées qu’il n’avait pas entendu le roulement de sa voiture.


Il avait appelé au secours, en roulant avec son assassin sur le sable.


Pour la première fois, la générale était seule. Sa physionomie trahissait une telle inquiétude que M. de Serville pensa tout d’abord qu’il lui était arrivé quelque malheur.

— Vous, Fernande ! lui dit-il en s’élançant vers elle, sans oser l’interroger.

— Moi-même, mon ami, répondit-elle, et je vous demande pardon de vous surprendre ainsi ; mais depuis hier je suis tourmentée par de sombres pressentiments ; il me semble qu’un grand danger nous menace ; j’ai peur !

— Peur ! De quoi ?

— Je ne sais ! Ce matin, pendant que Jean attelait, je l’ai entendu prononcer des paroles qui m’ont épouvantée.

— Que disait-il donc ?

— Il parlait de son fils, sergent au 88e, et il racontait la scène qu’il avait eue la veille avec lui. Il paraît que ce jeune homme avait dit devant son père que le gouvernement ne devait pas compter sur l’armée, que tous les généraux étaient des traîtres et que bientôt le peuple serait maître de Paris, car jamais les soldats ne tireraient sur leurs frères. Jean s’est fâché et a chassé son fils. Tout cela m’a effrayée, et je viens vous demander de me conduire auprès de M. de Rennepont.

À cette prière, le peintre n’avait pu s’empêcher de pâlir, car cette prière le menaçait de la plus douloureuse séparation ; mais, faisant appel à tout son courage :

— Fernande, répondit-il, en prenant les mains de son amie dans les siennes, sans que celle-ci fît un mouvement pour les retirer, calmez-vous. Les choses ne sont pas aussi graves que vous le croyez. Cependant, je suis de votre avis ; j’allais aller chez vous pour vous proposer moi-même de partir.

— Oh ! oui, le plus-tôt possible !

— Quand vous voudrez ! Aujourd’hui, demain !

— Le temps de mettre deux robes dans une malle. Mais vous, peut-être ne pouvez-vous vous éloigner aussi vite ?

— Moi ! Mon bagage sera plus léger encore que le vôtre ; je n’ai ici que deux objets précieux.

— Deux seulement ! Lesquels donc ?

— Vos lettres et quelque chose que je veux vous faire voir. Venez avec moi.

Armand avait pris sous le sien le bras de Mme de Rennepont, que ces mots « vos lettres » avaient fait tressaillir, et il l’entraînait doucement en dehors de l’atelier, vers sa chambre à coucher.

En traversant le palier, il n’aperçut pas le matelot qui le guettait, caché derrière les draperies de l’escalier, et moins encore il l’entendit murmurer, en suivant des yeux la générale :

— Nom d’un sabord ! la jolie créature ! C’est dommage tout de même de lui faire du chagrin ; mais les affaires sont les affaires, comme dit mon honorable tante !

— Où me menez-vous ? demanda la jeune femme, en hésitant à franchir le seuil de la pièce dont l’artiste avait ouvert la porte.

— Là où il n’a jamais été pensé qu’à vous, là où j’ai vécu avec vous de longues heures, où j’ai oublié, grâce à votre image, toutes mes infortunes.

Et précédant Mme de Rennepont dans la chambre, il tourna vers elle son portrait, qui faisait face à la fenêtre.

Comme attirée par un aimant irrésistible, Fernande rejoignit son ami d’un seul bond, et, poussant un cri de joie :

— Oh ! que c’est beau ! dit-elle, en s’arrêtant toute rougissante devant le tableau. Est-ce bien moi ? Oh non ! je ne suis pas aussi jolie !

— Vous êtes mille fois plus belle encore, répondit-il, en entourant sa taille d’un de ses bras ; mais je n’ai pas pu peindre votre âme.

— Armand ! je vous en prie, fit-elle, en se dégageant doucement de cette étreinte qui l’embrasait. Voulez-vous donc me faire regretter d’avoir eu confiance en vous ?

— Non, non, pardonnez-moi, mais c’est que je vous aime tant !

En prononçant ces mots, M. de Serville s’était reculé de quelques pas, et, après avoir remis le portrait à sa place, il était revenu à la générale et l’avait conduite par la main jusqu’au meuble de Boulle qui était entre les deux fenêtres de sa chambre.

— Tenez, lui dit-il après l’avoir ouvert à l’aide d’une petite clef suspendue à son cou, voici mon autre trésor.

Il avait tiré d’un des tiroirs du meuble une liasse de lettres, non pas pliées, mais ouvertes et réunies comme en un volume dans une large enveloppe de chagrin, afin de pouvoir être lues plus facilement.

— Mes lettres ! murmura-t-elle, sans oser lever les yeux.

— Oui, vos lettres, Fernande, c’est-à-dire une partie de votre âme, un peu de votre cœur. Là, vous me dites que vous m’aimez et vous me permettez de vous dire que je vous aime. Comprenez-vous si j’y tiens et si je puis songer à m’en séparer jamais. Lorsque je ne vous verrai plus, elles seront ma seule joie, jusqu’au moment où, succombant désespéré, je leur donnerai mon dernier soupir.

— Mon ami, s’écria-t-elle, épouvantée par cette exaltation.

Toute frémissante de terreur et d’amour, elle était tombée dans les bras d’Armand ; mais, au contact de ses lèvres sur ses lèvres, au battement de son cœur contre son cœur, elle jeta un tel cri d’angoisse que le peintre revint brusquement à lui-même, ouvrit les bras, et se laissant glisser à ses genoux, lui dit avec un accent de douleur inexprimable :

— Vois si je t’aime !

Elle ne lui répondit qu’en mettant un tendre et long baiser sur son front et elle s’échappa précipitamment de cette chambre, sans jeter un regard en arrière.

Quelques instants plus tard, après avoir pris rendez-vous avec M. de Serville pour partir le lendemain, Mme de Rennepont remontait dans sa voiture et retournait chez elle faire ses préparatifs.

De son poste d’observation, qu’il n’avait pas quitté, Louis entendit alors maître Pétrus dire à son domestique :

— Mon brave Kervan, nous partirons demain. En attendant, ferme bien les portes de l’hôtel ce soir, dès que je serai sorti, même celle du jardin, car Paris devient dangereux.

— Diable ! cela ne fait pas mon affaire, murmura le neveu de la Fismoise en rentrant dans sa chambre. Oh ! nous verrons bien, Ce qu’il y a de plus clair, c’est qu’il n’y a pas un instant à perdre.

Mais Louis était plein de ressources, et il n’avait pas tardé, sans doute, à trouver le moyen de trancher la difficulté, car lorsque le vieux breton lui annonça ce que son maître avait décidé, il lui répondit gaiement :

— Ça va, mon oncle ! Alors nous appareillerons tous ensemble. Le temps de dire adieu aux amis, et, demain matin, hisse le grand foc !

Puis il sortit tranquillement, sous le prétexte d’aller du côté du ministère de la Marine, mais, tout naturellement, il s’était hâté de se diriger vers les Batignolles, où sa tante lui avait remis un petit paquet et ses instructions.

Peu d’instants après la visite de Mme de Rennepont et le départ de Louis, Armand sortit à son tour, afin de se rendre compte par lui-même de l’état des esprits, et aussi pour prendre chez son banquier l’argent qui lui était nécessaire.

Ce qu’il apprit là et chemin faisant l’eût décidé à quitter Paris, si les terreurs de celle qu’il aimait n’avaient pas été pour lui une raison plus que suffisante.

En effet, on ne rencontrait dans les rues que des gardes nationaux exaltés.

Le petit nombre des Parisiens qui voulaient résister n’avaient pas de centre de réunion ; ils manquaient surtout de chefs assez énergiques pour se mettre à leur tête.

Se sentant abandonnés ou à peu près, à leurs propres moyens par le gouvernement, ils ne pouvaient que faire projets sur projets, sans s’arrêter à rien d’utile ni de définitif.

Quelques citoyens dévoués s’efforçaient bien, en vue des événements qu’ils pressentaient, d’organiser, à la mairie Drouot, à la Bourse, à la Banque, des espèces de comités de résistance ; mais on répondait à peine à leur appel. Chaque jour, au contraire, on constatait la désertion aussi sotte que lâche de ceux-là qui avaient le plus grand intérêt au maintien de l’ordre.

M. de Serville rentra chez lui désespéré, honteux, en se promettant bien de revenir dès qu’il aurait mis Mme de Rennepont en sûreté : la lutte contre le désordre ne lui semblait pas moins un devoir que la lutte contre l’étranger.

En arrivant rue d’Assas, il trouva Kervan qui préparait sa malle. Peu d’instants après, le jeune matelot revint à son tour.

Sa feuille de route était visée, disait-il, et il annonça au peintre, en le remerciant de son hospitalité, dont il voulait garder le souvenir toute sa vie, qu’il partirait le lendemain matin pour la Bretagne, par le premier train.

Les choses ainsi convenues, Armand s’enferma dans sa chambre pour ranger quelques papiers ; puis, après son dîner, il dit à son domestique de ne pas l’attendre, car il n’avait pas l’intention de rentrer avant onze heures ou minuit. Il lui rappela, en outre, de ne pas oublier de fermer la porte du jardin, en lui recommandant d’avertir Bernard, le palefrenier, afin qu’il ne manquât pas de prendre sa clef avec lui.

Nous savons que cet homme couchait dans le pavillon du fond. Il avait là une petite chambre, au-dessus de l’écurie.

Ces ordres donnés, M. de Serville sortit. Louis l’entendit fermer la porte de la rue.

Il était neuf heures à peu près.

À dix heures, la cuisinière gagna sa chambre, dans les combles de la maison, et le marin resta seul auprès de son oncle.

Tout en causant avec son pseudo-neveu, Kervan rangeait l’atelier, c’est-à-dire recouvrait les meubles de leurs housses et les objets d’art de voiles d’épaisse mousseline, pour les abriter de la poussière pendant l’absence du maître de la maison. Louis l’aidait avec empressement.

— Là ! c’est fini, dit le vieillard lorsqu’il eut terminé ; maintenant, allons nous coucher, mon brave Jean-Marie.

— Ah ! ma foi, bien volontiers, répondit celui-ci ; pour ma part, je tombe de fatigue. Comme nous disons, nous autres, je vais dormir en double !

— Moi, il faut encore que je fasse mes comptes pour les donner demain à M. Armand avant son départ, mais ça ne sera pas long. Éclaire-moi, que je ferme la porte du jardin.

En disant ces mots, le Breton était descendu jusqu’au rez-de-chaussée pour donner un tour de clef à la porte.

Cela fait, il avait rejoint Louis, et ils étaient remontés tous deux au second étage. Le matelot avait voulu accompagner son oncle jusque dans sa chambre.

Arrivé là, il avait déposé sur la table où le vieux domestique écrivait le chandelier qu’il tenait à la main, chandelier dans lequel il avait mis, sans que Kervan s’en fût aperçu, une bougie à demi-consumée qu’il avait tirée de sa poche.

— Merci ! lui dit le bonhomme en l’embrassant. Maintenant va dormir, si toutefois ces satanées bêtes te le permettent.

Un long aboiement venait de se faire entendre du côté du terrain vague qui s’étendait derrière le jardin de l’hôtel.

— Diable ! mon oncle Pierre est exact, se dit le matelot en aparté.

Et il répondit gaiement :

— S’il n’y a que les chiens pour m’empêcher de dormir, ils peuvent s’en donner. Mais prenez garde au moins d’attraper froid, mon oncle. Votre fenêtre est-elle bien fermée ?

— Oui ; va, mon garçon, bonsoir !

— Bonsoir, mon cher oncle ; à demain !

Le marin sortit en fermant la porte et rentra dans sa chambre.

Après le départ de son neveu, Kervan approcha un siège de sa table et se mit à ses comptes ; mais, au bout d’une demi-heure à peu près, il se sentit la tête si lourde et les yeux si fatigués qu’il dut abandonner son travail.

Au même moment, il lui sembla qu’on marchait sur le palier.

Il prêta l’oreille et, n’entendant plus aucun bruit, s’imagina qu’il s’était trompé.

Il tenta alors de reprendre sa besogne ; mais il voyait à peine, la tête lui tournait. Lorsque, par un dernier effort, il voulut se soulever, il ne réussit qu’à faire un pas où deux, et tomba comme une masse sur le pied de son lit.

— Sapristi ! murmura Louis, qui suivait autant que possible cette scène par le trou de la serrure, Mme Fismoise se fournit de bougies dans une bonne maison. Il doit y avoir du docteur Harris là-dessous. Le vieux n’en a pas eu pour longtemps. À mon autre oncle maintenant !

Et sans s’inquiéter davantage du malheureux que l’asphyxie menaçait, le neveu de la brocanteuse se hâta d’aller prendre sa lumière, de descendre au premier étage et de se glisser dans la chambre de M. de Serville, dont la porte n’était pas fermée.

Il était à peine dans cette pièce qu’un second aboiement se fit entendre.

— C’est bon ! on y va ! dit-il, en s’approchant du meuble de Boulle et en l’ouvrant aisément, grâce à une petite clef qu’il avait tirée de sa poche.

Puis il fouilla rapidement les tiroirs, où, du premier coup, il trouva ce qu’il cherchait.

— Ah ! voici les poulets, poursuivit-il. Mâtin ! que ça sent bon ! Voyons donc à côté !

Et, d’un tour de main, il fit passer du meuble dans ses poches l’argent et les bijoux qui se trouvaient çà et là dans les tiroirs.

Cette opération terminée avec une habileté qui prouvait que, même chez sa tante, il n’en était pas à son coup d’essai, lorsque nous l’avons vu dévaliser la boutique, Louis ouvrit la fenêtre, et un miaulement à rendre jaloux un matou en promenade amoureuse traversa l’espace.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées depuis cet appel qu’une voix bien connue lui disait du jardin :

— C’est fait ?

— Parfaitement ! mon bon oncle.

— Jette-moi les lettres.

— Du tout, je descends. Peste ! vous n’auriez qu’à filer tout seul.

— Viens vite.

— Voilà, voilà !

Au même instant il entendit la porte du jardin s’ouvrir brusquement et le forçat pousser un cri de colère.

À ce cri succéda aussitôt le bruit d’une lutte, puis un gémissement profond comme un râle, et le neveu de la Fismoise comprit que le peintre, en rentrant, avait surpris Pierre et s’était jeté sur lui.

Seulement, que s’était-il passé ?

Le premier mouvement de Louis avait été d’éteindre sa lumière, et il s’efforçait de percer les ténèbres, mais il ne voyait rien qu’un groupe informe qui se roulait à terre.

Tout à coup, il reconnut de nouveau la voix de son oncle, mais presque aussitôt il aperçut, accourant de l’écurie et s’élançant sur le forçat, le palefrenier Bernard, que le bruit de la lutte avait réveillé.

— Ah ! tant pis ! qu’il se débrouille ! fit le vaurien en prenant une résolution soudaine.

Et, sans hésiter, il sauta de la fenêtre sur le sable, où il tomba sur ses pattes comme un chat, pour rebondir jusqu’au fond du jardin.

Là il trouva aussitôt, retenue au faîte du mur par un large crochet, la corde à l’aide de laquelle Méral s’était introduit dans la propriété.

Il la saisit et grimpa comme un mousse. Une fois en haut de la muraille, il rejeta la corde de l’autre côté, se laissa glisser, et, cinq minutes après, il s’en allait tranquillement, les deux mains dans les poches, le long de la grille du Luxembourg.

On eût dit un brave matelot qui, content de sa soirée, ne songeait plus qu’à rentrer dans son garni.

— Bah ! se disait-il, tout en serrant amoureusement contre sa poitrine les lettres de Mme de Rennepont et pour chasser le remords, qui, du reste, ne le tourmentait que fort peu, je sais bien que l’affaire est mauvaise pour mon oncle : assassinat, vol avec escalade et effraction ! C’est raide, surtout pour un cheval de retour. Mais lui, qu’est-ce qu’il risque, après tout ? On ne pourra jamais lui couper le cou ! Il faudrait faire une machine exprès.

Et, entonnant une chanson de gaillard d’avant, le jeune misérable enfila la rue Bonaparte pour redescendre dans Paris.

Au fond, Louis était à peu près dans le vrai en disant que son oncle Pierre n’avait pas grand-chose à craindre dans le cas où il serait arrêté chez le peintre. Ce qui pouvait arriver de pire au forçat en rupture de ban, c’était de réintégrer le bagne d’où il s’était échappé.

En effet, condamné à mort déjà une fois, Pierre Méral avait vu sa peine commuée en celle des travaux forcés à perpétuité.

Les ministres de la justice et les procureurs généraux auxquels il avait eu affaire n’avaient jamais pu se décider à envoyer à l’échafaud ce monstre, dont l’exécution n’eût été possible qu’à l’aide de quelque nouveau moyen de décapitation.

Consulté à cet égard, Heidenreich, qui ne manquait pas d’humanité, tout exécuteur des hautes œuvres qu’il fût, avait reculé devant cette horrible besogne. Le frère de la Fismoise avait tout simplement dû la vie à sa phénoménale gibbosité.

Dans les bagnes, dans les maisons centrales dont il avait été si souvent l’ornement et où son histoire était connue, on lui avait donné le sinistre surnom de Trompe-la-Veuve. Il avait été le premier à en rire et à s’en parer avec orgueil.

Aussi n’était-ce pas un cri de terreur, mais bien de colère qu’il avait poussé, en voyant apparaître tout à coup devant lui Armand de Serville, qui, en entendant parler dans son jardin, au moment où il rentrait, n’avait pas hésité à en ouvrir la porte.

Se voyant menacé de perdre le fruit du vol comploté entre lui et son neveu, Pierre, plutôt que de fuir, s’était élancé sur le peintre, et, avant que celui-ci ait eu le temps de se mettre sur la défensive, il l’avait frappé à l’épaule du long couteau dont il était toujours armé.

Mais Armand était vigoureux et brave ; malgré sa blessure, saisissant dans ses deux mains le poignet du forçat, il avait appelé au secours, en roulant avec son assassin sur le sable.

C’est alors que le palefrenier, réveillé par le bruit, était accouru et que, d’un coup de pelle vigoureusement asséné, bien qu’un peu au hasard, il avait rejeté le bandit sur le sol, au moment même où il venait de s’arracher à l’étreinte désespérée de M. de Serville et allait s’enfuir.

Tout à la défense de son maître, Bernard n’avait vu passer Louis que comme une ombre et n’avait pu se mettre à sa poursuite.

L’artiste s’était relevé, mais il pouvait à peine se tenir debout. Non seulement sa blessure le faisait horriblement souffrir, mais il perdait beaucoup de sang et sentait que ses forces diminuaient.

Appuyé contre la porte, il appelait Kervan et Louis lui-même à son secours, car il ne se rendait pas compte encore de l’agression dont il venait d’être la victime.

Nous savons pourquoi ni Kervan ni son pseudo-neveu ne répondaient.

Quant au palefrenier, il s’était penché sur le forçat qui râlait à terre et dont l’obscurité ne lui permettait de voir ni les traits, ni le coup qu’il avait reçu. Il ne voulait pas le laisser là, dans la crainte qu’il ne fût pas aussi grièvement blessé qu’il le paraissait et ne profitât de son éloignement pour se rejeter sur lui ; d’un autre côté, il comprenait que ses soins étaient indispensables à M. de Serville.

— Ma foi, tant pis ! dit-il tout à coup, pris d’une inspiration subite ; s’il en meurt, il n’y aura pas grand mal !

Et, ouvrant un large soupirail qui se trouvait à la portée de sa main et était celui de la cave au charbon, il y traîna Méral et, le poussant du pied, le lança dans le vide.

Cela fait, il referma soigneusement l’ouverture et courut à son maître.

Celui-ci, appuyé contre le mur, se sentait défaillir.

Bernard le prit dans ses bras et pénétra dans la maison.


— Oui, mes lettres ! Elles étaient là toutes, je les ai encore vues aujourd’hui. Je suis perdue !


Au même instant, la cuisinière Marie, que le bruit avait enfin réveillée, descendait l’escalier en poussant des cris de terreur.

La pauvre femme, en entendant appeler au secours, était accourue dans la chambre de Kervan ; mais en trouvant le malheureux vieillard étendu sur le pied de son lit, elle avait pensé qu’il venait d’être assassiné et s’était enfuie affolée.

Lorsqu’elle aperçut M. de Serville, mourant et ensanglanté dans les bras du domestique, elle pensa devenir folle tout à fait.

— Éclairez-moi, lui dit Bernard.

Et, sans plus s’occuper d’elle, il atteignit lestement la chambre à coucher du peintre qu’il étendit doucement sur son lit.

— Cours chercher le docteur Harris à l’ambulance de La Tour-Maubourg, murmura le blessé ; Kervan et Marie me veilleront en l’attendant.

— Mais Kervan est mort, répondit la cuisinière à voix basse.

— Mort ! Ce n’est pas possible ! dit le palefrenier, en ne faisant qu’un bond à l’étage supérieur.

Arrivé là, il entra dans la chambre du vieillard qu’il s’efforça vainement de rappeler à lui.

Le malheureux était glacé.

Il courut aussitôt dans la pièce voisine, où son neveu devait être : elle était vide.

Sans tout deviner encore, mais comprenant par intuition qu’il venait de se passer dans cette maison un double drame, le brave garçon redescendit rapidement chez son maître, et ne songea plus alors qu’à exécuter l’ordre qui lui avait été donné.

Après avoir mis une compresse d’eau froide sur la blessure d’Armand, il recommanda à Marie de la maintenir dans cette position, et cinq minutes plus tard, il sautait dans une voiture qu’il avait trouvée rue de Vaugirard.

Arrivé à l’hôtel Bibesco, il demanda le docteur. Celui-ci le reçut aussitôt.

— M. de Serville vient d’être assassiné, dit-il à l’Américain. Il vous supplie de venir tout de suite.

— Assassiné ! s’écria alors avec épouvante une jeune femme que Bernard n’avait pas aperçue.

C’était Marie Dutan ; elle était ce soir-là de service à l’ambulance.

— Oui, madame, répondit-il, et son vieux valet de chambre est mort.

Sans prendre le temps d’en écouler davantage, Mlle Dutan avait jeté son manteau sur ses épaules et se préparait à sortir.

— Où allez-vous donc ? lui demanda Harris, qui semblait troublé, mais ne se disposait pas moins à suivre Bernard.

— Je cours prévenir Mme de Rennepont, répondit sèchement la comédienne en précédant le docteur dans l’escalier. Nous serons aussitôt que vous rue d’Assas.

La jolie ambulancière trouva un fiacre à quelques pas de là, sur le quai ; elle ordonna au cocher de brûler le pavé, et il lui suffit de dix minutes pour arriver rue de Varennes.

Aux premiers mots de son amie, Fernande poussa un cri de désespoir et, sans prendre le temps de s’habiller, bondit dans sa voiture.

Il n’y avait pas cinq minutes que le docteur était auprès du blessé lorsqu’elles pénétrèrent à leur tour dans sa chambre.

La générale, toute tremblante, n’osait s’approcher du lit d’Armand.

— Ce ne sera rien, dit Harris, en se tournant vers elle ; cette blessure n’était dangereuse que par l’hémorragie qu’elle avait causée. Or, cette hémorragie est arrêtée.

— Dieu soit loué ! murmura Mme de Rennepont en s’agenouillant auprès du peintre, dont les yeux étaient fermés et le visage d’une pâleur de mort.

Elle avait pris une des ses mains et la couvrait de baisers.

Conduit par le palefrenier, le docteur était monté au second étage auprès de Kervan, et pendant que le domestique ouvrait par son ordre la fenêtre de la chambre, il faisait disparaître, du chandelier qui gisait à terre, renversé probablement par le vieillard dans sa chute, la bougie à demi consumée qui s’y trouvait encore.

— Eh bien ! docteur ? dit Bernard, en revenant auprès du médecin, qui s’était penché sur Kervan.

— Rien, une faiblesse ! Étendez-le sur son lit ; dans une heure il sera complètement remis.

En effet, le Breton, que l’air frais de la nuit frappait au visage, revenait doucement à lui.

Pendant ce temps-là, Marie, qui n’avait pas quitté Mme de Rennepont, parcourait du regard la chambre de M. de Serville.

— Mais c’est pour voler votre ami qu’on a voulu l’assassiner, dit-elle tout à coup, en remarquant l’état dans lequel était le petit meuble de Boulle.

— Comment, pour le voler ? dit Fernande en se relevant.

Puis ses yeux s’arrêtèrent aussi sur le meuble ; elle s’en approcha vivement, fouilla convulsivement les tiroirs, et folle, éperdue, se jeta dans les bras de la jeune fille en s’écriant :

— Ce sont mes lettres qu’on a enlevées !

— Vos lettres ?

— Oui, mes lettres ! Elles étaient là toutes, je les ai encore vues aujourd’hui. Je suis perdue !

— Taisez-vous, interrompit brusquement Mlle Dutan ; pas un mot devant le docteur ! J’ai peur de comprendre, mais quelque chose me dit que, moi, je vous sauverai ! Oh ! cela serait trop infâme !

Elle venait d’entendre Harris qui descendait avec le domestique, mais ils ne s’arrêtèrent pas au premier étage. Le palefrenier avait parlé au médecin de l’homme qu’il avait jeté dans la cave, et il désirait tout naturellement s’assurer de l’état dans lequel il était.

Cette cave avait une entrée à côté de la cuisine, c’est-à-dire dans le sous-sol. Ils prirent ce chemin pour s’y rendre, mais Bernard poussa tout à coup un cri de colère.

La porte du caveau était ouverte, et la traînée de sang qui partait de là pour s’étendre le long de l’escalier et à travers le vestibule jusqu’à la porte de la rue, disait assez que l’assassin, malgré sa blessure, avait eu la force de s’enfuir.