Sans asile !/05

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La Revue populaire (p. 70-78).

V

révélations


Malcie se trouvait dans l’atelier.

Un peu d’ordre avait été mis partout, un ordre sans symétrie, avec des lignes droites raides.

Une main de femme n’y avait pas présidé !

Roger était décidé à parler.

Rien ne devait plus l’arrêter.

Il en faisait une question d’honneur.

— Je vous suis infiniment reconnaissant, madame, dit-il, du dévouement que vous m’avez témoigné. Vous êtes venue à moi sans savoir qui j’étais. Ce que vous savez ou du moins le roman que je vous ai annoncé, vous ferait faire pires suppositions que la réalité.

…Inutile !

…Peut-être, par mon entrée en matières un peu trop brutale, ai-je lancé votre imagination à côté des choses qui sont, celles-ci, indéniables. J’ai, en mains, des preuves.

La sérénité de la jeune femme disparut.

Son visage devint très sérieux.

— Affirmer que je n’aie fait aucune supposition, serait mentir. Dire qu’autour de moi, depuis votre première lettre, je n’ai pas cherché à voir des choses que je n’avais vues ; dire que je n’ai ni observé, ni étudié, ne serait pas la vérité. J’avoue cependant que je n’ai rien découvert et qu’il me tarde de savoir.

— Cela ne me surprend pas. Les natures droites, loyales ne croient pas aux noirceurs.

— Eh bien, dit résolument Malcie, puisque vous êtes rétabli et que vous avez décidé de parler, expliquez-vous. Je préfère cela.

— Moi aussi, madame. Seulement, quoique je dise, et de quelque façon que je m’y prenne pour la révélation, je ne puis empêcher que vous souffriez. C’est ce que j’aurais voulu éviter. D’avance, excusez-moi.

Malcie eut un mouvement nerveux.

— Vous me l’avez déjà donné à entendre. Trêve d’explications superflues, je vous en prie ; plus tôt vous aurez dit, mieux cela vaudra.

— Je le sais et cependant je me demande encore si je ne ferais pas mieux de me taire.

…Ce n’est pas à vous que j’aurais dû écrire, c’est à une autre. Il est vrai qu’en agissant ainsi, je pensais l’atteindre, elle, plus profondément. C’est une canaillerie dont je me repens à cause de vous.

Malcie se redressa.

Dans son œil bleu passa une flamme de volonté. Elle releva la tête hardiment et d’un air de reine :

— Parlez, c’est moi maintenant, qui exige. Qu’avez-vous à m’apprendre ?

— Il faut que je remonte où nous étions restés le jour où je vous ai entretenue de moi.

— Je me souviens. Nous avons parlé de votre mère. Je me suis offerte comme intermédiaire. Vous avez dû y penser souvent. Acceptez-vous ?

Il détourna les yeux.

Était-ce possible que rien ne lui fît entrevoir la réalité.

La vertu est-elle donc si profondément ancrée en certaines natures qu’elles ne puissent concevoir le dessous fangeux
« Comment voulez-vous que moi, un garçon sans famille, je demande d’entrer dans une famille honnête ? »
de l’existence, même lorsqu’on leur met doigt dessus ?

Roger répondit :

— Vous jugerez vous-même. Il faut d’abord que vous sachiez qu’elle est riche, que rien ne lui manque, qu’elle est entourée de serviteurs empressés.

— Oui.

— Est-elle mariée ?

Malcie balbutia :

— C’est peut-être sa situation de femme qui l’a empêchée de s’occuper de vous comme elle l’aurait dû.

Roger ricana :

— Sa situation d’épouse ?

— Oh ! je ne l’excuse pas. Évidemment si elle n’est privée de rien, c’est un crime de vous avoir abandonné.

…N’a-t-elle vraiment jamais fait aucune démarche en votre faveur ?

— Je serai franc, répondit le jeune homme.

…Je ne l’accable pas pour le plaisir de l’accabler.

…Je ne le sais pas. Ce qui me le fait supposer, c’est qu’Adrienne ne m’a jamais parlé de ma mère.

…Recevait-elle pour m’élever quelques subsides ? Je l’ignore, mais je ne le crois pas ; parce qu’après sa mort rien n’est jamais arrivé, parce que jamais aucune femme ne s’est occupée de moi, parce que je n’ai jamais reçu de caresses.

…Si ma mère m’avait embrassé ? Oh ! j’aurais compris !… J’aurais deviné !…

…Malheureusement, Adrienne a succombé en quelques minutes à une congestion. Elle est partie sans que je puisse éclaircir le mystère.

— De son mariage, votre mère a-t-elle des enfants ?

Il murmura dans un souffle :

— Oui.

Malcie balbutia :

— Si personne n’a jamais essayé de vous rapprocher, peut-être croit-elle… que…

— …je suis mort ?…

…ou que vous avez fait votre chemin et que, vous êtes heureux.

Brusquement, Roger sortit de son veston une enveloppe jaunie.

Dans cette enveloppe, il y avait une lettre qui avait dû être lue souvent. Les froissures du papier l’indiquaient.

— Vous m’en avez prié, et, vous l’avez dit : le plus court sera le meilleur.

…Je souffre autant que vous.

…Veuillez écouter ces lignes écrites par mon père :

« Mon cher enfant,

« Sur le point d’entreprendre un long voyage dont je ne reviendrai peut-être pas, je tiens à te laisser quelques lignes.

« Si tu es heureux, suis ton chemin et ne t’inquiète de personne.

« Mais, si tu souffres un jour, si tu as à subir un de ces coups de la Fatalité qu’on ne peut prévoir, n’hésite pas, va frapper à la porte de la femme dont je te mets le nom et l’adresse au bas de cette lettre.

« Demande-lui si elle a connu Jacques d’Anvertout, dans quelles conditions, et ce qui est résulté de leurs relations.

« Attends sa réponse.

« Demande-lui ensuite pourquoi elle n’a pas épousé ce même Jacques d’Anvertout.

« À cette dernière question, cette femme te répondra, s’il lui est resté un peu de franchise :

« — Parce qu’il était pauvre.

« Demande-lui encore comment elle s’est acquittée de ses devoirs de mère et de quelle somme elle a gorgée une femme masquée qui, un soir, à minuit est venue te porter chez moi.

« Je te laisse libre d’agir envers elle comme bon te semblera.

« Cette femme-là, c’est celle qui t’a donné le jour.

« J’étais sans fortune, c’est vrai, mais lorsque j’ai su que tu allais naître, je lui ai offert de légitimer ta naissance par un mariage. Nous serions partis en Afrique. J’avais des relations. Je serais arrivé à la fortune. Lorsqu’un homme se sent encouragé, secondé, soutenu, il va loin.

« J’ai été évincé par un concurrent qui apportait ce que je n’avais, moi, qu’en espérance.

« Je te confie à une brave femme, Adrienne Montaut.

« Elle remplacera celle qui t’a renié, celle qui t’a abandonné.

« Elle me l’a juré.

Jacques d’Anvertout.

Roger était livide.

Sur ses tempes, quelques gouttes de sueur perlaient.

— Vous n’auriez pas dû vous imposer le supplice de cette lecture, balbutia Malcie, blanche comme une morte. Il fallait me remettre cette lettre. J’en aurais pris connaissance sans vous…

…Voulez-vous me la donner ?

…Je verrai le nom, l’adresse. J’essaierai une démarche, je vous le promets.

— J’ai tant fait, murmura-t-il, que je puis maintenant aller au bout…

…Dans vos relations de famille — elles sont si nombreuses — n’avez-vous jamais entendu ce nom d’Anvertout.

— Non.

La femme du capitaine Jean redit, à haute voix, la pensée chercheuse : « Jacques d’Anvertout ! »

Puis :

— Jamais, où du moins je ne me souviens pas

Roger n’avait pas besoin pour se le rappeler, de le lire, ce nom, répété dans ses rêves, dans ses cauchemars, dans ses révoltes. Il le voyait sans cesse devant lui, en lettres de feu. Mais, comme pour cacher sa dernière souffrance, il exhaussa la feuille et acheva d’une voix rauque, étranglée :

— Ma mère se nommait Angèle Landry. Elle est la femme légitime de Maxime d’Hallon.

Malcie se leva.

Ses yeux lancèrent des flammes.

Fût-ce un cri, fût-ce un râle qui tomba de ses lèvres,

Roger ne sut pas, mais il fut terrifié lorsqu’il entendit d’une voix de folle, avec des yeux agrandis et un geste de mépris :

— Vous mentez !…

Elle répéta encore avec une expression hagarde :

— Vous mentez !… et cet homme, cet homme qui a écrit cette lettre, lui aussi a menti ?…

Roger s’attendait à un choc.

Pas un instant, l’idée ne lui était venue d’un doute sur sa parole, sur le récit du mort.

Ses lèvres s’agitèrent.

Il voulut parler, mais il se tut devant la douleur affolée de cette femme qui avait crié sa souffrance dans le spasme qui lui était monté aux lèvres.

Il attendit et contempla la chère créature de beauté.

Sa souffrance était trop visible pour qu’il ne s’apitoyât pas.

Malcie s’affaissa sur sa chaise et laissa tomber ses bras sur la table.

Elle ne pensait.

Son cerveau s’y refusait.

Un mot seul se précisait dans son esprit :

« Sa mère ! »

Comme une démente, elle répéta, le regardant, hébétée :

« Ma mère ? ma mère ? »

Son œil était fixe, sa pâleur extrême.

Allait-elle s’évanouir.

D’un bond Roger se leva. Il s’agenouilla devant la pauvre femme et timide, prit une de ses mains.

— Pardonnez-moi le mal que je vous ai fait.

…Je le pressentais.

…Vous avez insisté.

…Pouvais-je reculer ?

…N’ai-je pas fait tout ce qui était en mon pouvoir pour vous donner à comprendre…

…Chère, chère créature, pardonner-moi de vous faire souffrir.

…De grâce, dites que vous ne m’en voulez pas.

…Dites-le. Votre silence me torturerait.

Elle porta la main à son front et répéta encore :

— Ma mère ! ma mère ! mais alors ?

Leurs yeux se rencontrèrent.

Roger comprit.

Il étreignit la main qu’il retenait emprisonnée et conclut :

— Oui, devant la loi, je ne suis que Roger. Mais, par le sang, je suis… votre frère !…

— Est-ce que je ne rêve pas ?

Non. Libre à vous de continuer maintenant l’œuvre impie de celle qui est Mme d’Hallon, née Angèle Landry, libre à vous de ne pas m’abandonner comme un paria.

Assommée, elle se tut.

Comme la vie était amère !

Quelles heures décevantes elle ménageait !

Une lutte atroce se livrait en elle.

Sa mère !… Pareille infamie !…

Sa mère, heureuse, souriante, qui vivait une vie de mensonge !…

Au fur et à mesure de ses pensées, elle interrogea :

— Vous m’avez dit que votre père n’était plus ?

— Oui.

— En êtes-vous certain ?

— Absolument. J’ai fait des démarches.

— Où est-il mort ?

— Au Gabon.

— Comment l’avez-vous su ?

— Envoyé là-bas en mission, par le gouvernement, il s’adonnait, lui aussi, à la peinture. Arrivé à son poste, il s’est aperçu que des couleurs lui manquaient. Il a écrit à Adrienne qui lui a adressé ce qu’il désirait. Le colis est revenu portant la mention : « Décédé ».

…Par le même courrier, grâce à l’adresse que mon père portait constamment sur lui, le ministère des colonies avisait Adrienne de la mort.

D’une voix basse, chaude, persuasive, Roger ajouta :

— Vous avez foi en moi, n’est-ce pas !

…Maintenant que le coup est porté, que le choc s’est produit, ne voyez dans la révélation aucune œuvre de chantage.

…Oh ! vous me tueriez si vous suspectiez ma loyauté.

…Non, non, je ne suis pas capable de pareille infamie.

Sans lever les yeux, elle dit :

— Je ne doute pas !… Mais ça été si brusque, si imprévu ! Il ne faut pas m’en vouloir, j’ai besoin d’asseoir mes idées, de réfléchir ! Je suis bouleversée ? Voulez-vous me donner cette lettre ?

— Pourquoi faire ?

— Pour la relire.

À quoi bon ! Pour renouveler votre souffrance ? C’est assez, c’est beaucoup trop. Je vous en conjure, dites-moi que vous ne m’en voulez pas.

Elle l’écoutait à demi.

Il reprit :

— Je vous ai expliqué, n’est-ce pas, que si ç’avait été pour moi seul, je n’aurais tenté aucune démarche. À bout de luttes, sans affection autour de moi, sans but de la vie, ma décision aurait été prise. Le grand fleuve qui traverse Paris n’est pas loin. Deux vagues auraient fait office de linceul. En ne me voyant pas, ma concierge se serait inquiétée. Elle aurait averti la police… Personne n’aurait entendu parler de moi. C’eût été fini… Mon cas est différent.

…Je vous l’ai avoué : j’aime et je crois être aimé. Qu’auriez-vous fait à ma place ?

— Le désespoir n’est jamais permis, balbutia Malcie, les lèvres blêmes.

— Il ne me restait alors qu’une solution : celle de me présenter à l’hôtel de madame d’Hallon.

…J’en ai été tenté plusieurs fois.

— Vous avez bien fait d’user de ménagements, soupira la pauvre petite femme. Je vous en supplie à mon tour. Il me faudra peut-être du temps, de la patience… Vous n’êtes pas seul, maintenant.

…Ayez du courage. Je tâcherai d’en trouver suffisamment pour le devoir qui m’incombe.

— Pardon ! Pardon ! vous êtes ma sœur, mais ce titre, je ne vous le donnerai que lorsque vous m’y autorisez, noble créature qui me tendez la main. Je suis l’épave !… Vous ne rougirez pas de moi, je vous le promets. Imposez ce que vous voudrez… D’avance je vous le promets.

…Prenez quelques jours. Réfléchissez… Vous me ferez part ensuite de vos pensées. Je ne veux pas être une entrave dans votre vie.

Accablée, Malcie le quitta quelques minutes plus tard.

En bas, dans la rue, Fulbert trouvait le temps long.

Lorsqu’il vit sortir sa maîtresse, lorsqu’il l’aperçut pâle, marchant lentement, l’air soucieux, il se dit :

« — D’où vient-elle, mais d’où vient-elle, pour qu’elle soit ainsi bouleversée ? Pourvu qu’il n’en retourne pas quelque, histoire ».

Les oreilles du capitaine Jean chauffèrent lorsqu’il entendit que la sortie avait eu encore pour but la rue Notre-Dame-des-Champs.

« — Trois dans une semaine, se dit-il. Il faut croire qu’elle y trouve du plaisir. J’irai moi-même explorer cet immeuble ».

Pendant l’heure qui les rapprocha, Jean n’eut pas de peine à trouver à sa femme une mine bouleversée.

Habituée à communiquer toutes ses pensées, Malcie souffrait de l’idée torturante qui lui comprimait le cerveau et paralysait ses élans.

Elle ne savait pas se déguiser.

Lorsqu’elle se retrouva devant sa mère, elle crut défaillir.

La même lutte que là-bas s’engagea.

Était-ce possible ?

Elle n’osait ni y penser, ni approfondir la situation.

Pourrait-on vivre, sourire, se montrer heureuse avec un tel remords au cœur ?

Ce jour-là, Malcie parla peu.

À tous ceux qui s’adressaient à elle ses réponses étaient brèves.

Son entrain avait disparu.

Elle ne pouvait pas se surmonter.

Plus que tout autre, Jean l’observait.

À la moindre question directe, le visage de Malcie se bouleversait ; qu’est-ce que cela signifiait ?

— Sortez-vous cet après-midi ? demanda Mme d’Hallon.

— Non. Je suis un peu souffrante. J’ai besoin de repos. Et vous, ma mère ?

— Moi ? Je vais à Bois-Colombe, chez les Santoire. Je serai là à cinq heures.

…À propos avez-vous casé vos tableaux ? Vous ne m’en avez pas parlé depuis l’autre jour.

Comme si Malcie avait été prise en flagrant délit, elle devint pourpre.

On aurait dit que la faute, dont la pensée ne la quittait pas, lui était personnelle.

Jean la regardait en fumant.

— De quels tableaux parlez-vous ? Je ne suis pas au courant.

— Oh ! répondit-elle sans pouvoir maîtriser un tremblement dans la voix, ce sont des paysages que j’aurais voulu placer pour tirer d’embarras.

Elle toussota et acheva avec difficulté :

— …un jeune homme sans ressources. Ce n’est pas aussi facile que je pensais…

— Je crois bien, riposta Mme d’Hallon. Si vous vous imaginez que tout le monde est aussi naïf que vous. Les œuvres pullulent, ma chère. On est bien obligé de refuser quelquefois, à moins de se mettre sur la paille.

Malcie se tut.

Ces paroles froides, sèches, égoïstes, tombèrent sur son cœur comme un bloc de marbre.

C’étaient les œuvres de l’enfant de sa mère, de son frère, à elle, dont elle était la placeuse !…

Jean veillait toujours.

— Si vous m’aviez initié à vos secrets, je serais peut-être devenu un bon aide, Malcie.

Son sourire était forcé.

— Des secrets ? Croyez-vous que j’aie des secrets ?

— Il faut le croire, puisque c’est la première fois que j’entends parler de tableaux et aussi de peintre.

Si, jadis, elle communiquait toutes ses pensées, le pouvait-elle maintenant ?

Pouvait-elle dire à Jean, qu’il était entré dans une famille où il y avait une tare ?

Pouvait-elle dire que sa mère avait abandonné son enfant et que sourire et entrain cachaient depuis six ans une faute ?

Oui, elle avait un secret, et quel secret, puisque la divulgation tuerait du coup, la confiance de cet homme aux cheveux blancs, son père !… puisque la divulgation de ce qu’elle a entendu là-bas, apporterait ici chagrin, déshonneur, honte !…

Elle ne protesta pas, convaincue que quelques heures de repos la calmerait !…

Après, peut-être verra-t-elle clair dans la situation et sera-t-elle à même de parer les coups.

Il en eût été ainsi, si Jean qui aimait n’avait pas été atteint par le sentiment qui torture, aiguillonne, arme, fait commettre des folies…

Mais, pour lui, la situation devient intolérable. Il ne veut plus se débattre dans le doute et les énervantes suppositions. Il résolut d’en finir.

Il projette de se rendre le jour même rue Notre-Dame-des-Champs.

Il interrogera la concierge.

Il paiera.

Qui résiste à la puissance de l’or ?

Son projet caressé, prêt à l’exécution, lui parut pècher par la base.

Quel atout a-t-il en mains ?

Pas même le nom de l’amant.

Et puis, celui-ci peut le connaître, lui Jean d’Anicet. Ne suffit-il pas d’un hasard pour les mettre en présence ?

Malcie sera prévenue.

Les rendez-vous auront lieu ailleurs.

Inutile d’embrouiller l’écheveau… Jean connaît le mot. C’est au nid qu’il prendra les amoureux.

Cette idée lui paraît la meilleure. Il attendra le moment favorable pour agir.

Malcie souffrante, garde plusieurs jours l’appartement, puis elle décide de revoir Roger.

Cependant, avant de se jeter, confiante, dans la voie nouvelle, elle veut questionner sa mère.

Un mot des hésitations appuieront le roman, et Malcie, qui ne doute maintenant qu’à demi, agira plus délibérément.

Le hasard lui tend la main.

Mme d’Hallon arrive, résolut, haute, en femme à qui rien ne résiste, et qui a toujours triomphé des difficultés.

Elle rentre.

Chapeauté très élégamment, vêtue d’un superbe foulard en feuille morte, elle se jette dans un fauteuil, face à la jeune femme.

— Eh bien ! toujours casanière !

— Aujourd’hui encore. Cependant j’ai décidé de reprendre demain mes sorties.

— Je ne comprends pas que vous puissiez rester quatre jours consécutifs calfeutré dans un appartement. La houle qui vous arrive par-dessus les toits ne vous enivre donc pas ?

— Non.

— Ce flot incessant, cette foule dont vous entendez le remous ne vous attirent pas non plus ? Autant d’aller vivre en Savoie, en Auvergne, dans un désert.

— Pas tout à fait.

— Voyons, je ne comprends Paris que pour lui-même, c’est-à-dire son mouvement, son ambiance, l’engrenage auquel on ne peut résister. Le soir, vous ne préparez donc pas vos lendemains ?

— Quelque fois. Il y a cependant des lendemains qui ne peuvent répondre aux calculs de la veille.

— Quand vous me verrez rester la moitié d’une semaine chez soi, vous pourrez dire que votre mère ne va pas du tout.

— Il me semble que vous n’avez pas toujours aimé autant à vous dépenser.

— Moi ? Le mouvement, l’air, la lumière ont toujours été ma vie !… Même quand j’étais jeune, je raisonnais ainsi. De l’action, toujours de l’action.

— Certains devoir forcent à mettre de côté des sorties purement mondaines.

— Vous avez toujours été un peu collet monté, vous !… Je ne sais vraiment pas de qui vous tenez !

— Moi collet-monté ! Oh ! par exemple ! J’avoue que je n’aime pas négliger certaines obligations. Mon père est comme moi.

— Votre père exagère. Il en est ridicule, le cher homme.

— Vous trouvez ?

— Absolument.

— Dites-moi, mère, quel âge aviez-vous lorsque vous vous êtes mariée ?

— Quelle idée !… J’avais vingt-deux ans.

— C’est à Paris, je crois qu’a eu lieu votre mariage.

— Vous connaissez cette histoire-là de longue date. Oui, à Paris.

— Vous y avez toujours vécu.

— À peu près… en mettant de côté des absences plus ou moins longues occasionnées par des voyages.

— Vous voyagiez beaucoup lorsque vous étiez jeune fille ?

Les deux femmes se regardèrent.

Madame d’Hallon répondit avec une indifférence affectée.

— Oui, assez.

— Où avez-vous fait la connaissance de mon père ?

La mère enleva ses gants.

— Je vous l’ai dit au moins cent fois.

— Oh !

— C’est si vieux !

— Il y a des choses dont on doit toujours se souvenir.

Avec un regard fuyant, la mère répondit d’un ton badin :

— Ma chère, vous êtes insupportable avec vos anciennes histoires. Savez-vous que cela ne rajeunit pas… Je vous ai dit que c’était dans un bal chez les Montord.

— Papa vous a plu tout de suite ?

Mme d’Hallon sourit.

— Il faut croire.

— Était-ce la première demande en mariage que vous receviez ?…

Malcie s’efforça de laisser son regard indifférent.

Dans les yeux de la mère passa une lueur étrange.

— Vous me faites de singulières questions, vraiment.

…Est-ce l’appartement qui vous lance dans l’histoire ancienne ? je vous en prie, tenez-vous en au moderne.

— Ce que je vous demande est tout naturel. Histoire de causer du reste. Jean a été le premier qui a demandé ma main. Je ne m’en cache pas. Je le dirai à mes enfants et à mes petits enfants lorsque je serai grand’mère.

Mme d’Hallon manifesta une gêne qui n’échappa pas à sa fille.

— Vous vous êtes mariée à dix-huit ans, expliqua la première, moi à vingt-deux. C’est l’âge où les soupirants approchent. Si votre père n’a pas été le premier, c’est lui qui a été agréé.

Le ton était aigre-doux.

Après un silence, Malcie ajouta :

— Vous avez été une privilégiée. Vous avez épousé le meilleur des hommes. La maternité ne vous a pas trop éprouvée… Je n’ai jamais eu ni frère, ni sœur, n’est-ce pas ?

L’interrogation qui, dans un autre moment eut passé inaperçue, joua sur les nerfs de Mme d’Hallon.

Jamais sa fille ne l’avait autant questionnée sur le passé. Quelle mouche la piquait. Avait-elle trouvé quelqu’un qui ait fait des révélations ?

Impossible ! Quant à lui, il était mort depuis longtemps, mort dans les colonies.

Morte aussi la sage-femme, qui aurait pu parler.

Que craignait-elle ?

Des paroles en l’air ? Des versions exagérées ?

Quelle est la femme jeune, jolie, qui n’a pas subi de critiques ?

Elle paya d’audace.

Un regard d’acier tomba sur Malcie, puis Mme d’Hallon éclata de rire.

— Mais oui, j’ai été favorisée, comme vous dites, et toujours très heureuse, parce que j’ai toujours su faire la part des choses.

— Ce n’est pas toujours facile.

— Avec de la volonté et de la ténacité, on vient à bout de tout.

Elle se leva.

— Eh ! mais, dites-donc, vous n’avez pas l’air d’avoir des idées folichonnes. Distrayez-vous. C’est absolument nécessaire à la santé. Quant à vos devoirs, comme vous disiez en commençant, remplissez-les, mais n’en soyez pas l’esclave. On se fait soi-même sa vie.

Malcie soupira.

— Chacun entend les choses à sa façon.

Une barrière s’élevait entre la mère et la fille.