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Sang-Maudit (Pont-Jest)/44

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Marmorat (p. 485-498).

IX

Les débuts de l’insurrection.



Après un dîner de gourmet, abondamment arrosé d’un certain Romanée-Conti qu’ils avaient dégusté en vrais connaisseurs, MM. de Fressantel et du Charmil s’en allèrent le long du boulevard, le cœur léger et voyant tout en rose, malgré l’agitation étrange, presque sinistre, qui régnait dans ce quartier, où les groupes les plus disparates passaient et se bousculaient avec un sans-gêne de mauvais augure.

On eût dit que déjà, il n’y avait plus à Paris ni sergents de ville ni agents des mœurs, tant la licence y était complète.

Des hommes en blouses blanches, bras dessus bras dessous avec des gardes nationaux débraillés, heurtaient les promeneurs en les injuriant, et aux couplets tronqués de la Marseillaise, qu’ils hurlaient à tue-tête, des filles en robes de soie répondaient par des propos obscènes.

Le boulevard Montmartre, qui, dans les temps calmes, n’est qu’un immense et cynique mauvais lieu, semble avoir, du reste, depuis longtemps, le triste privilège d’être le premier rendez-vous de l’émeute, l’arène où elle aime à sonder le terrain, à essayer ses forces, le tremplin d’où elle s’élance ensuite pour s’étendre sur la ville entière.

Mais Gaston et son ami pensaient bien à la politique, à la garde nationale, au comité central et à la Commune, dont le cri se faisait entendre déjà !

Ainsi que tant de Parisiens, hélas ! ils ne songeaient qu’à leurs propres affaires, et comme les soirées de la Louve ne commençaient vraiment qu’après la sortie des théâtres, ils avaient décidé d’aller attendre aux Variétés l’heure de remonter du côté du faubourg Saint-Honoré.

On donnait ce soir-là, 17 mars, comme en plein temps de folie, le Carnaval d’un merle blanc, avec Brasseur, Hyacinthe, Gil Pérès, Lassouche et Alphonsine.

Les deux jeunes hommes allèrent applaudir, pendant deux actes, ces excellents artistes ; puis, vers onze heures, après s’être arrêtés un instant à Tortoni et au Helder, pour y récolter de mauvaises nouvelles auxquelles il ne voulurent pas ajouter foi, — on parlait de la descente de Belleville dans le centre de Paris, — ils se dirigèrent à pied vers la rue de Monceau.

Une demi-heure plus tard, ils faisaient leur entrée dans le salon de la comtesse Iwacheff.

La réunion semblait devoir être des plus agréables. Les invités, hommes distingués et presque célèbres pour la plupart, et femmes galantes, toutes jeunes et jolies, y étaient déjà nombreux.

Lorsque M. de Fressantel, après avoir salué la Louve, se mit à la recherche de Sarah Bernier, il l’aperçut qui causait à demi-voix et à l’écart avec un étranger, dont la beauté et la distinction lui donnèrent une pointe de jalousie, quoiqu’au fond il ne fût pas éperdument épris de la comédienne.

Mais elle lui avait coûté fort cher ; c’était pour lui cet objet de luxe dont on ne veut se défaire à aucun prix pour ne pas accuser sa gêne, et il y tenait d’autant plus qu’il savait bien qu’elle lui tournerait le dos le jour où elle n’aurait plus rien à espérer de lui.

Sarah lut sans doute tout cela sur la physionomie de son amant, car elle s’empressa de l’inviter d’un geste gracieux à s’approcher d’elle.

— Vous n’êtes pas indiscret, mon cher Gaston, lui dit-elle en lui tendant la main. J’ai l’honneur de vous présenter M. le marquis d’Almeida, un des vieux amis de notre excellente comtesse.

M. d’Almeida était tout simplement une de ces nombreuses connaissances que Jeanne Reboul avait faites dans ses pérégrinations à travers l’Europe. Il traversait Paris et n’avait pas manqué de venir lui rendre visite. Il l’avait rencontrée en Belgique, pendant la guerre.

Pour répondre à la présentation dont il venait d’être l’objet, le marquis s’inclina courtoisement devant M. de Fressantel. Celui-ci rendit à l’étranger son salut, et ils causèrent tous trois des choses du jour.

M. d’Almeida ne croyait ni à un mouvement insurrectionnel sérieux, ni aux canons de Montmartre.

— Votre gouvernement, voyez-vous, monsieur, finit-il par dire à son interlocuteur, me paraît d’une insigne maladresse. On croirait qu’il agit dans le seul but de s’aliéner tous les Parisiens. Qu’il laisse donc à la garde nationale ces canons dont elle est fort embarrassée, et qui, au fond, ne menacent personne ; ou bien qu’il en fasse une cause de ridicule pour leurs possesseurs !

— Comment cela ? observa l’amant de Sarah.

— D’une façon bien simple. J’entendais hier un journaliste, ancien officier de marine, proposer à l’amiral Challié d’en finir en un instant. « Donnez-moi seulement cent matelots armés de maillets et de clous, lui disait-il. Une belle nuit, j’escaladerai la butte Montmartre, comme si je montais à l’abordage. Un quart d’heure après tous les fameux canons seront encloués ou les vis de leurs culasses seront forcées et la redoutable batterie s’écroulera dans un immense éclat de rire. »

— En effet, c’est là une idée !

— Malheureusement l’amiral Challié n’a pas de gabiers à sa disposition, sans quoi il les eût bravement commandés lui-même. On va en parler au ministre, puis le ministre en parlera au gouverneur de Paris, et le gouverneur de Paris au chef de gouvernement. Tout cela donnera au comité central le temps de se procurer les gargousses qui lui manquent.

— À table ! messieurs, interrompit à ce moment la maîtresse de maison, au grand plaisir de Sarah, que cette conversation intéressait fort peu. Qui m’aime me suive !

Le marquis d’Almeida offrit son bras à la maîtresse de Gaston et on passa dans la salle à manger.

La comtesse fit asseoir le noble étranger à sa droite pendant que le siège à sa gauche restait vide. Il était destiné au docteur Harris, qui avait promis de venir vers une heure du matin.

De l’autre côté de la table et faisant face à la comtesse Iwacheff était Sarah, flanquée de MM. de Fressantel et du Charmil.

On était à la fin du premier service lorsque le maître d’hôtel annonça le docteur. Celui-ci entra. La Louve lui fit signe de venir prendre place auprès d’elle.

Les têtes des convives étaient déjà si échauffées que l’arrivée du médecin avait à peu près passé inaperçue.

Sarah Bernier, tout entière à ses voisins, n’avait pas remarqué le singulier regard, que le nouvel arrivant avait jeté sur elle.

— Ah ! c’est aimable à vous d’être venu, dit Jeanne à son nouveau convive avec son plus gracieux sourire ; je craignais que, pour la première fois que je comptais sur le plaisir de vous recevoir à ma table, vous ne me fissiez faux-bond.

— Mon Dieu ! madame, répondit le docteur à haute voix et tout en savourant le potage bisque qu’on lui avait servi, il y a une bonne heure au moins que je serais des vôtres si, au moment où j’allais me rendre chez vous, je n’avais été appelé assez loin de mon quartier par le devoir de mon ministère.

— Un accident ?

— Non, un bel et bon assassinat !

À ces mots, les conversations particulières cessèrent comme par enchantement, et tous les yeux se tournèrent vers l’Américain.

— Un assassinat ? répéta l’ex-madame de Ferney.

— Oui, madame, continua Harris. Un artiste, un peintre que j’ai eu l’occasion de soigner pendant le siège, trouva ce soir, en rentrant chez lui, un voleur qui se préparait sans doute à le dévaliser ; il se jeta bravement sur lui et en reçut un coup de couteau qui, par ma foi, aurait pu le faire passer immédiatement de vie à trépas. Je suis arrivé à temps.

— On a arrêté l’assassin, au moins ? demanda M. de Fressantel.

— Non, monsieur, il est parvenu à s’enfuir, malgré la blessure qu’il avait reçue lui-même d’un domestique accouru fort à propos au secours de son maître. Mais pardon, mesdames, c’est là un sujet peu gai ; mon malade est sauvé ou à peu près ; parlons d’autre chose.

Et sans paraître remarquer la pâleur de Sarah Bernier, le docteur, avec une facilité d’évolution fort naturelle d’ailleurs chez un médecin, donna à la conversation un tout autre tour.

Les convives de la Louve reprirent aussitôt leur entrain et leur insouciance.

Une grande heure après, tout le monde se levait de table et personne ne se souvenait de l’histoire lugubre qui avait interrompu le souper pendant quelques instants.

Profitant de ce que ses invités passaient dans les salons, la Louve s’approcha de son hôte et lui dit avec une anxiété étrange, une sorte de curiosité farouche :

— Qu’y a-t-il de vrai dans votre récit ?

— Tout, chère madame, répondit l’Américain. C’est M. Armand de Serville qui a été assassiné. Seulement, où sont les lettres ? Je l’ignore, car l’homme ne s’était pas encore introduit dans la maison lorsque le peintre s’est jeté sur lui. Cependant le petit meuble de Boulle a été ouvert. Par qui ?

— Peut-être par un complice ?

— C’est possible !

— Tenez, voici Mme Bernier qui pourrait peut-être nous le dire, puisque c’est elle qui a tout organisé.

Après être parvenue à se débarrasser de Gaston, Sarah s’était hâtée de s’approcher du docteur, dont l’histoire l’avait impressionnée.

Harris lui évita la peine de l’interroger.

— Oui, c’est de M. Armand que j’ai voulu parler, lui dit-il. Diable ! vos hommes n’y ont pas été par quatre chemins ! Deux lignes de plus, et vous étiez complètement vengée.

— Mais je n’ai pas voulu faire tuer M. de Serville, monsieur, je vous le jure, murmura la comédienne toute tremblante. Il était convenu que l’affaire se ferait sans violence. Je n’y comprends rien. On n’a arrêté personne ?

— Personne.

— Je vais retourner chez moi, car si les lettres ont été prises, j’aurai certainement des nouvelles cette nuit.


— Il n’y a qu’une difficulté, c’est que je n’ai plus de maison montée, et…
— Et que monsieur est ruiné ! je le sais.


— Les lettres ont été enlevées, j’en suis certain ; mais gardez-vous de bouger d’ici jusqu’au jour, à moins que vous ne vouliez être soupçonnée. Je n’ai raconté cette aventure tout haut devant vous et devant la comtesse Iwacheff, que pour qu’on soit bien persuadé que nous y sommes tous complètement étrangers.

— Vous avez raison, répondit la jeune femme en faisant un violent effort pour reprendre tout son calme.

Et apercevant au même moment M. de Fressantel qui la cherchait, elle l’appela comme pour lui reprocher de ne pas l’avoir suivie.

Le baron s’empressa de la rejoindre, et il ne se douta pas un instant, en lui prenant le bras pour la conduire dans le salon, où les tables de jeu étaient prêtes, que sa maîtresse était tout simplement la complice d’un assassinat suivi de vol.

Un instant après, on commençait chez la fille du guillotiné Méral un baccara effréné, sur lequel Gaston comptait bien pour doubler ses capitaux. Il avait confié cinq mille francs à du Charmil, en avait mis deux mille de côté, pour le cas où il perdrait, et il se disposait à risquer hardiment les douze mille francs qui composaient le restant de sa fortune.

Devenue libre, Sarah Bernier s’empressa d’en profiter pour causer avec son amie du drame de la rue d’Assas, et la Louve en éprouva une émotion violente, car si elle haïssait mortellement le seul homme qu’elle eût jamais aimé, elle craignait néanmoins les suites de cette sanglante histoire.

Sachant qu’elle n’était plus soutenue comme jadis par des amis puissants, elle redoutait de voir la police se mêler de ses faits et gestes.

Ce qui la contrariait vivement surtout, c’était que la Fismoise fut dans cette affaire qu’elle craignait de ne voir se terminer que par quelque scandale judiciaire.

De plus, quels étaient ces auxiliaires dont sa sœur s’était servie ? N’avait-elle pas à craindre de se trouver à la merci de quelques mauvais drôles qui spéculeraient sur sa terreur ?

Heureusement qu’Harris la rassura en lui rappelant qu’elle était restée étrangère à tout, que c’était son amie qui était allée elle-même chez la brocanteuse, et qu’en admettant que l’affaire prît une mauvaise tournure, ce qui était peu probable, car personne n’avait vu ceux qui s’étaient introduits chez M. de Serville, il lui serait facile de prouver que sa coopération avait consisté à présenter l’ancienne maîtresse du peintre à deux inconnus, sans même rien savoir de leurs intentions.

Un peu remise par ces explications, la Louve retourna dans son salon pour être de nouveau tout entière à ses invités.

Le jeu était fort animé ; il y avait autour de la table de baccara une demi-douzaine de femmes et une douzaine d’hommes, qui ne songeaient plus qu’aux cartes.

Du Charmil jouait serré et faisait peu de mouvements d’argent ; mais M. de Fressantel, plus pressé d’arriver au résultat qu’il désirait, marchait grand train, et la chance l’avait à ce point favorisé qu’il gagnait déjà une dizaine de mille francs.

— Ne jouez-vous pas, marquis ? demanda la comtesse à d’Almeida, qui, ainsi que le docteur Harris, était resté jusque-là simple spectateur de la lutte.

— J’ai honte de vous l’avouer, madame, répondit l’étranger, mais ce jeu m’est absolument inconnu.

— Oh ! il n’est pas difficile, monsieur dit Gaston, qui avait pris la main et qui, après être parti de dix louis, avait passé quatre fois et gagnait par conséquent 3,000 francs. Vous n’avez qu’à dire : banco, ramasser les deux cartes que je vais vous donner, et le premier de ces messieurs vous dira ce que vous avez à faire, si vous avez gagné ou perdu.

— Eh bien ! banco, monsieur, puisque cela peut vous être agréable, répliqua le marquis avec indifférence, en relevant les deux cartes que M. de Fressantel avait lancées de son côté.

Au même instant, l’amant de Sarah Bernier abattit huit.

— Moi, j’ai neuf, monsieur, riposta M. d’Almeida, en suivant le conseil du joueur qu’il avait consulté.

Et après avoir mis doucement ses cartes sur la table, il ramassa les cent soixante louis que le jeune baron avait poussés vers lui avec un certain mouvement de mauvaise humeur.

M. de Fressantel venait d’avoir le pressentiment que cet homme, qu’il avait provoqué, lui porterait malheur.

En effet, à partir de ce moment, il ne gagna plus un seul coup important, et quand, invité par la réunion tout entière, le marquis prit la main à son tour, ce fut pour passer cinq ou six fois et ruiner à moitié le baron, qui avait ponté sur lui avec une espèce de fureur.

Il perdit ainsi plus de quinze mille francs en moins d’une heure, et lorsque le jour commença à filtrer à travers les rideaux du salon, il mit convulsivement la main dans sa poche pour en tirer les deux mille francs qu’il y conservait en réserve.

Quoique ce fût absolument tout ce qui lui restait, il était décidé à les jouer en deux coups.

Lorsque la main lui revint, il partit de mille francs, passa cinq coups et, se voyant trente-deux mille francs devant lui, il ne put s’empêcher d’appeler son adversaire.

Celui-ci avait abandonné le baccara pour causer avec les femmes, qui, tout naturellement, en le voyant heureux au jeu, s’étaient empressées autour de lui.

— Parfaitement, monsieur, dit le marquis, banco !

— Des trente-deux mille francs ?

— Des trente-deux mille francs.

— Passe la main, Gaston, murmura rapidement à l’oreille de son ami du Charmil, qui avait quitté sa place.

— Jamais ! répondit M. de Fressantel, que l’amour-propre entraînait.

Il donna rapidement les cartes.

— Ah ! cette fois, vous ne me gagnerez peut-être pas, ajouta-t-il aussitôt ; j’ai encore huit.

— Et moi encore neuf, monsieur, riposta M. d’Almeida en abattant ses cartes.

M. de Fressantel sentit un éblouissement lui passer devant les yeux, et les invités de la Louve s’aperçurent si bien de son émotion qu’ils gardèrent le silence ; mais ce ne fut que pour un instant, car, au moment où le noble étranger mettait le dernier louis du baron dans sa poche, il s’éleva tout à coup dans le salon un cri général d’étonnement et de stupeur.

Ce mouvement avait été provoqué par les terribles nouvelles que Fernand Barthet, le peintre, venait de lancer brusquement au milieu des invités de la Louve.

Ce Fernand Barthet était un artiste aussi célèbre par son existence bizarre que par ses œuvres.

Tout à son travail pendant l’après-midi, il ne revenait jamais chez lui avant l’aurore, ce qui l’avait fait surnommer « le vertueux Fernand ».

Tous les soirs, vers dix heures, il faisait son entrée en costume de soirée, au foyer de quelque théâtre. À minuit, il paraissait à son cercle, au Mirliton ; puis, à deux heures, il commençait sa tournée dans les restaurants à la mode et chez ceux de ses amis qui recevaient.

C’est ainsi que cette nuit dont nous retraçons les incidents, il avait appris, en sortant du Helder, vers quatre heures du matin, l’assassinat dont Armand de Serville avait été victime.

Or, comme il aimait beaucoup son confrère, il s’était hâté de courir rue d’Assas.

Là, il avait recueilli tous les détails du drame, et, en revenant du côté des boulevards, une ou deux heures plus tard, on lui avait raconté à son cercle ce qui était en train de se passer à Montmartre, ce triste et honteux épisode des canons, qui devait se terminer d’une façon si sanglante avant la fin de la journée.

Sachant qu’en ce même moment on jouait et on dansait chez la Louve, dont il était du reste un des fidèles, Fernand n’avait fait qu’un bond jusqu’à la rue de Monceau, et il était tombé au milieu de la réunion, pour s’écrier avec une de ces poses théâtrales qu’il affectionnait :

— Allez, messeigneurs, allez ! jouez vos fermes et vos castels, aimez les jolies filles, savourez dans des coupes d’or les vins de Chypre et d’Alicante ! Pendant ce temps-là on assassine vos amis et les manants rossent le guet !

On avait d’abord pris cette étrange tirade pour une plaisanterie, mais le jeune artiste s’empressa de dire ce qu’il savait, dans un langage plus en rapport avec l’époque, et ce fut alors un cri général d’épouvante.

Sur les vingt à vingt-cinq personnes qui se trouvaient encore chez la Louve, dix au moins connaissaient M. de Serville de nom et de réputation, et l’histoire de ses amours avec Sarah Bernier était depuis longtemps dans le domaine public. Tous les yeux cherchèrent alors la comédienne, mais aux premiers mots du peintre, elle avait disparu.

On supposa charitablement qu’elle était allée prendre elle-même des nouvelles de son ancien amant, et, comme les esprits se tournèrent vers la seconde partie du récit de M. Barthet, ce fut aussitôt un sauve-qui-peut si précipité que, cinq minutes après, Gaston et du Charmil se trouvaient à peu près seuls chez la comtesse.

Le marquis d’Almeida et le docteur Harris étaient partis des premiers.

— Voilà une jolie nuit ! dit de Fressantel à Paul. Je n’ai plus le sou !

Le jeune baron était plus préoccupé de sa ruine que des événements dramatiques dont il venait d’être instruit. S’il les regrettait, c’était bien certainement pour cette seule et importante raison qu’ils faisaient cesser brusquement cette partie où, peut-être, il aurait encore pu se rattraper.

— Étranger maudit ! continua-t-il, en se décidant à se lever de table.

La Louve ne revenait pas et il n’y avait plus dans les salons que les domestiques, qui attendaient avec une impatience visible que les derniers invités de leur maîtresse voulussent bien se retirer.

— C’est vrai, répondit du Charmil, ce moricaud t’a gagné tous les coups décisifs. Moi aussi, j’ai tout perdu.

— Tout ! Tu n’as plus rien des cinq mille francs ?

— Absolument ! J’ai étouffé une vingtaine de louis à peine.

— Eh bien ! nous sommes de jolis garçons ! Allons-nous-en !

Et sans s’inquiéter de ce qu’était devenue Sarah Bernier, M. de Fressantel jeta son paletot sur ses épaules, descendit l’escalier comme un homme ivre, et prit à pied le faubourg Saint-Honoré.

Il faisait grand jour, il était près de sept heures du matin, et les rues étaient si tranquilles qu’on n’eût certes pas deviné, en les traversant, qu’on se battait dans un autre quartier de Paris.

Mais en arrivant du côté du boulevard des Italiens, les deux jeunes gens ne purent douter un instant du récit de Fernand Barthet.

Non seulement ils entendaient les coups de fusil du côté de Montmartre, mais ils voyaient passer à bride abattue les courriers qui se dirigeaient vers la rive gauche, et des soldats débandés qui semblaient fuir tant ils marchaient d’un pas précipité.

Les fenêtres s’ouvraient à tous les étages, des figures bouleversées y apparaissaient, on battait le rappel, il régnait dans l’air une atmosphère toute d’inquiétude et de terreur.

— Ma foi ! qu’ils s’arrangent ! dit tout à coup Gaston à Paul en arrivant à l’angle de la rue du Helder et du boulevard, je suis brisé, je rentre me coucher.

— Non pas moi, répondit du Charmil avec un sourire mauvais. Quand on n’a plus le sou, il faut avoir au moins le courage de risquer sa peau. Va dormir, j’irai te donner des nouvelles.

Et sans attendre la réponse de son ami, il se sépara de lui pour prendre en courant la direction du faubourg Montmartre.

Quant à Gaston, après avoir suivi son compagnon des yeux pendant quelques instants, il se dirigea, la tête basse, vers son domicile.

Arrivé dans cet appartement où rien n’était plus à lui, il se jeta sur son lit et, malgré tout son chagrin, il s’endormit bientôt d’un profond sommeil.

Vers quatre heures de l’après-midi seulement, il se réveilla, et, lorsqu’il eut un peu recouvré ses esprits, dévoré un biscuit et avalé un verre de bordeaux, il commença à réfléchir à sa situation.

Son bilan était facile à établir : il ne possédait plus que le billet de mille francs qu’il n’avait pas eu le temps de jouer, ne pouvait s’adresser à personne, ne se sentait de goût à rien ni nul courage pour prendre une résolution énergique.

Sa maîtresse ne pourrait bien certainement lui pardonner sa ruine. D’un autre côté, il ne lui était pas possible, sans argent, de se mettre à la poursuite de Mme de Fressantel, et si la révolution éclatait à Paris, elle lui enlèverait si bien les moyens de se tirer d’affaire, que le mieux pour lui était décidément d’en finir une bonne fois.

En terminant ces réflexions, le jeune homme avait pris, dans l’un des tiroirs de son bureau, une superbe boîte de pistolets et s’était mis à charger l’une de ces armes, tranquillement, comme s’il se fût agi pour lui d’aller au tir.

Cela fait, il prit une feuille de papier à lettre et commença à écrire :


« Ma chère Sarah,

« Au moment où vous recevrez ces lignes, vous serez veuve ; seulement, moi, je m’en vais volontairement, tandis que ce pauvre Serville a été assassiné par je ne sais quel misérable ni dans quel but. Je voudrais pouvoir vous laisser un souvenir, mais… »


Au moment où le baron en était là de sa funèbre épître, un coup de sonnette le fit tressaillir.

Il se demanda d’abord s’il devait aller ouvrir ; puis, comme le noyé qui se raccroche à toutes les branches, il s’y décida, convaincu d’ailleurs que ce visiteur ne pouvait être que du Charmil et qu’après son départ, il redeviendrait libre de mettre fin à sa lettre et à sa vie.

Seulement, comme il ne voulait pas, cette fois, être détourné de son projet ainsi qu’à Londres, il ferma son bureau, afin que son ami ne pût voir l’occupation au milieu de laquelle il avait été dérangé.

Mais ce n’était pas Paul qui avait sonné ; c’était un jeune domestique en livrée, notre ami Louis lui-même, revenu à son ancienne profession, qui s’excusa poliment d’avoir troublé le maître du logis.

— Très bien ! mon garçon, fit Gaston avec impatience ; que me voulez-vous ?

— J’ai à remettre à monsieur, répondit le vaurien, une lettre de Mme Sarah Bernier.

— De Mme Bernier ! Voyons.

Il prit l’enveloppe que le neveu de la Fismoise lui présentait respectueusement.

Aux premiers mots de cette missive, M. de Fressantel demeura tout surpris.

Voici ce que Sarah lui écrivait :


« Mon cher ami,

« Après votre sottise de cette nuit, le mieux que vous ayez à faire, c’est de vous marier.

« Votre tante est toujours à Paris, et comme elle doit avoir besoin de vous, grâce aux événements difficiles qui menacent, elle vous reverra certainement avec plaisir.

« Je vous envoie, en même temps que ce conseil, un garçon que je vous recommande fort.

« Vous n’avez plus de valet de chambre, il vous en servira. Il est adroit, intelligent, propre à tout.

« M. Armand de Serville, dans l’horrible attentat dont il a été victime cette nuit, n’a reçu qu’une blessure sans gravité. Le docteur Harris répond de sa guérison.

« Toujours bien à vous.

« Sarah. »


— Alors c’est Mme Bernier qui vous envoie ? demanda le baron à Louis, après quelques instants de silence, car cette lettre de sa maîtresse ne lui semblait pas compréhensible en tous points.

— Oui, monsieur, répondit le chenapan ; je serais heureux d’entrer au service de monsieur.

— Il n’y a qu’une difficulté, c’est que je n’ai plus de maison montée, et…

— Et que monsieur est ruiné ! je le sais.

— Tu dis ?

— Je dis que monsieur est ruiné, mais ça m’est égal. Monsieur redeviendra riche, j’en suis certain. Quand monsieur aura épousé sa tante, il me paiera mes gages.

— Ah çà ! mon gaillard, tu me parais bien au courant de mes affaires. Mme Sarah t’a fait des confidences.

— Elle ne m’a rien dit du tout ; mais il y a longtemps que je connais monsieur.

— Vraiment !

— J’ai eu l’honneur de faire la traversée avec monsieur de Douvres à Calais, et j’ai compris quel chagrin il avait dû éprouver en retrouvant sa tante mère d’une petite fille qui devenait l’héritière du général de Fressantel. C’est ce qui m’a décidé à accepter tout de suite, lorsque Mme Bernier a offert à ma bonne tante Fismoise de me placer chez monsieur.

— Ah ! tu es le neveu de la Fismoise ?

— Une bien digne femme.

— Oui, je sais.

— Alors, monsieur me prend à son service ?

— Certainement ! Tu vas commencer par courir chez Mme de Fressantel pour t’informer si elle est encore à Paris. Si elle est à son hôtel, tu lui remettras une lettre que je vais te donner.

En disant ces mots Gaston était rentré dans sa chambre, où Louis l’avait suivi, et, ne se souvenant plus des préparatifs de mort au milieu desquels il avait été dérangé, il avait ouvert son bureau afin d’écrire la lettre qu’il voulait envoyer à sa tante.

— Peste, monsieur ! dit le neveu de la brocanteuse, en apercevant les pistolets et en les désignant du doigt à son nouveau maître avec un geste des plus expressifs, je crois que je suis arrivé à temps.

— C’est vrai, répondit M. de Fressantel ; je ne savais plus trop où donner de la tête.

— Ce n’est jamais une raison pour se la casser, riposta philosophiquement Louis.

Tout en causant avec son nouveau valet de chambre, le baron avait écrit à sa tante quelques lignes bien faites pour toucher le cœur honnête de la jeune femme.

Il la priait de lui pardonner de n’avoir pu rester maître de ses sentiments, et il lui disait simplement, sans phrases, qu’apprenant qu’elle était encore à Paris, il se mettait à ses ordres, en parent loyal et dévoué, en chevalier auquel elle n’aurait plus jamais l’ombre d’un reproche à adresser.

Au moment même où il cachetait cette lettre, le timbre de sa porte retentit de nouveau. Louis courut ouvrir. Ce fut du Charmil, cette fois, qui se précipita dans l’appartement, en s’écriant :

— Aux armes, Gaston ! Nous voilà en pleine révolution ; le gouvernement abandonne Paris ; demain nous serons les maîtres.

— Comment ! que veux-tu dire ? Nous serons les maîtres ! Qui ça, nous ?

— Mais nous, toi, moi, tous ceux qui n’ont rien et veulent avoir !

— Tu es fou ! riposta le baron, dont les instincts aristocratiques se réveillaient à ce cri de communisme.

— Que non pas, cher ami ! Dans vingt-quatre heures, la Commune sera proclamée ! Aux premiers arrivés, les grasses fonctions et les portefeuilles ! Je me lance tête baissée dans le mouvement. Moi aussi, je veux devenir quelque chose et quelqu’un. J’espère bien que tu me suivras ?

— Tu t’imagines que la révolution va marcher aussi vite que cela, que l’armée ne va pas balayer les rues à coups de fusil !


Il tendit à la Louve les lettres que celle-ci saisit sans le quitter des yeux.


— L’armée ! Elle est déjà à Versailles avec les ministres. Il n’en reste plus au Luxembourg qu’un bataillon.

— Eh bien ! cela ne me décide pas du tout. Grand merci ! je ne me mêle pas de ces mouvements où un tas de pauvres diables affolés et trompés se font hacher comme chair à pâté.

— Alors, adieu. Tiens ! j’entends le rappel. Reste chez toi si ça te fait plaisir. Dans huit jours, tu me demanderas ma protection.

Et rouvrant brusquement la porte, Paul descendit l’escalier en entonnant un couplet de la Marseillaise.

Après le départ, de son ami, M. de Fressantel était resté tout songeur. Louis, qui l’observait, se rapprocha de lui.

— Eh bien ! monsieur, dit le groom avec un mauvais sourire, ce n’est pas déjà si fâcheux ce qui se passe là. Les gens habiles en profiteront pour faire leurs affaires. C’est le vrai moment de porter votre lettre à Mme de Fressantel.

— Tu as raison, répondit le jeune homme en rougissant. Tiens, cours et reviens.

Le digne neveu des Méral ne se fit pas répéter cet ordre deux fois ; il s’empara du pli et disparut, pendant que son maître, le front dans les mains et la lèvre crispée, semblait lutter contre quelque mauvaise pensée qui venait de se glisser dans son esprit.

Du Charmil, d’ailleurs, n’avait dit que trop vrai. La tentative du gouvernement sur Montmartre s’était terminée par l’assassinat des généraux Lecomte et Clément Thomas, deux républicains de vieille date cependant !

Le 18 mars avait sonné !