Sans asile !/01

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La Revue populaire (p. 35-39).

SANS ASILE !

Par Pierre DAX

I

la lettre


Malcie d’Anicet traversait le porche de son hôtel quand la concierge, qui guettait depuis un grand moment, regarda si la jeune femme était seule.

Comme tous les jours, à peu près à la même heure, personne autre que la nourrice portant dans ses bras un superbe bébé joufflu, alors qu’une mignonne fillette de quatre ans trottinait à ses côtés sur les pavés inégaux de la voûte.

Devant la loge, Malcie tourna la tête, sourit, donna un petit coup de tête gracieux, en assujettissant le dernier bouton de son gant.

La nounou, déjà dans la rue, tournait à droite pour arriver à la rue du Faubourg Saint-Honoré et, là, continuer vers les Champs-Élysées, but de la quotidienne promenade.

La concierge fit alors un pas dans la direction de l’élégante jeune femme.

Elle lui tendit une lettre en la fixant, essayant de découvrir sur ce visage heureux à travers l’expression sereine, autre chose que la quiétude extérieure, la rayonnante joie : une arrière-pensée, un trouble.

Elle dit :

— C’est pour madame.

Et, ajouta d’une voix basse :

— Pour madame seule… Elle la lira quand elle sera seule.

À son tour, la jeune femme regarda la concierge.

Elle hésita, puis machinalement, tendit la main, répétant :

— Pour moi seule ?…

— Oui, madame, c’est une recommandation de la personne qui me l’a remise.

— N’est-elle donc pas arrivée par la dernière distribution cette lettre ?

— Non, madame, c’est un monsieur qui me l’a donnée. Et même qu’il ne doit pas aimer que ses volontés soient contrecarrées.

Intriguée, mais ne voulant pas attirer outre mesure l’attention de la brave femme à qui était confiée la garde de l’immeuble, Malcie prit l’enveloppe en murmurant :

— Un quémandeur sans doute, M. d’Anicet l’eût accueilli aussi favorablement que moi.

— Peut-être. Vu la recommandation, que madame en prenne d’abord connaissance. Elle fera ensuite comme elle le jugera à propos.

Dans la rue, Malcie tourna et retourna l’enveloppe blanche qui portait la suscription très nette, très fermée, d’une plume masculine :

« Madame Malcie d’Anicet,
née d’Hallon ».

Née d’Hallon ?

Quelqu’un qui la connaissait sans doute.

Leurs relations, celles de sa famille, de son père, de sa mère étaient nombreuses.

Cependant, la recommandation de lire « seule » le contenu de l’enveloppe ne lui allait pas.

Aucune de ses pensées, aucun de ses actes ne restaient inconnus de celui dont elle portait le nom.

À l’idée de dévier pour la première fois, de la ligne de conduite, rigoureusement observée depuis six ans Malcie éprouva un malaise.

Ne pas faire part à Jean ?

Oh ! non.

Elle secoua les folles idées que la remarque suscitait.

Y avait-il de quoi se mettre martel en tête ?

Une demande d’argent ?

Elle y accéderait.

Elle y accédait à l’avance.

Faire le bien, beaucoup de bien, n’était-ce pas préparer un avenir de bonheur à l’adorable fillette, au joli poupon qui la précédait de quelques pas ?

Elle s’en voulut de la crainte qu’avait occasionné ce pli.

N’eût-il pas été plus simple de le recevoir comme tout autre ?

Il en arrivait tant de banals, tant d’indifférents !

Elle laissa flotter la jupe à forme sur sa chaussure fine, et, du bout de ses doigts fluets déchira la partie du papier qui était gommé.


En confettis irréguliers, les parcelles blanches tournoyèrent, marbrèrent la poussière de la chaussée jusqu’à ce qu’enfin la lettre pût sortir librement.

Malcie lut :

« Madame,

« Je voudrais vous écrire une lettre assez longue.

« Dois-je l’adresser à votre domicile ?

« Ce que j’ai à vous communiquer vous étonnera peut-être. Il est bon, néanmoins, que vous sachiez.

Toute créature doit être au courant de ce qui, de près ou de loin la concerne.

« La vie est la vie. Pour quelques-uns : un rêve doré. Pour d’autres : un calvaire atrocement douloureux. Pour un plus grand nombre une suite de joies, de peines, de sourires, de pleurs.

« Un jeu, quoi, une comédie qu’il est bon de bien jouer.

« Je vous écrirai où vous m’indiquerez.

« Veuillez me répondre à ce même bureau aux initiales « R. H. », si vous daignez y prendre ma prose.

« Au cas où vous craindrez de vous compromettre par un mot ou une signature, envoyez simplement une feuille blanche. Ce sera l’acquiescement convenu.

« Vous voyez, que je ne suis pas très exigeant et que mon intention n’est pas de vous attirer dans un guet-apens.

« Voilà six mois que me poursuit l’idée que je mets à exécution aujourd’hui.

« Je n’agis pas à la légère.

« Maintes fois je vous ai suivie.

« Vous avouerez que j’y ai apporté quelque discrétion, puisque ni vous, ni aucun des vôtres ne s’en est jamais aperçu.

« Une fois, cependant, au Louvre, vos yeux et les miens se sont rencontrés.

« J’ai fui votre regard.

« Le capitaine Jean d’Anicet vous accompagnait.

« Mon insistance aurait pu attirer son intention.

« J’ai passé…

« J’ose compter sur une réponse, ou tout au moins sur un encouragement : la feuille blanche.

« Un silence qui se prolongerait au-delà de huit jours me donnerait l’occasion de déposer une seconde lettre chez la concierge de votre hôtel…

« J’ai résolu de communiquer un roman qui vous intéressera.

« Consentez à le lire ou à m’écouter.

« R. H. »
« Bureau restant, 33,
« Rue de Rennes. »


La lettre ouverte entre ses mains, le regard vague, à quelques pas de la nourrice, Malcie resta interdite.

Toutes les phrases, lues lentement, dans un trouble fondu de curiosité et de stupéfaction, se heurtaient dans son esprit.

Que signifiait cette prose ?

Qui en était l’auteur ?

Pourquoi de simples majuscules à la place d’un nom ?

En tout cas, quelqu’un qui la connaissait qui s’était attaché à ses pas, quelqu’un qui était au courant de sa vie.

Elle chercha à se rappeler.

Non, elle ne se souvint pas d’avoir été suivie.

Quelquefois, auprès d’elle, une louange, une exclamation flatteuse avait caressé son oreille, mais sa beauté blonde ne s’en était jamais effarouchée.

Femme honnête, que pouvait lui faire l’admiration d’indifférents.

Follement aimée de Jean qu’elle adorait, son amour lui suffisait.

Pour la première fois, elle éprouva une sorte de gêne.

Cette lettre bizarre, énigmatique, mystérieuse que, jusque-là, elle avait gardée à demi-ouverte entre ses doigts assombrit son front calme.

Qui l’avait écrite ?

À mesure que les minutes atténuaient l’espèce de confusion suscitée par l’épistole les phrases se détachaient nettement dans son cerveau.

Mentalement, elle, répéta : « Toute créature doit être au courant de ce qui, de près ou de loin, la concerne ».

Qu’ignorait-elle ?

Chez elle, chez son père, chez sa mère, il n’y avait pas de secret.

Leurs existences s’écoulaient tranquilles, saines.

Pas de dessous angoissants.

Pas de compromissions troublantes.

Cependant l’inconnu insistait, insistait, insistant même avec amertume, avec ténacité.

Il écrirait encore si Malcie ne répondait pas.

Son teint laiteux de jolie blonde se colora.

Écrire à un homme qu’elle ne connaissait pas ?

Lui écrire poste restante ?

Jamais !…

Jamais !…

La vision de Jean, la guettant, l’épiant, suivant ses mouvements, son expression, pendant qu’elle lirait la lettre, la bouleversa.

— Jamais ! répéta-t-elle.

Cette simple feuille blanche qu’il lui demandait ne deviendrait-elle pas une preuve, une compromission ?

Pouvait-elle la lui faire parvenir, cette feuille banale, sans tracer l’adresse, les deux initiales qui l’obsédaient ?

Ce jeu là, elle ne le jouerait pas.

Cependant, en arrivant avenue Marigny, elle se dit qu’il y avait de la délicatesse dans la prose claire, mesurée du mystérieux personnage…

Il évitait de la rencontrer.

Il avait fui son regard pour ne pas attirer l’attention du capitaine Jean.

Encore une fois, que signifiait tout cela ?

La malheureuse petite femme ne pouvait sortir du labyrinthe dans lequel ses pensées la jetaient.


Elle ne pouvait échapper à l’angoisse qui, fatalement, devait lui tordre le cœur avec le souvenir de la dernière phrase :

« Un roman qui vous intéressera ».

Brusquement elle s’arrêta.

Elle vit rouge.

Jean !… Jean peut-être ?

Un roman dont Jean serait le héros !

C’était la première fois que cette pensée lui venait depuis leur union.

Ce fut une horrible souffrance.

Son Jean !…

Oh ! ça n’était pas possible.

Il n’y avait pas mari meilleur, plus attentionné, plus délicat que Jean d’Anicet.

L’homme peut-il mener deux amours de front ?

La griffe du doute s’était appesantie sur le cœur troublé.

Le bonheur complet, sans nuages, avait fui à jamais,

Elle rejoignit ses enfants un pli au front, une inquiétude dans le regard, une angoisse dans l’âme.

Ses phrases, en s’adressant à la plantureuse Bretonne, se teintèrent de mélancolie, ses grands yeux bleus scrutèrent autour d’elle.

Celui qui, plusieurs fois, l’avait suivie, était peut-être non loin.

Elle se retourna.

Folie !

Personne ne l’observait, dans cette foule rieuse, toute aux ébats des petits et à leurs manèges innocents.

Ce jour-là la promenade lui parut longue, morne.

Il lui semblait que chacun lisait en elle sa torture.

Dix fois, elle voulut revenir sur ses pas, rentrer chez elle.

Il ne fallait pas éveiller l’attention de celle qui l’accompagnait. Elle resta.

Le soir, deux pensées obsédantes, se combattant l’une l’autre, la harcelèrent sans répit.

Elle voulut connaître ce roman !

Oui, elle voulait savoir si l’idée torturante, cause d’un si grand choc, était un pressentiment.

Et alors elle décida de répondre, sinon avec des mots, du moins par l’acte en apparence insignifiant que proposait l’inconnu.

Puis, tout à coup, anxieuse, troublée, la décision flotta, ne s’implanta pas.

Malcie avait huit jours pour réfléchir.

Elle les prendrait.

Ils s’écoulèrent vite, ces huit jours, malgré la série d’heures pénibles où tout devint sujet de suspicion sous l’idée importune.

Elle observait Jean… l’étudiait.

Mais non, le cœur de son mari lui appartenait tout entier.

Se montrerait-il gai, heureux comme il le faisait ? fredonnerait-il du matin au soir les refrains du mess ? Jouerait-il avec sa fille comme un enfant ? Pelotonné sur le tapis en des pauses comiques, ferait-il « cache-cache » avec son fils, le descendant des d’Anicet, race de braves et de héros, si une passion formait la moitié de sa vie.

Aussi, par moments, Malcie s’en voulait.

Elle chassait l’affreuse pensée comme une honte.

Si Jean savait !

Par la même voie que la première, une seconde lettre arriva.

Elle ne contenait que ces mots :


« Madame,

« Si, mercredi prochain, dans trois jours, je n’ai rien à retirer au bureau indiqué, j’aurai l’honneur de me présenter à votre hôtel, mercredi soir entre quatre et cinq heures.

« Peut-être serait-il préférable que vous consentiez à apprendre… hors de chez vous. Si, au contraire, je trouve au bureau restant l’enveloppe aux initiales convenues, vous pourrez y retirer le lendemain dussé-je passer la nuit à l’écrire, un récit qui vous renseignera.

« Je vous l’enverrai à l’adresse E. T.

« Votre serviteur,
« R ».

Malcie crut défaillir.

Décidément cet homme voulait qu’elle sût !

Mais quoi, grand Dieu…

Est-ce que dans sa famille l’honneur n’était pas intact !

Est-ce que l’atmosphère dans laquelle elle avait vécu n’était pas une ambiance de loyauté inattaquable ?
Pour quelques-uns la vie est un rêve doré ; pour d’autres un calvaire.

— En tous cas, se dit-elle, dans une minute où sa volonté fléchit, en supposant qu’il y ait eu « quelque chose » ce « quelque chose » avait dû être réparé.

À bout d’arguments et de combinaisons, la jeune femme conclut, la veille du jour indiqué ; « qu’un papier blanc ne pouvait la compromettre… »

« Qu’elle déguiserait son écriture pour la suscription.

« Qu’elle porterait l’enveloppe à une poste éloignée…

Ce fut le jour même, presque de gaieté de cœur, dominée par un sentiment curieux, que la pauvre petite femme mit le pied dans un calvaire atrocement douloureux.