Sans asile !/02

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La Revue populaire (p. 39-50).

II

le peintre roger


Quelques jours plus tard, les journaux du soir relataient :

« Catastrophe à Ouest-Ceinture »

« Un accident qui aurait pu avoir de terribles conséquences s’est produit à cinq heures quarante-cinq dans un train de banlieue qui arrivait à Ouest-Ceinture.

Le train allait entrer en gare quand les deux roues de devant du tender sautèrent des rails.

« Malgré le sang-froid et la présence d’esprit du mécanicien qui renversa immédiatement la vapeur, le train parcourut une distance de deux cents mètres, et le wagon qui venait après le tender fut jeté hors la voie.

« Affolés, les voyageurs, très nombreux, crurent à un tamponnement. Ils poussèrent des cris déchirants. Quelques-uns eurent l’idée malheureusement de sauter hors du compartiment.

« On ne semble déplorer jusqu’ici aucun accident mortel.

« La victime qui paraît la plus atteinte est un jeune homme qui a dû être transporté sur une civière dans le bureau d’un chef de gare, où un docteur, mandé en hâte, lui a donné les premiers soins.

« Il a été conduit à son domicile dès qu’il a pu donner son adresse.

« On attribue l’accident aux pluies de la semaine ».

Malcie entendit la lecture de cette note avec attendrissement.

— C’est épouvantable ! murmura-t-elle. On n’est jamais tranquille. Aujourd’hui, le chemin de, fer, hier, le métro, demain, les tramways, les omnibus. Heureusement qu’on n’y pense pas aux dangers que l’on court !

— Il faut convenir appuya Jean, que les accidents arrivent un peu trop souvent. Il vaut encore mieux mourir dans son lit, chez soi, que sur une voie ferrée ou sur une avenue.

— Pauvre jeune homme ! exclama Malcie pensant toujours à l’insertion. Parti sans doute de chez lui gai, heureux, il y revient inutile. Quel coup pour une famille !… Mais aussi quelle imprudence de sauter d’un compartiment !

— Ma chérie, tu raisonnes de sang-froid, tandis qu’à ces heures d’affolement, personne ne sait ce qu’il fait. C’est l’instinct qui pousse, c’est le sauve qui peut. On est affolé, quoi. C’est tout dire. En restant tranquille, on éviterait quelquefois la mort. En agissant on se jette dans ses bras.

— C’est triste, soupira la jeune femme. Il y a des gens qui sont nés sous une mauvaise étoile.

Pensive, elle ajouta encore :

— Le journal aurait dû donner quelques éclaircissements sur ce jeune homme.

…Est-ce une fils de famille ?

…Un isolé ?

…Un déshérité qui a besoin de secours ?

…Un jeune homme ! qu’est-ce que cela veut dire ?

…A-t-il quinze, dix-huit, vingt-cinq ans ? On ne sait pas.

— Je parie que tu regrettes de ne pouvoir lui offrir tes secours, continua Jean souriant.

— S’ils lui étaient nécessaires, j’en serais heureuse, mon ami. Rien ne nous manque à nous, et ils sont si nombreux, les autres, les déshérités !

— Je m’en doutais !… Dommage que l’adresse reste inconnue…

Il y eut un silence.

Ce fut encore le capitaine Jean qui le rompit.

— Ma chérie, je te recommande d’être prudente dans tes tournées charitables. Tu n’as pas l’âge où une femme — il la regardait amoureusement — peut pénétrer toutes les mansardes. Prends tes informations. Ne t’aventure pas partout. À Paris, il y a des vies étranges, des dessous dont tu n’as pas l’idée.

Elle ne répondit pas.

Cette phrase du mari lui rappelait l’autre : « un roman qui vous intéressera ».

— Ceux qui vivent ces existences compliquées doivent, un jour ou l’autre, se trahir.

— Tu crois, mignonne ?

— De tels secrets doivent être difficiles à garder.

— Lorsqu’on a un cœur droit comme le tien, une conscience loyale comme la tienne, oui, ma petite femme, c’est difficile ! C’est même impossible… Mais il est des êtres que la destinée, le hasard, la fatalité, a jetés dans de fausses voies. L’habitude laisse à ceux-ci un extérieur tranquille. Leur frein se ronge en dedans.

Il la baisa dans le cou sous les cheveux frisotants.

La soirée prit fin.

Le lendemain matin, Malcie avait les paupières boursoufflées par l’insomnie.

Sont teint blanc était plus pâle encore. Une grande lassitude donnait à ses membres, à toute son allure, une somnolence qui ne lui était pas coutumière.

Ses rêves horribles l’avaient brisée.

Par moments ils la poursuivaient encore.

N’était-il pas affreux ce cauchemar, qui, dans une vision, de mort, avait estompé devant elle un panorama lugubre de wagons renversés, de blessés qui poussaient de terrifiants appels de mourants qui râlaient…

…Ce cauchemar qui faisait surgir des décombres sanglants une tête livide casquée de cheveux blonds comme les siens… une tête expressive qu’éclairaient deux grands yeux bleus qui l’imploraient…

…Ce cauchemar qui perlait de sueur les tempes du malheureux…

…Ce cauchemar affreux qui voyait les lèvres blêmes essayer le balbutiement d’un nom : le sien.

Même avec de l’énergie, comment la jeune femme aurait-elle pu chasser complètement cette vision impressionnante ?

Elle se vêtit, s’occupa de ses enfants.

Dix heures sonnèrent.

Nerveuse, émotionnée, elle prit le parti de sortir, sans but, pour changer de place, pour donner un nouveau cours à ses idées.

L’air la calmerait.

Tout à coup son œil se fixa sous une pensée brusque.

N’était-ce pas mercredi ? jour convenu pour retirer là-bas, de l’autre côté de l’eau, le mystérieux récit ?

Elle allait s’y rendre à pied.

Cela distrairait.

Vingt-cinq minutes de marche : une bagatelle.

Elle regarda la pendule de la chambre.

Elle avait grandement le temps nécessaire avant le déjeuner d’une heure.

Pendant que la nuit, Malcie souffrait de ses rêves, une scène d’une extrême tristesse se passait dans un atelier de la rue Notre-Dame-des-Champs.

Comme nous l’avons dit, le blessé d’Ouest-Ceinture avait reçu les premiers soins dans la gare même puis, deux heures plus tard, il avait été reconduit chez lui.

Le fiacre s’arrêta devant une petite porte donnant accès à un couloir étroit, long, ruelle entre deux immeubles qui conduisait à une cour au fond de laquelle s’élevait un local très éclairé que recherchaient les peintres.

Trois paysagistes l’habitaient.

Du fiacre sortit un homme aux cheveux grisonnants. C’était le docteur compatissant qui avait tenu à accompagner son malade jusque chez lui.

Il lui tendit la main.

— Merci, je descendrai seul. Je suis chez moi. Merci, docteur. Je ne veux pas vous retenir plus longtemps.

Le blessé était sur le trottoir.

Un bandeau entourait son front. Une écharpe soutenait son bras droit.

— Vous ne voulez pas que je monte chez vous ?

— Pas d’imprudences, n’est-ce pas, mon ami ? Rien qui puisse susciter la fièvre. Si vous souffrez, voici l’adresse d’un confrère qui habite à deux pas. Envoyez-le chercher de ma part.

— Merci.

Le médecin repartit, tandis que le jeune homme faisait un pas dans le couloir.

Il portait la main à son front pour atténuer des lancinements de douleur aiguë quand une exclamation le fit retourner.

— Est-ce que je ne me trompe pas ?… Toi, Roger !… Que t’est-il arrivé, misère de Dieu ?…

— Un nouveau coup du destin !… La fatalité toujours !… C’en est fait, je suis condamné à crever comme un chien.

— Mais d’où viens-tu ?

— Le train a déraillé… J’ai la tête cassée. Quant au bras, je ne sais ce qu’il a.

— Mais, mon pauvre ami, tu ne peux rester seul ainsi chez toi ?

Le blessé ricana :

— Ah ! oui, l’hôpital !… Jamais !…

Tous deux avaient traversé la cour, et, à la lueur d’une allumette bougie, ils arrivèrent au premier étage dans une chambre spacieuse que meublaient un lit, deux chaises et dans un désordre inouï, des palettes, des chevalets, des boîtes de couleurs, tout un attirail de peintre.

Sur la tablette de la cheminée, des rouleaux de croquis, de livres, une lampe à réchaud.

L’ami balbutia :

— Comment c’est-il arrivé ?

En quelques mots, le blessé narra l’accident.

Il conclut, regardant l’autre bien en face :

— Et il va falloir que je parte comme un chien avec un enterrement de dixième !…

— Es-tu fou ?

Il continua :

— Tandis que d’autres sont gorgés de bien-être ?… Ah ! non ?… Demain, dès qu’il fera jour, tu reviendras, entends-tu, Maurice ? Je n’ai qu’un ami, c’est toi. Si je ne puis me traîner, tu me porteras dans un sapin et tu me conduiras chez une grande dame que je te nommerai. Tu sonneras à sa porte et tu diras au valet de chambre qui ouvrira, la phrase que je te soufflerai.

… Je meurs de soif. Donne-moi à boire.

— Tu vas me faire le plaisir de te coucher. Après, je ferai tout ce que tu voudras.

— Donne-moi à boire… Je brûle.

— Y a-t-il quelque chose ici ?

— Dans le placard, tu trouveras du thé ; dans la cruche, de l’eau.

— Couche-toi, je te dis… Ça va être prêt dans cinq minutes.

Assez lentement le jeune homme obéit.

Chaque secousse brusque lui arrachait un cri.

— Doucement, voyons, ne te martyrise pas.

— Tu en parles à ton aise, toi !… Doucement ! doucement ! peut-on aller doucement quand on a le cœur plein de fiel, quand on voudrait avoir devant soi une créature à qui l’on voudrait crier son mépris, sa haine.

Il s’enfila dans les draps.

Sa tête tomba sur l’oreiller et continua :

— Je suis un être bizarre !… Il y a en moi des délicatesses poussées à l’excès. À côté de cela, je possède un fond de canaillerie, de violence que je ne définis pas. Je suis capable de tout !…

— Pour le moment, reprit l’ami Maurice, tu as une tête qui me paraît avoir besoin de repos. Fais-moi le plaisir de te taire. Y a-t-il une tasse dans ton mobilier ?

— Parbleu ! Il y en a trois… toujours dans le placard… Oh ! que j’ai soif… Je suis dans le feu, Maurice, je hais la société, je hais ceux qui m’ont donné le jour.

— Tu es fou.

— Il n’y a que toi. Je n’ai rencontré que toi de bon sur la terre.

— C’est quelque chose ! Heureux de te plaire !

L’eau bouillait.

L’ami jeta dans l’ébullition une pincée de thé, laissa infuser et présenta le liquide au blessé.

— Mets de l’eau froide. C’est brûlant.

D’un trait, il but.

— Prépares-en d’autre. Si j’ai soif, la nuit, je boirai… C’est égal, j’ai été rudement touché !… Mâtin !… Pour un coup, c’en est un qui n’a pas raté !

— Pas de blague. Qui va te soigner ?

Un ricanement amer sortit encore de la gorge du malheureux.

— Ah ! voilà !… Eh bien, oui, qui va me soigner ! On ne sait pas, puisque je n’ai personne ! Dis-donc, comprends-tu ce que cela veut dire : « Personne ! » quand on aurait pu tout avoir ?

L’ami le contempla.

— Ne déraisonnait-il pas ?

Ce choc subit, l’apeurement, la folie qui l’avait fait sauter hors la voie, tout cela n’avait-il pas provoqué une lésion au cerveau ?

Ses yeux étincelaient.

Deux pommettes rouges faisaient ressortir la blancheur de son teint de phtisique.

Il continua, gesticulant de la main gauche.

— Je pourrais tout avoir… une mère… une sœur… oui, je pourrais avoir une mère et aussi une sœur…

…Eh bien… je n’ai rien parce que je ne suis rien… Tu comprends, n’est-ce pas ? C’est très clair… surtout pour moi… Oh ! oui, surtout pour moi. J’avoue que c’est rude à force d’être long.

… Est-ce que tu m’écoutes ?

— Certainement.

— Ne crois pas que je sois fou… Non, je ne suis pas fou… Écoute. Tu vas t’en aller. J’ai besoin de dormir. Demain matin, j’aurai ma brave concierge.

…En passant, tu lui diras devenir demain à huit heures… Dis-donc ?

— Quoi ?

— Je voudrais que tu me rendes un service.

— Tout disposé.

— Vois-tu un sous-main, là-bas, sur la table en bois blanc ?

— Oui.

— Y a-t-il du papier et des enveloppes dans la pochette ?

— Oui.

— Tu trouveras, j’espère, une plume convenable.

…Trouves-tu ?

— Trois, au lieu d’une.

— C’est une lettre que je veux te dicter… une lettre pas commode…

— À quelqu’un des tiens ?

Le blessé ne répondit pas.

— Je suis prêt, dicte…

— C’est une lettre que tu déposeras toi-même au bureau de la rue de Rennes. C’est ton chemin.

— Entendu.

— Sur l’enveloppe, mets simplement doux initiales : E. T.

Maurice leva la tête.

Jamais un nom de femme n’était tombé des lèvres de Roger… Il y en avait une dans sa vie !… Après tout, il faut que jeunesse se passe !

Les paupières du malade se rejoignaient indice d’une extrême faiblesse.

La volonté seule lui permit de continuer.

— Ajoute : bureau restant, 53, rue de Rennes.

— Bureau restant 53, rue de Rennes. Voici pour l’adresse à la lettre maintenant.

— Oui, à la lettre… Dis donc pas de suppositions. Tu sauras peut-être un jour !

— Dicte ta lettre. Laisse faire les suppositions.

— Tu as pris du papier convenable, n’est-ce pas ? C’est qu’elle n’est pas habituée aux trivialités, aux choses communes, elle !… Qu’importe ! je dicte :

« J’aurais pu mourir, hier, dans l’accident d’Ouest-Ceinture.

« Je n’en vaux pas mieux, madame.

« Si un sentiment de compassion vous fait pousser jusqu’à mon domicile, je vous dirai de vive voix ce qu’il m’est impossible d’écrire puisque j’ai le bras en écharpe.

« Mais si — dans la vie, il faut tout prévoir philosophiquement — quand vous viendrez, vous ne trouviez qu’un cadavre, cette lettre vous donne l’autorisation de fouiller chez moi et d’y prendre un pastel ; une tête de femme que vous n’aurez pas grand’peine à trouver.

« La dédicace qui y est inscrite deviendra le nœud de l’énigme que je vous ai soumise.

Il soupira et dit :

— C’est tout.

— Est-ce que tu signes ?

— C’est préférable. Donne.

L’ami présenta la lettre étrange au malade qui griffonna.

« Roger ».


ajoutant en marge :

« Vous n’aurez qu’à demander ici le peintre Roger ».

— Cachète, dit-il, et n’oublie pas de la mettre à la poste en sortant.

— Tu peux compter sur moi.

Le peintre Roger, selon sa dénomination, était très bas.

Les derniers efforts l’avaient épuisé.

Il murmura :

— Laisse-moi, j’ai besoin de repos.

— Me promets tu de ne pas commettre d’imprudence.

— Je n’en ferai aucune.

— Je vais te recommander à la loge et demain je viendrai prendre de tes nouvelles.

— C’est cela.

— Souffres-tu ?

— Pas énormément.

— Allons, à bientôt.

— C’est entendu. Merci.

Les deux jeunes gens se serrèrent affectueusement les mains.

Le blessé ferma les paupières et Maurice partit.

Après un arrêt de quelques minutes chez la concierge, l’ami du paysagiste peintre également, se disait tout en descendant la rue Notre-Dame-des-Champs :

— Pourvu qu’aucune complication ne surgisse, ça ira bien !… Pauvre diable !…

S’arrêtant :

— Triple sot que je suis, la Compagnie lui doit une indemnité !… Il n’y a pas songé !… Ça ne lui ferait pas de mal, je crois. Demain, je lui soufflerai cela.

Passant subitement à une autre idée.

— J’ai laissé ma carte, bien en vue sur sa table de travail. Ma foi, si quelque dénouement arrive, la concierge m’avertira…

…Il y a un mystère dans la vie de cet isolé, un mystère que je crois comprendre. Le pastel, en cas de besoin, me donnerait des renseignements.

Il descendit la rue de Rennes dans la direction de la rue Saint-Germain-des-Prés.

Les tramways glissaient sur les rails qui, sous les becs de gaz, brillaient en longs rubans d’argent.

Mais le jeune homme ne se laissait distraire ni par le va-et-vient des promeneurs ni par la course vertigineuse des grandes voitures à traction électrique qui montaient et descendaient.

« Cependant, se dit-il, il y a quelqu’un dans sa vie… Cette femme à qui j’ai écrit ? Une parente ? Une amie ? »

À cette dernière évocation, une négation s’imposa.

— Ce n’est pas avec de tels termes qu’il lui eût écrit ?…

…Après tout, conclut le jeune homme, ces lignes vont être lues demain, sans doute, à la première heure. Cela lui vaudra une visite.

Soudain, sous un choc d’idée, il entra dans un café, et, devant un bock qu’il se fit servir, il écrivit :

« Madame,

« Je sors de chez mon excellent Roger.

Qui que vous soyez, parente ou amie, veuillez vous rendre immédiatement chez lui.

« Il me semble qu’il ne peut rester seul dans l’état où il se trouve.

« Il souffre. Je crois que ses chagrins l’épuisent davantage que ses douleurs physiques.

« Une femme sait guérir les plaies.

« Quant à moi, je n’ose poser à mon ami aucune question.

« J’ai peur d’être indiscret.

« Je me demande si le nécessaire ne lui manque pas, et je sors de chez lui navré.

« Veuillez agréer, madame, l’hommage de mon respect.

« Maurice Méen ».

Il remit les initiales énigmatiques sur une seconde enveloppe et y glissa le tout, puis déposa sur la table en marbre blanc le prix de la consommation inscrit sur la soucoupe et partit.

À quelques mètres, il trouva le bureau postal.

La lourde enveloppe glissa dans l’ouverture béante.

Un bruit sec indiquait qu’une levée venait d’être faite.

 

Mme d’Anicet partit de chez elle.

C’était un mois de mai superbe.

Le soleil dorait toutes choses.

Une délicieuse matinée de printemps.

Des bouquets de violettes ornaient le corsage des petites Parisiennes.

La joie, un air de fête, flottaient dans l’air.

Sans se laisser distraire par le renouveau, comme indifférente à ce déploiement de la nature, Malcie, par la rue Boissy d’Anglas, arriva place de la Concorde. Elle la traversa, toute à ses pensées, à son appréhension, et suivit les quais jusqu’à la rue Bonaparte.

Oppressée, à mesure qu’elle avançait, son pas devenait plus lent.

Qu’allait-elle apprendre ?

De quel nature le roman ?

Quel serait le héros ?

Elle arriva place Saint-Germain-des-Prés. Ordinairement mouvementée, la placette était vide.

Elle quitta la rue Bonaparte, inclina à droite, regardant autour d’elle.

Quelques pas, et elle aperçut le bureau, sa façade vitrée, ses inscriptions, sa peinture noire.


« Lorsqu’on a un cœur droit comme le tien. »
Dans un jeu perpétuel, incessant, elle vit le public, un public affairé, entrer, sortir, céder le pas.

Elle s’arrêta, pourpre.

Se présenter à une poste restante.

Des pudeurs de femme honnête la rendaient hésitante, paralysaient ses mouvements, la rendaient gauche.

Encore, elle regarda autour d’elle pour s’assurer que personne ne la connaissait.

Allons ! un mouvement, un seul et le bureau était franchi.

Allait-elle, après une marche d’une demi-heure, manquant de courage, retourner sur ses pas ?

Une jeune femme passa auprès d’elle alerte, résolue.

Malcie la suivit.

La première se présenta délibérément à un guichet qu’elle avait l’air de connaître, demanda une lettre chiffrée.

Le cœur de la femme du capitaine Jean sauta.

Poste restante !…

Comme elle !…

L’employée prit dans un casier grillé une liasse d’enveloppes de toutes dimensions, les passa une à une jusqu’à ce que, d’un geste, il présentât sur la plaque en cuivre l’enveloppe demandée.

Prestement la lettre fut enlevée et la place devint libre, laissant Malcie étourdie devant le guichet.

— Et vous, madame ?

Blême, comme si elle allait défaillir, s’appuyant à la tablette, elle balbutia les deux initiales, ces deux lettres, les deux dernières de son nom que, depuis la veille, elle voyait partout.

La lettre était la deuxième du paquet.

Tremblante, la jeune femme glissa, timide, presque honteuse, dans le groupe qui stationnait auprès d’elle.

Elle soupesa le papier.

Elle le trouva lourd.

Où la lire, maintenant, cette lettre, cette prose qui lui brûlait les doigts ?

Ici même ?

Sur le trottoir ?

Là-bas, à la station d’omnibus ?

Rien ne lui parut suffisamment discret

Attendre son retour chez elle ?

Non.

Elle avait assez souffert, assez enduré.

Plus d’hésitation.

Cette nuit, cette matinée d’attente avaient été horribles.

Elle sortit, et là, en plein air, à la vue de tous les passants qui pouvaient se rendre compte de sa surprise, de son trouble, de son bouleversement, Malcie lut les lignes de Maurice d’abord, puis celles de la double enveloppe.

Une minute, elle resta les yeux fixés sur la chaussée, comme clouée, ne voyant rien, n’entendant rien, la pensée seule agissant.

Que faire ?

Elle regarda sa montre.

Il n’y avait pas de temps à perdre.

Elle eut un geste.

La décision était prise.

Non, plus d’attente.

Quel qu’il fût, ce roman, elle le connaîtrait. Tant pis si elle mettait le pied dans un chemin couvert d’épines.

Elle voulait savoir !

Un fiacre passait.

Il s’arrêta.

Elle se jeta dedans pour la rue Notre-Dame-des-Champs.

Là-bas de l’autre côté, à l’angle de la rue du Four, un officier immobile la regardait.

C’était le capitaine Jean d’Anicet !

 

En quelques minutes le fiacre arriva à l’adresse donnée par Malcie.

Par deux fois, celle-ci s’assura que le cocher ne s’était pas trompé.

Les chiffres blancs sur la plaque bleue — au-dessus de la porte — correspondaient à ceux de la lettre.

— Attendez-moi, dit-elle.

Dans le couloir, le tapotement de ses talons se mêlait au frou-frou d’un costume en drap noir d’une élégante simplicité.

Elle traversa la cour et lut, droit devant elle sur une porte vitrée, le mot : concierge.

Une femme la regardait, surprise. Elles étaient rares ou pour parler plus exactement, madame Barbillon n’en avait jamais vu des dames aussi cossues s’arrêter à sa loge, depuis sept ans qu’elle était gardienne de la maison.

Sous le regard inquisiteur, Malcie souleva le loquet.

— Est-ce ici, madame, qu’habite le peintre Roger ?

La concierge se leva comme un ressort :

— Jésus-Dieu !… Vous venez pour monsieur Roger ?… Oui, madame, c’est ici. Même qu’il vient de lui en arriver une à ce pauvre jeune homme !… Je descends de chez lui, il n’y a pas une demi-heure. Je le crois bien malade.

— Vraiment ?

— Fort heureux qu’il n’y ait pas déjà laissé sa peau… Tous les journaux en parlent ce matin… de l’accident d’Ouest-Ceinture…

— Pourrais-je le voir ?

— Bien entendu. Un jeune homme si gentil !… si bien élevé que jamais ça ne dit une parole plus haute que l’autre !… Et honnête ! Ah ! oui, honnête, pour sûr ! Sans restriction !… Y a des choses, vous savez ! Puis, enfin, quoi, quand on a vingt-six ans, on a vingt-six ans, parbleu !… Il y en a d’autres jeunes gens dans la maison, et dame, quand ils ont bien travaillé, ils se divertissent un peu… Ils rigolent… reçoivent de la jeunesse…

…Chez M. Roger ? Je n’en ai jamais vu, madame.

Malcie écoutait avec satisfaction, mais elle trouvait la tirade un peu longue.

— Voudriez-vous m’accompagner chez lui ?

— Comment donc ! mais, certainement ! Un si brave enfant ! Je le regarde quasiment comme si c’était mon fils.

— A-t-il de la famille à Paris.

Mme Barbillon était sortie de sa loge.

Elle en avait fermé la porte à clef.

D’une voix basse, confidentielle, elle répondit, s’arrêtant au bas des marches :

— Ça, madame, je ne pourrais pas vous le dire. Pour ces questions de parenté, je n’ai jamais pu arracher un mot à M. Roger. Quelquefois, en faisant la chambre, on cause… Tout le monde en est là, n’est-ce pas ? On n’est pas fâché de savoir ! Il détourne la conversation quand je touche cette branche-là. Alors, vous comprenez ? Inutile de faire de la peine à un si gentil jeune homme. Pour ce qui est des visites ? Zéro. Pour la correspondance ? Zéro.

Malcie montait.

— Nous y sommes. Voici sa chambre.

— Vous voudrez bien entrer la première et lui demander si une personne qui s’intéresse à lui peut lui parler.

— Oui, madame, ça tombe à pic tout de même ! Je l’ai toujours dit, moi, qu’il y avait un bon Dieu pour les braves gens ! De vrai qu’il aurait pu, hier, lui tendre la main le bon Dieu pour éviter qu’il se casse la tête, mais que voulez-vous, il aurait pu en attraper davantage… rester sur le coup, quoi !

Mme Barbillon frappa, tendit l’oreille.

Pas de réponse.

Elle renouvela son signal plus vigoureusement.

Même silence.

— Il doit dormir ! Pauv’gosse ! tant pis, j’ouvre.

— Est-ce que sa porte n’est pas fermée ?

— Non. Je l’en avais prévenu.

Lentement, très lentement, elle tourna la clef dans la serrure.

— J’y mettrai de l’huile à cette fermeture… Ça grince.

Elle entrebâilla.

Très émue, Malcie se tenait derrière elle.

Une exclamation de terreur fit écho dans l’escalier.

— Ah ! mon Dieu !… Mon, Dieu !…

Effarée, la concierge regardait la visiteuse, qui, déjà, avait aperçu le corps allongé sur le carrelage, près du lit.

— Pourvu qu’il ne soit pas mort !… j’en avais quasiment le pressentiment. Jour de malheur !…

D’un bond, elle s’élança vers le jeune homme. Sans parole verbeuse, sans hésitation, mue par un dévouement sincère, elle le souleva dans ses bras vigoureux, comme elle l’eût fait d’un enfant, et l’étendit sur sa couche.

— Mon bon monsieur Roger !… Qu’est-ce qu’il y a donc, hein ?

Elle palpa ses mains, remonta les couvertures sur sa poitrine, lui caressa le front avec des attentions touchantes.

— Si j’allais chercher un docteur, balbutia Malcie, blanche comme de la cire.

— Il est préférable que vous restiez ici. Vous ne connaissez peut-être pas le quartier, bonne Madame !…

— Monsieur Roger, vous seriez bien gentil si vous vouliez ouvrir les yeux et regarder une jolie dame qu’est venue vous faire une visite.

Les paupières restèrent closes, pendant qu’un soupir passa entre les lèvres très pâles.

— Allez vite, commanda Malcie, vite un docteur. Ramenez-le avec vous. Je me charge des frais.

La jeune femme resta seule.

— Mon ami, balbutia-t-elle très troublée, dans un murmure qui partait de son cœur, compatissant, vous m’avez appelée, je suis venue… En quoi puis-je vous être utile ?

Il lui sembla que dans sa main brûlante, l’autre, celle du blessé, s’agitait doucement. Il lui sembla que le visage se colorait légèrement.

Il lui sembla que les artères reprenaient leur mouvement régulier.

Il lui sembla enfin, que les paupières s’entr’ouvraient.

Les yeux bleus mélancoliques, pleins de tristesse, rencontrèrent ceux de la jeune femme.

L’évanoui murmura dans un souffle :

— Vous !…

— Oui, moi… Moi que vous connaissez. Moi qui ne sais rien de vous…

Encore à bout de forces :

— Soyez bénie !

— Mon ami, murmura la femme du capitaine Jean, vous me témoignerez plus tard une reconnaissance que je ne mérite pas encore. Où souffrez-vous ?

Il suivit sa pensée.

— Je savais bien que vous aviez du cœur, vous !…

Oubliant ses blessures, il tourna la tête pour regarder cette fois de plus près, en face, celle qui était à son chevet.

Une douleur aiguë lui arracha un cri.

— Vous souffrez beaucoup, n’est-ce pas ?

Avant qu’il ait répondu la porte s’ouvrit.

Mme Barbillon amenait un docteur, celui que le médecin de la veille avait recommandé.

Déjà au courant de tout par la concierge, il s’approcha du lit, fit débander la tête, observa les blessures, articula le bras, ausculta et jeta un coup d’œil dans la chambre.

Il regarda Mme d’Anicet, puis la concierge.

— Quelle est la personne qui le soigne ?

— Moi, monsieur.

— Vos fonctions vous permettent-elles d’être ici toutes les heures ?

— Parfaitement.

— Je vais rédiger une ordonnance. Vous en remplirez exactement, très exactement, les prescriptions.

— Oui, monsieur.

Sur une des feuilles laissées par Maurice Méen, il écrivit, puis se leva.

— Je reviendrai ce soir.

Malcie le suivit sur le palier, l’interrogea.

— Êtes-vous une parente, madame ?

— Non, une personne qui s’intéresse à lui.

— Les blessures ne sont pas dangereuses, mais je dois vous avouer que ce jeune homme est a un début de phtisie ; une phtisie qui, d’ailleurs pourrait être combattue. Ce sont les privations qui ont amené l’extrême faiblesse qui le domine. Grands soins, grands ménagements, si l’on veut obtenir un résultat.

— Pourrait-on le tirer de là ?

— Avec le temps, peut-être. Il faudrait des ressources qui ont l’air de manquer.

Malcie revint dans la chambre.

— Si vous pensiez n’être pas suffisamment libre, dit-elle à Mme Barbillon, vous me feriez plaisir en cherchant quelqu’un qui donnerait des soins à votre jeune locataire.

— Que nenni, madame ? Je n’abandonne-pas M. Roger comme ça… N’est-ce pas, M. Roger, c’est moi que vous voulez ? Pas d’autres.

— Il sourit.

— Toutes les heures, donnez-lui un peu de bouillon. Allez en prendre chez le boucher.

Hanté de son idée, le peintre les interrompit.

Il regardait Malcie.

— Je voudrais vous parler.

— C’est facile, acquiesça Mme Barbillon, je vous laisse et je reviendrai avec les médicaments et du bon bouillon.

Dès qu’ils furent seuls, Malcie s’interposa.

— Quoi que vous ayez à dire, fit-elle d’une voix douce, mais ferme, vous, ne le ferez pas aujourd’hui.

Il allait protester.

— Non, pas aujourd’hui. Vous-allez vous reposer. Il faut que vous guérissiez vite. Entendez-vous… Je le veux.

— Vous le voulez ?

— Je le veux, vous dis-je.

— Ne le regretterez-vous pas ?

— Par exemple ! Et je veux aussi que vous me promettiez de faire tout ce qui sera en votre pouvoir pour cela.

Attendri, il la regardait.

Sur sa route, une main de femme calmerait-elle donc toutes les blessures… toutes les douleurs !

Un doute encore jaillissait.

Si elle savait, parlerait-elle ainsi !…

Elle lui tendit la main.

— J’emporterai votre promesse, n’est-ce pas ?

Il hésita encore.

Son cœur empli de tristesse, son esprit disposé à la mélancolie ne parvenaient pas à chasser les papillons noirs qui, pendant si longtemps avaient peuplé sa vie.

Il balbutia :

— Ne croyez-vous qu’il serait préférable de s’en remettre… au hasard ! et, puisque vous êtes là, de me laisser parler.

— Non.

— Si vous n’alliez pas revenir ?

— Je reviendrai.

— Qui sait ! On ne fait pas soi-même sa destinée… On la subit.

— Ce n’est pas mon avis.

Une ébauche de sourire mortellement triste effleura les lèvres du blessé.

— Je vois que nous n’avons pas les mêmes idées, dit Malcie, en s’efforçant de ne pas remarquer l’amertume qui débordait du pauvre cœur. Avant peu, les miennes déteindront sur les vôtres, voulez-vous parler ?

Elle sentit une étreinte de doigts qui colora légèrement son visage, pendant que Roger murmurait :

— J’avais pressenti !… oui, un grand et noble cœur… une âme sublime !… J’ai peur ! Pourvu que vous reveniez !

— Je ne sais pas ce qui m’en empêcherait.

Il la contempla.

Lui, ce jeune homme de vingt-six ans, cet enfant aux membres fluets, aux traits féminins, aux joues pâles, était un homme, de volonté très mûre qui connaissait la vie, la vraie vie avec ses dessous compliqués, ses énigmes douloureuses, ses navrantes tristesses, ses méfiances.

Il craignait tout.

Ne suffisait-il pas d’un mot, d’un rien, d’une volonté exprimée, pour qu’elle n’y revint pas dans l’atelier de la rue Notre-Dame-des-Champs ?

Ne suffisait-il pas d’une arrière-pensée du mari ?…

…de la paix familiale à entretenir ?

Il répéta comme un écho ?

— J’y compte. Vous reviendrez.

Résolument, loin de pressentir la plus légère anicroche elle répondit :

— Je reviendrai, je vous le promets. Ce soir, cela me sera très difficile. Mais demain, je serai là.

…Maintenant, ajouta-t-elle, vous savez que je ne m’appartiens pas.

— Je sais.

— Dans l’existence d’une femme, dans celle d’une maman de deux bébés, des imprévus dont on ne peut se défendre peuvent surgir. Donc, s’il m’était absolument impossible de revenir demain comptez sur moi après-demain.

— Dans ce cas, je vous promets de remplir les prescriptions du docteur jusque-là.

— Allons, vous voilà déjà un peu plus raisonnable.

En causant, elle avait inspecté la chambre.

De tous côtés, pendus aux murs, des tableaux de toutes dimensions ; presque tous des paysages, des sous bois.

Sur un chevalet : un cadre recouvert d’une toile.

Était-ce le pastel en question ?

Elle n’osa pas interroger.

Elle n’osa même pas — c’eût été cependant facile — faire un léger mouvement, sous un prétexte futile, sans prétexte même, et soulever, la toile…

Chez un peintre, tout n’est-il pas sujet d’admiration ?

Du reste, Mme Barbillon était de retour.

Elle soufflait comme un phoque, l’excellente femme.

Je n’ai pas perdu une minute : je vous l’assure, ma bonne dame. Il est midi : J’ai pensé qu’on vous attendait chez vous.

— Je vais en effet partir. Je compte sur vous, madame, pour soigner M. Roger. Je compte sur le malade pour se laisser dorloter, puisqu’on ne lui demande que cela.

Il sourit.

— Allons au revoir.

— Au revoir, madame, et… à bientôt.

Il souleva sa tête du traversin pour la regarder s’éloigner, pour ne perdre aucun de ses mouvements, pour vivre d’elle jusqu’à son retour.

Dans l’entrebâillement de la porte, elle se retourna encore, sourit et dit :

— Je serai très sévère… J’exigerai que tout ce que j’ai demandé soit accompli.

Les yeux pleins d’attendrissement, d’affection, aussi fixés sur elle comme sur le phare qu’entrevoit le marin qui se débat dans les flots, il murmura :

— Vous en aurez le droit… mais je serai obéissant. Il n’y a pas un mot, pas une parole que je n’oublierai moi non plus.

Dehors, Mme d’Anicet retrouva le cocher qui commençait à se demander si la belle dame ne lui avait pas faussé la politesse.

En un quart d’heure, Malcie arriva rue d’Aguesseau.