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Sang-Maudit (Pont-Jest)/6

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Marmorat (p. 29-35).

VI

Rue Vandrezanne.



Après le départ de Jérôme, Lucie ne s’était pas endormie. Elle avait forcé Marie à se coucher ; et, sous le prétexte qu’elle devait la reporter le lendemain, elle s’était mise à coudre une petite robe, qui, malgré tous ses efforts pour éloigner ce lugubre souvenir, rappelait incessamment à son esprit cette pauvre enfant si mystérieusement ensevelie.

Tout en tirant son aiguille, elle comptait les instants. Les moindres bruits venant du dehors la faisaient tressaillir ; elle se reprochait déjà de ne pas avoir résisté aux tentations de l’inconnu.

Mme Dutan avait bien prévu que son mari ne pourrait être de retour avant deux heures du matin au plus tôt ; aussi ne fut-elle troublée, jusqu’à ce moment de la nuit, que par la crainte qu’il ne fût surpris ; mais lorsqu’elle entendit sonner trois heures, puis quatre, cette crainte se transforma en épouvante.

Elle avait le pressentiment d’un malheur.

Jérôme était-il arrêté ? De quel accident avait-il été victime ?

Le cœur serré, elle s’accouda à la fenêtre, où elle resta jusqu’au jour, malgré le froid et la pluie.

Lorsqu’elle vit les portes des maisons voisines s’ouvrir et la rue s’animer, n’y pouvant plus tenir davantage, elle alla réveiller sa fille.

— Marie, lui dit-elle, en dissimulant ses angoisses, ton père est déjà parti pour le chantier ; mais il a oublié sa pipe, et tu sais combien il en serait privé. Je vais la lui porter, je serai bientôt de retour ; garde la maison.

Puis, pensant que son mari pourrait rentrer pendant son absence, elle ajouta :

— Si par hasard ton père revenait, tu lui diras où je suis, afin qu’il n’ait pas d’inquiétude.

Sans demander aucune autre explication, bien qu’elle fût étonnée d’être réveillée d’aussi bonne heure, car d’ordinaire sa mère la laissait dormir tout son content, la fillette frotta ses jolis yeux, s’étira un peu, releva d’un tour de main ses longs cheveux dénoués par le sommeil et sauta en bas de son lit.

Lucie n’attendit pas que sa fille fût habillée ; elle lui renouvela sa recommandation et sortit précipitamment.

Une fois sur la route d’Italie, elle hésita.

Les yeux fixés du côté de la barrière dans l’espoir de voir enfin revenir son mari, elle se demandait si elle devait se rendre à Nogent ou aller tout dire à Pergous.

Mais en pensant que si Jérôme était arrêté, son voyage à Nogent serait inutile, et, pressée d’en terminer avec ses horribles incertitudes, elle courut jusqu’à la station, où elle prit une voiture, en ordonnant au cocher de la conduire rue du Four-Saint-Germain.

Lorsqu’elle arriva à la porte de l’agent d’affaires, il était sept heures à peine.

— M. Pergous est-il chez lui ? demanda-t-elle, en s’efforçant de paraître calme à la domestique qui vint ouvrir, après l’avoir faire attendre longtemps.

— Oui, madame, répondit cette femme, mais il est encore couché.

— Réveillez-le, j’ai quelque chose de fort important à lui communiquer.

— Ah ! c’est que monsieur n’aime pas beaucoup à être dérangé.

— Je vous en prie, c’est très grave.

Cette affirmation était à peu près inutile de la part de l’ouvrière, car sa voix ainsi que sa physionomie trahissaient son émotion.

— Votre nom au moins ? fit la servante.

— Lucie Dutan.

— Attendez là.

La domestique avait introduit la femme de l’ouvrier dans la salle à manger ; et, paraissant assez inquiète à l’égard de la façon dont elle allait être reçue, elle était entrée chez son maître.

— Quoi ! Qu’y a-t-il ? répondit le bourru personnage aux premiers mots de sa servante ; vous savez bien qu’avant dix heures je n’y suis pour personne.

Pergous était en effet un sybarite ; ses opérations véreuses lui rapportaient assez d’argent pour qu’il se crût le droit de ne recevoir qu’à sa convenance les gens qui avaient recours à ses services.

Aussi ne fallut-il rien moins que le nom de Lucie Dutan pour lui faire relever la tête.

— Que diable me veut cette femme ? murmura-t-il avec une certaine inquiétude.

Et il ajouta aussitôt à haute voix :

— Eh bien ! faites-la entrer, si c’est si pressé ; je ne vais pas me lever pour elle.

Lucie, qui, de la salle à manger, avait entendu, s’élança dans la chambre dont la porte était restée entr’ouverte.

— Monsieur, dit-elle à l’agent d’affaires, sans attendre d’être interrogée, il est arrivé un malheur à mon mari.

— Quel malheur ? Que voulez-vous que j’y fasse ? répondit brutalement l’ex-avoué. Je ne peux cependant pas toujours…

— C’est à propos de cette caisse.

— Comment de cette caisse ! Il ne vous a donc pas dit ce que nous en avons fait ?

— Si, monsieur, mais…

— Mais quoi ? Voyons, parlez !

Pergous commençait à craindre qu’il ne fût arrivé à Jérôme quelque chose de nature à l’intéresser vivement.

— Écoutez, monsieur, je vais vous dire la vérité comme je la dirais au bon Dieu.

Cette naïve comparaison n’arracha pas même un sourire à celui auquel elle s’adressait, et la pauvre femme raconta franchement ce qui s’était passé devant elle entre son mari et l’inconnu.

— Alors, au risque de me compromettre et pour me récompenser du service que je lui ai rendu, Dutan s’est tout simplement introduit dans ma maison comme un voleur ? fit l’homme d’affaires.

— Monsieur, supplia la pauvre femme.

— Oui, vous n’avez pu résister à l’appât des cinq mille francs.

Le misérable ne rougit pas en prononçant ces mots, quoiqu’il sût bien cependant que Jérôme n’avait pu tenir sa promesse, mais il poursuivit :

— Maintenant, il faut encore que ce soit ce bon monsieur Pergous qui vous tire de là. Ah ! voilà une jolie affaire si la police s’en mêle. Retournez chez vous et n’en bougez pas de la journée, que votre mari revienne ou ne revienne pas. Moi, je vais courir à Nogent pour voir s’il y a du nouveau.

— Oh ! soyez béni, monsieur.

— Aussitôt de retour, j’irai vous trouver.

Et sans s’inquiéter de la pudeur de la malheureuse affolée qui lui redemandait son mari, le cynique personnage descendit de son lit devant elle.

Mais Lucie était une trop honnête créature pour même accorder à Pergous le bénéfice de sa grossièreté en rougissant.

Elle ne vit là que le fait d’un homme qui ne voulait pas perdre une minute, et elle se contenta de se retirer en répétant :

— À bientôt, n’est-ce pas, monsieur ?

— Oui, c’est entendu ! répondit l’ex-avoué en commençant à s’habiller.

Mais à peine Lucie eut-elle disparu, qu’il poussa un énergique juron.

Le cas était grave, en effet ; il ne pouvait se le dissimuler.

Que s’était-il passé entre Dutan et l’inconnu lorsqu’ils avaient trouvé la fosse vide ? N’avaient-ils pas été surpris et arrêtés tous deux, avant, pendant ou après leur lugubre excursion ?

L’absence de Jérôme ne lui paraissait explicable que de la sorte. Or, lui, Pergous, en raison de son passé, se souciait peu d’avoir de nouveau maille à partir avec la justice, ce qui ne manquerait pas de se produire si l’ouvrier prononçait son nom.

Toutes ces pensées eurent pour résultat immédiat de lui faire si bien précipiter sa toilette que, moins d’un quart d’heure après le départ de Mme Dutan, il sortait à son tour.

De la rue du Four à la gare de Strasbourg, et surtout de la station de Nogent à sa maison de campagne, la route lui parut interminable.

Lorsqu’il fut sur le pas de sa porte, il se sentit trembler, bien qu’il n’aperçût rien d’inquiétant ni chez lui ni dehors.

— C’est trop bête enfin, se dit-il ; somme toute, je n’ai pas grand’chose à craindre.

Et après s’être assuré que les environs étaient déserts, il ouvrit brusquement sa grille et se glissa dans son jardin.

Il y avait à peine fait dix pas du côté du massif qu’il s’arrêta épouvanté.

Au milieu du sol remué, il apercevait un homme étendu et immobile.

Mais Pergous n’était accessible que passagèrement à la peur. Bientôt remis de son émotion, il avança.

Plus encore à ses vêtements qu’à ses traits ensanglantés, il reconnut immédiatement Dutan, et, se penchant sur lui, il reconnut qu’il était mort.

— Nom de nom ! murmura-t-il alors, sans une pensée de pitié pour le malheureux ; qu’est-ce que je vais faire de ça et que dirai-je à sa femme ?

Puis, songeant que la découverte de ce cadavre dans son jardin pouvait le faire accuser d’assassinat, surtout lorsque la justice saurait qu’il y était venu avec l’ouvrier dans le but d’y enfouir une caisse dont celui-ci avait voulu s’emparer, il ajouta avec une véritable épouvante :

— Il faut à tout prix qu’il disparaisse ! C’est l’autre qui l’a tué, mais pourquoi ? Je comprendrais ce meurtre si Jérôme avait livré la caisse ! Imbécile que je suis, c’est justement parce qu’il ne l’a pas trouvée !

Cette conviction était suggérée à l’agent d’affaires par la vue de la profondeur du trou, ce qui prouvait assez la persistance avec laquelle les travailleurs avaient poursuivi leurs recherches.

— Enfin, peu importe ! continua-t-il ; ce qu’il y a de terrible pour moi, c’est qu’il est mort. Voyons, ne perdons pas la tête !

Et Pergous, à deux pas de ce corps, se mit à réfléchir avec autant de calme que s’il eût été assis devant son bureau.

Moins d’un quart d’heure plus tard, son parti était pris.


Il laissa tomber hors du canot la masse de fer, dont la pesanteur entraîna le corps au fond de la rivière.


Il traîna d’abord son cadavre au milieu du massif, où il le recouvrit de feuilles et de branches sèches ; il revint ensuite auprès de la fosse qu’il commença à combler.

Toutes les cinq minutes il s’arrêtait pour descendre au fond du trou et y tasser la terre avec ses pieds.

Pendant plus d’une heure et demie, il poursuivit sa tâche, puisant des forces surhumaines dans sa volonté d’atteindre son but.

Quand le sol eut repris son niveau, il plaqua avec soin des touffes de gazon qu’il prit çà et là ; et comme il restait une certaine quantité de déblais, il les chargea sur une brouette et s’en fut les semer dans les plates-bandes.

Ces diverses opérations faites, et lorsqu’il eut jeté un coup d’œil sur l’endroit où avait existé le trou fatal, il ne put réprimer, malgré toute sa terreur, un sourire de satisfaction.

Il était impossible d’y découvrir la moindre trace de travail.

Mais il restait le corps de Jérôme qu’il ne pouvait laisser dans le jardin, dans la crainte qu’il n’y fût découvert par quelques-uns de ces maraudeurs pour lesquels les maisons de campagne des environs de Paris n’ont que des clôtures peu respectées.

L’agent d’affaires reprit le cadavre par les pieds et le traîna jusqu’à une petite serre, située le long du mur et pleine de débris de toute sorte.

Là, il l’enfouit sous des fagots et, après s’être assuré qu’il faudrait plus qu’une visite sommaire pour l’y découvrir, il s’en éloigna en disant cyniquement :

— Il faut espérer qu’il n’entrera personne ici jusqu’à ce soir ; demain il sera loin ; je m’en charge !

Ensuite, le plus tranquillement du monde, il se dirigea vers sa maison, d’où il sortit, moins d’un quart d’heure plus tard, lavé, brossé, la physionomie calme, tout à fait présentable.

Il pouvait impunément rencontrer qui que ce fût sur le bord de l’eau, mais de la grille à la gare, il ne croisa que des inconnus, et, dans le train, il n’aperçut personne de sa connaissance.

Il était à peu près midi, lorsque, après avoir pris soin de déjeuner confortablement sur sa route, il frappa à la porte de Dutan.

Du premier coup d’œil, il jugea qu’il ne s’était rien passé de nouveau.

Lucie n’avait pu cacher ses angoisses à sa fille. La mère et l’enfant pleuraient.

Pergous n’attendit pas d’être plus complètement interrogé que par les regards suppliant des deux femmes.

— Je n’y comprends rien, dit-il, en. se laissant tomber sûr un siège comme s’il était accablé de fatigue. Je n’ai plus trouvé la caisse où je l’avais placée avec Jérôme. Votre mari et cet inconnu l’ont enlevée.

— Oh ! mon Dieu ! gémit Lucie, qu’est-il devenu ? Mon enfant ! mon pauvre enfant !

Elle avait ouvert ses bras à Marie, qui s’était jetée sur son sein en sanglotant ; mais, comprenant que son visiteur avait à lui donner des détails que sa fille ne devait pas entendre, car celle-ci ignorait absolument ce dont il s’agissait, elle la força à se retirer dans sa chambre.

— Voyons, ne vous désespérez pas ainsi, dit l’ex-avoué à Mme Dutan lorsqu’il fut seul avec elle ; il n’est pas nécessaire que les voisins vous entendent. Que diable ! il n’est peut-être arrivé rien de fâcheux à votre mari. Une fois en possession du coffre, cet étranger a probablement exigé de Jérôme qu’il le portât chez lui. Il se peut que ce soit loin, hors de Paris.

— C’est vrai, fit Lucie en s’emparant avidement de l’espoir que lui permettait cette explication ; mais pourquoi ne m’a-t-on pas prévenue ?

— Vous vouliez qu’il vînt ici avec ça sous le bras ? riposta Pergous en haussant les épaules.

— Oui, vous avez raison. Et s’il était arrêté ?

— Il n’a pas été arrêté. En venant ici, je me suis informé à la Préfecture. Ce que vous avez de mieux à faire, c’est d’attendre à demain sans rien dire à personne.

— Ne nous abandonnez pas !

— Je n’y songe pas, quoique Dutan m’ait joué là un vilain tour. S’il rentre, faites-le-moi savoir de suite.

— Je n’y manquerai pas. Et s’il ne revient pas, mon pauvre Jérôme ?

— Nous verrons alors à le chercher. Si je n’ai pas de vos nouvelles aujourd’hui, je reviendrai demain.

— Oh ! oui, je vous en prie !

La malheureuse pressait avec reconnaissance les mains de l’infâme qui, l’œil sec et sans que son cœur tressaillît, parlait à la veuve du retour possible d’un mari dont il venait de cacher le cadavre.

Cependant, comme cette scène ne laissait pas que de lui être désagréable, si habile comédien qu’il fût, l’ex-avoué finit par s’arracher à l’étreinte de celle qui le suppliait, et il sortit après avoir renouvelé hypocritement ses promesses de protection.

Une demi-heure plus tard, il était à son bureau et recevait ses clients en homme dont l’unique souci est de conduire de son mieux les affaires confiées à ses soins.