Sans asile !/06

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La Revue populaire (p. 78-88).

VI

mari et femme


Décidée, en attendant mieux, à apporter un peu de bien être dans la vie de celui qui aurait dû avoir une autre place au soleil, Malcie emplit son porte-monnaie et se prépara à sa troisième visite à l’atelier.

Jean allait et venait.

Fulbert était venu lui demander :

— Monsieur le capitaine n’a pas de courses à me faire faire ce matin ?

— Non. C’est moi qui m’en charge.

Puis d’une voix basse :

— Est-ce que mes vêtements de civils sont prêts ?

— Oui, monsieur.

Dès que la porte claqua derrière Malcie, Jean lança l’uniforme sur les meubles et endossa des habits noirs sous un pardessus mastic.

La toilette ne dura pas deux minutes.

De son cabinet, il passa dans son bureau, décrocha une gaine de dessus la cheminée pendant que Fulbert grommelait inquiet du dernier geste :

— Que Monsieur soit prudent ! Il y a des choses qu’on regrette… lorsqu’il est trop tard. Si Monsieur permettait que je l’accompagne.

Pas de réponse.

Jean avait aux oreilles le bruit de la porte. Il voyait sa femme descendre, traverser le porche.

Il la voyait dans la rue.

— Tu dis qu’elle prend toujours le faubourg Saint-Honoré ?

La réponse ne vint pas à Fulbert qui eut un pressentiment de malheur devant la surexcitation du capitaine.

D’une marche lente, mais sûre, Malcie tourna à droite.

Jean fut surpris.

Qui sait ? Peut-être avait-elle l’idée qu’on la filait.

Elle ne se retourna pas une seule fois.

Devant son allure qui était celle d’une femme qui se possède le capitaine se dit :

« Est-elle donc à ce point tombée, qu’une existence en partie double lui laisse un extérieur tranquille ? »

…Chez qui va-t-elle ?… Il s’agit sans doute d’un peintre. Elle était trop troublée, hier, lorsque je l’ai questionnée.

…Pourquoi ne m’en avoir pas parlé de cet artiste, de ses tableaux, s’il n’y a rien de louche entre eux ?

Ses poings se crispaient.

Sa face se violaçait.

Ses yeux lançaient des flammes.

Tout en la suivant, le regard fixé sur elle comme sur un phare, il se disait, passant d’une idée à une autre.

« Sa peau !… la peau du séducteur ! Pas de rémission !… »

Au coin de la rue d’Anjou, Malcie s’arrêta, regarda à droite, à gauche.

Elle attendit.

Hésitait-elle à continuer ?

Un remords.

La pensée du mari, des enfants. L’honneur de la famille !

Mais, aussitôt, la roue d’un fiacre rasa l’angle du trottoir.

Avec le manche de son ombrelle, Malcie fit un signe.

— Retenu, belle dame !… Dommage !…

En effet, deux hommes occupaient le véhicule.

Elle continua à pied jusqu’à la rue Royale.

Là, cinq voitures pour une semblaient l’attendre.

Un coup d’œil suffit pour qu’immédiatement un des cochers montât sur son siège.

Malcie ouvrit la portière, jeta l’adresse monta.
« Il ne me trompe pas, la chère petite l’aime aussi. »

Ce matin-là comme par un fait exprès, la course fut pleine d’entraves.

La jeune femme était cependant tombée sur un automédon qui connaissait son Paris et qui avait pris au plus court.

Mais, dans la rue Bonaparte, devant l’École des Beaux-Arts, il fut arrêté pur une foule qu’un accident groupait. Un ouvrier, fâcheusement tombé d’un échafaudage, gisait à demi mort sur le trottoir.

Un médecin était accouru.

L’état du malheureux demandait son entrée immédiate à l’hôpital.

La Charité se trouvait à deux pas. On attendait une civière pour le transport, et pendant ce temps, la circulation était impossible.

Las d’attendre, sous les insultes d’autres copains, le cocher de Malcie avait pris la rue Jacob pour tomber dans celle des Sts-Pères.

Il se trouvait derrière une file d’omnibus qu’un convoi retardait.

Force encore de mettre sa bête au pas. Aussi, lorsqu’il déboucha sur le boulevard Saint-Germain, un vigoureux coup de fouet cravacha les flancs du cheval étriqué.

De là en quelques minutes, le but fut atteint.

Comme d’habitude, Malcie donna l’ordre d’attendre et elle disparut sous la porte.

Ce n’était pas sans difficultés que la voiture occupée par Jean avait suivi la première.

Lorsqu’elle s’arrêta le capitaine ne bougea pas.

— Mazette, se dit le cocher, je roule un mylord qui a l’habitude des valets de pied ! On y va !… Je m’en doutais !…

Il assujettit les guides, descendit et, la main sur le bec de canne de la portière :

— Si celui qui a l’honneur de la course ne s’est pas trompé de numéro je crois, monsieur, que nous y sommes.

Jean ne fit pas un mouvement.

— Est-ce que l’autre fiacre est arrêté !

— Il est arrêté.

— Et la dame ?

— Disparue dans le couloir… lestement… d’un joli petit pied français… Dans ce couloir-ci… monsieur n’a qu’à se pencher.

…Monsieur ne s’en doute pas, nais j’ai failli y laisser l’œil sur le sapin de l’Abeille, là-bas, au tournant de la rue de l’Université.

— Vous n’êtes pas pressé, n’est-ce pas ?

— Moi ? Pas du tout… tout ce que monsieur voudra. Le temps, c’est de l’or avec des clients comme monsieur.

— Alors, accordez-moi quelques minutes. Je suis arrivé. C’est l’essentiel.

« Mâtin, se dit le cocher, en v’là un qu’est malin ! C’est pas au moment des civilités qu’il veut les pincer ! »

Il se retourna.

— Est-ce que monsieur désire que j’attende… le temps de la visite ?

Jean réfléchit.

— Non, merci.

— C’est absolument à la volonté de monsieur. Je ne vois pas par là de station de fiacres.

— Merci.

Le mot fut bref, saccadé.

Le cocher n’insista plus.

Il y avait cinq minutes justes — et cinq minutes lorsqu’on attend, c’est long — que Malcie avait pénétré dans l’atelier de Roger, lorsque Jean sortit de sa prison.

Il y alla d’une pièce de cinq francs au cocher qui guignait de l’œil un bar très proche et il prit le même chemin que Malcie.

Se composer un visage, chasser le trouble, la nervosité, la rage qui le soulevaient fut affaire d’une minute.

Il ralentit son pas, agrafa le premier bouton de son pardessus, palpa la poche où il avait glissé l’étui du revolver, traversa la cour, en apparence très calme, et aperçut Mme Barbillon.

Elle le regardait.

Cette femme-là devait être renseignée.

Cette femme-là en savait plus long que lui.

Au plus habile.

Occupée à un ouvrage de couture, la concierge regarda l’escalier. Ses mains retenaient sa lingerie.

— Madame, dit Jean, chapeau bas, avec une infinie souplesse dans la voix, j’ai un rendez-vous ici avec Mme d’Anicet pour des acquisitions de tableaux chez un jeune artiste dont nous nous occupons elle et moi.

…Pourriez-vous me dire si elle est arrivée.

Avant la réponse, le capitaine regarda sa montre et ajouta :

— Je crois être exact. C’est l’heure, à cinq minutes près, que nous avions fixé pour la rencontre.

Enchantée de la veine qui souriait à son jeune locataire, la concierge se leva…

Des acquisitions de tableaux !… Roger était sauvé !

— Monsieur, répondit-elle, je ne connais pas le nom de la dame que je vois ici, depuis quelques jours. Elle vient, en effet, de monter. À peine quelques minutes.

…Monsieur la trouvera chez M. Roger.

— C’est bien le nom du peintre en question. Auriez-vous l’obligeance de m’indiquer l’étage de son domicile ?

— Domicile et atelier.

— Oui… je sais.

— C’est au premier, monsieur, la porte en face l’escalier.

— Le nom est sur la porte ?

— Non, mais monsieur ne se trompera pas. La porte en face l’escalier.

— Merci, madame.

Il n’était pas luxueux, l’escalier, avec ses marches usées et sa mince rampe en fer !

Le capitaine eut un sourire ironique. Il balbutia : « Quand on est artiste, l’imagination supplée au luxe ! »

La rampe faisait un coude, Jean voyait la porte… en face de lui.

Il crut qu’il étouffait.

Il s’arrêta.

Des voix lui arrivaient. Celle de sa femme très distincte.

Il dégrafa son pardessus, retint son souffle, ralentit son pas.

Les murs dégradés, lui disaient qu’il ne devait pas y avoir de tenture derrière la porte.

Il voulait écouter.

Il ricana.

Elle a du goût ! La garçonnière ne manque pas de charme. L’hôtel de la rue d’Aguesseau est loin d’en posséder autant !

Il monte une marche puis une autre.

Il y est.

Entrer tout de suite ? brusquement ?

Non.

Il veut, lui aussi, la jouer habilement, la comédie qui est sur le point de devenir un drame !…

C’est son plan. Il en sera ce que suggérera son imagination en délire, son désir violent de vengeance. Dans ces heures de révolte, ce n’est plus la raison qui guide : les événements dépendent de l’instinct.

Sur le palier, Jean glisse à droite de la porte.

Il sort de sa poche le tube en maroquin noir, y prend le revolver chargé, et là, les oreilles bourdonnantes, le visage sanguin. il pencha la tête,

 

Malcie a trouvé Roger à ses pinceaux.

Tous deux se sont installés pour une longue conversation.

— Je vous attendais. J’avais le pressentiment de votre visite.

— Vraiment ?

— J’aurais voulu venir plutôt. Impossible. Vous comprenez, n’est-ce pas, que j’ai des ménagements à prendre. Ma mère ne doit se douter de rien, du moins pour le moment. Quant à mon mari, je ne tiens pas non plus à ce qu’il sache.

…J’ai réfléchi beaucoup. Je compte sur le temps.

…La situation est délicate. Elle ne demande pas de brusquerie.

— Vous êtes un ange, balbutia Roger.

— Non. Je voudrais simplement que tout le monde fut heureux.

— Chère créature ! cher trésor de vaillance. Vous vous glorifiez du bien que vous me faites.

— Aujourd’hui, mon plus grand désir est de vous voir arriver.

…Il faut que vous vous fassiez un nom. Vous le savez, le monde est imbu de sots préjugés. Pour lui, et quoi que vous fassiez — pardonnez-moi ma brusque franchise — quoi que vous fassiez aujourd’hui, il vous tiendra un peu à distance parce que vous n’avez pas de nom… Faites-vous en un. Devant le talent et devant l’or, rien ne résiste.

…Ceux qui vous auront tourné le dos accourront… Lorsque vous aurez signé une œuvre, une œuvre, vous entendez, chacun vous exaltera. Ce sera à qui souhaitera vous connaître et être quelque chose dans votre vie.

Elle l’exaltait par son raisonnement juste, droit et profond.

Il affirma :

— J’y arriverai.

— Je l’espère. Seulement, vous n’y arriverez pas en un jour. La vie est la vie avec ses luttes et aussi ses exigences quotidiennes… Je ne veux pas que vous souffriez.

Il se redressa, rayonnant d’énergie et de jeunesse.

— Moi, souffrir ? Ne craignez rien. Peu me suffit.

Il continua, une flamme d’espérance dans les yeux.

— Du reste, maintenant, je vais sortir de ma coquille. Je vous dit que je suis un nouvel homme… J’offrirai mes tableaux, je les vendrai, j’entreprendrai mille choses que je n’ai jamais faites.

…Voulez-vous encore que je vous rassure ?

…Je suis moins pauvre qu’il y a huit jours ; j’ai eu des aubaines.

Elle détourna les yeux pendant qu’il continuait :

— Mon loyer est payé pour un semestre.

— N’importe, dit-elle, très simplement, nous allons partager mon argent de poche.

— Je ne le souffrirai jamais.

— Et moi, je ne souffrirai pas que vous refusiez. Expliquons-nous clairement. De deux choses l’une ou nous sommes indifférents, étrangers l’un à l’autre, et alors mes visites deviennent inutiles, équivoques. Elles doivent cesser.

…Ou bien la révélation du secret de votre naissance a fait vibrer en nous…

Elle s’arrêta pour achever, dans un souffle que nul autre que Roger ne put entendre :

…la voix du sang.

Écrasé d’une telle délicatesse, Roger balbutia :

— Je préférerais qu’il n’y ait pas, entre nous, de question d’argent.

— Et moi je ne souffrirai pas que le nécessaire vous manque. Le bien-être dont je suis entourée me deviendrait lourd.

Elle déposa de l’or sur la table et ajouta :

— Ma première satisfaction sera de savoir que vous ne vous privez pas.

— Je ferai en sorte de ne pas en avoir besoin.

— Je vous défends de vivre de privations. Le docteur a déclaré que des soins vous étaient nécessaires. Donnez-vous-les. Vos œuvres se ressentiront de votre santé. Pas de mièvrerie. De la vie. Comprenez-vous ?

Il sourit et murmura :

— À mon tour, maintenant, de penser à votre quiétude.

Ils se regardèrent et se comprirent.

Roger expliqua :

— Votre désir, n’est-ce pas, est que le secret qui nous uni reste entre vous et moi.

— Oui, tout pendant que je n’aurais pas préparé les voies.

…Je ne sais vraiment comment j’y arriverai.

— Peut-être au moment où nous nous y attendrons le moins.

…Mon père et mon mari, tous deux hommes d’honneur, ne doivent se douter de rien.

…Malgré les difficultés, ayons confiance.

— Est-ce que personne, chez vous, n’a idée de vos venues ici ?

— Personne. Il est nécessaire que ce soit ainsi.

— Je vous comprends. Aussi, vous pensez que mon plus vif désir est de ne pas être pour vous, un sujet d’inquiétude.

…Je vous aime de l’affection la plus tendre.

…Vous êtes pour moi l’ange qui montre le salut.

…Je vous dois tout.

…Mais, si vous croyez devoir vous abstenir ou tout au moins espacer vos visites, faites-le.

Un bruit léger, quelque chose comme un crépitement de bois qui travaille, se mêla à la voix chaude du peintre.

Ni lui, ni la jeune femme ne s’y arrêtèrent.

— Mon mari a en moi une confiance absolue, expliqua Malcie, mais, enfin, un rien pourrai attirer son attention et entraver une liberté à laquelle je tiens, par-dessus tout. Comme vous, j’ai tout approfondi.

…Entre nous, la prudence devient nécessaire. Dorénavant, je vous préviendrai par un mot quand je devrai m’absenter.

…Vous absentez-vous quelquefois ?

— Jamais. Je veux dire que je ne quitte jamais Paris.

— Je vous préviendrai toujours, la veille de ma visite. Si toutefois une circonstance imprévue, une affaire, vous empêchait d’être chez vous, n’écrivez pas pour un contre-ordre.

…Ne l’oubliez pas. N’écrivez jamais.

…Une course de plus pour moi, qu’importe ! Je reviendrai, voilà tout.

— D’avance, soyez certaine de ma présence, étant prévenu.

— Il y a des circonstances impossibles à prévoir.

Roger ne se possédait pas.

Une allégresse se dilatait.

— Comment voulez-vous que je n’arrive pas à être quelqu’un ? Croyez-vous que je repose toutes les nuits depuis que je vous connais ?

…Oh ! non, je vous vois devant moi.

…J’écoute votre parole encourageante.

…Je vois vos grands yeux bleus comme ceux d’une madone.

« Pour elle, j’irai au bout du monde ».

Il se leva, fit glisser sa chaise près de celle de la jeune femme, se rassit brusquement, prit une des mains gantées de Malcie, et là, tout près d’elle, son souffle l’effleurant, il murmura :

— Que sera-ce le jour où vous me permettrez de remplacer ce nom de Mme Jean d’Anicet, par le prénom très doux, très gracieux, de… Malcie ?

Il se courba davantage encore, et près de son oreille :

— …par le doux nom de sœur !…

Bouleversée, la jeune femme retint, affectueusement la main de l’artiste, son frère, et elle murmura d’une voix troublée :

— Nous ne devons ni l’un ni l’autre nous laisser dominer par l’émotion. Nous avons besoin de courage… Roger ?

Il ne fut plus maître de lui.

Dans un élan de tendresse, il porta la petite main à ses lèvres, la baisa, la rebaisa avec transport sur le poignet, au-dessus du gant.

Un bruit violent les fit sursauter tous deux.

Ils se tournèrent du côté où il s’était produit ce bruit.

Le bras armé, l’air tragique, l’œil dilaté, Jean d’Anicet pénètre dans la chambre.

Il lève la main, s’arrête, s’avance d’un pas encore et fait feu

…Une fois… deux fois, tirant au hasard, ne sachant où.

— Misérable !… Que faites-vous ?…

Une troisième balle part, sifflante, allant trouer le « Pont de Joinville ».

Malcie a vu Jean.

Affolée devant l’arme, elle lève la main, mais, tout à coup, sa tête s’incline lentement. Elle tombe sur le plancher.

Entre les deux hommes, ce fut une lutte terrible.

— Lâche fulmina Roger, vous avez atteint la plus sublime des femmes.

— Arrière !… arrière !… cria Jean comme un forcené. Il braqua le canon devant la poitrine du jeune homme.

Roger a vu le mouvement.

Parant le coup, il saisit le poignet du capitaine et fait dévier la dernière balle.

Les détonations ont été entendues de la loge.

La concierge se lève, les yeux hagards, les jambes flageolantes, elle courut à l’escalier.

Impossible de monter.

Tout son sang refoulé au cœur lui occasionne de violentes palpitations.

La pauvre femme a le pressentiment de ce qui se passe là-haut.

Des pas derrière elle lui font retourner la tête, sa main restant sur la rampe.

Un homme sanglé dans des vêtements à petits carreaux s’avance vers elle, la fixe.

— Vous ! madame, souffrante, voulez-vous mon aide.

— Merci. Que désire monsieur ?

Avec un accent qui ne permettait pas de mettre en doute son origine, l’étranger demanda :

— Concierge de la maison ? n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur.

Il consulta un superbe calepin et demanda :

— Est-ce bien ici le home du peintre Roger ?

— Oui, monsieur.

— Moi, grand amateur de peinture.

— C’est-il bien vrai, balbutia la brave femme non remise et l’oreille aux écoutes.

— Comment vrai ? que je veux voir sir Roger ? Je crois que oui que c’est vrai, et même bonne affaire pour lui. Ne faites pas attention à mon langage. Pour parler « quickly » je n’ai pas toujours l’expression propre.

— Je ne sais comment expliquer à monsieur…

L’air atterré de Mme Barbillon fut éloquent.

— Catastrophe ?… Quoi !… Fréquentes aux États-Unis, à New-York, les catastrophes. Mais, quelquefois, bon signe. Vous autres, Français, ne savez pas du tout prendre la vie…

…À quel étage le peintre Roger ?

Au même instant, au-dessus d’eux, une porte fut ouverte. La concierge et l’Américain entendirent d’une voix menaçante :

— Nous nous reverrons. Nos comptes ne sont pas encore réglés.

Des pas. Et ils virent passer devant eux le capitaine Jean, emportant Malcie avec une force que donne seul un décuplement de violence et de folie.

— Monsieur… articula livide, Mme Barbillon.

Jean n’entendit pas ou ne voulut pas répondre.

Il continue, traverse la cour, et près du trottoir, il trouve le fiacre retenu par celle qui est victime de son dévouement.

— Évanouie ?… Interroge l’étranger avec une flamme démontant.

La gorge nouée, Mme Barbillon se tait.

Sa pensée est là-haut.

Qui a été atteint ?

Elle ? Lui ?

Tous deux ?

Le visage terreux, elle expliqua :

— J’y monte, si monsieur veut me suivre.

Roger est affalé sur une chaise lorsque sa porte se rouvre devant l’Américain pendant que la concierge exclame :

— Ah ! monsieur Roger !

— Ne m’en parlez pas ? C’est de la démence ! Cet homme est fou. Rien ne motivait pareil esclandre.

— Êtes-vous atteint ?

— Non.

Raide, impassible, sans un geste, sans une expression dans le regard, l’étranger dit :

— Un mari jaloux ?… Très nombreuses les histoires de mari jaloux.

— Vrai, vous n’êtes pas atteint ?

— Non.

— C’est une chance, une grande chance !

— Mais, regardez donc autour de moi !

L’Américain et Mme Barbillon inspectèrent les murs.

— Ni plus ni moins pour les dégâts, monsieur Roger ! Vous l’avez échappé ! c’est tout ce qu’il faut… Qui l’aurait dit ! Je vous assure qu’il m’a caché son jeu. En bas, il s’est montré d’un poli, d’un mielleux !

Elle se pencha.

— Le mari, hein ?

— Oui.

L’étranger contemplait les paysages accrochés aux murs, les coins de berge de la banlieue parisienne, la gamme de notes avec laquelle Roger avait magnifiquement étalé de larges espaces de jolis ciels fouillés.

Il arrive au « Pont de Joinville » s’arrêta longuement et, avec un geste automatique :

— Trouée par la balle ?

— Oui.

— Par la balle du mari ?

Le silence du peintre fut la réponse.

— Alors, paysage a grande valeur… double valeur… Des articles dans journaux feraient monter très haut la peinture.

— Oh ! protesta Roger indigné !

— Là-bas, à New-York, ce serait ainsi… Donc, consentirez pas à mettre dans la presse ?

— Oh ! non.

— Eh bien, je l’achète.

— Comment ?

— Oui. Je suis ici pour deux tableaux et envoyé par mon ami Renaud que j’ai connu il y a vingt ans au 57 de la vingt quatrième street du West à New-York. M’a recommandé votre talent. A eu raison. Regrette pas, very interesting dans date… Et very very jolie, la Parisienne que j’ai vue… Touchée, elle aussi ?

— Je ne le crois pas, mais je n’en sais rien. En tout cas, il faut qu’un homme soit fou pour se refuser à une explication quelconque.

La concierge disparut.

Les deux hommes restèrent dans le désordre des chaises et des toiles bouleversées.

Non remis, Roger murmura :

— C’est inouï !… Si encore il y avait motifs.

Avec un sang-froid britannique, William Vanderbrook dit :

— Demain, les journaux en parleront.

— Je voudrais voir !…

— Dommage !… Vous avez tort !… En Amérique, vrai coup de fortune pour un peintre !…
« Qui vous a introduite chez lui ? »

— Oh ! jamais !… renouvela Roger, je préférerais mourir de faim.

En regardant tout autour de lui, l’Américain expliqua :

— En venant chez vous, j’avais peur de trouver, un peintre impressionniste… Shockissoq, les œuvres impressionniste ! J’abomine, et vous ?…

— Il faut avoir des dispositions spéciales pour se livrer à de pareilles études. Il y a des amateurs.

— Oh ! pas moi !… Jamais moi pour cela !… En France, vous êtes riches en peintures… Pas à New-York ! Ne possédons pas d’Écoles nationales… Aussi très grands, gloire d’avoir dans son home spacieuse galerie de tableaux…

…Je veux celui-ci… Entendu… et puis un autre, mêmes dimensions. Avez-vous ?

— Excusez-moi, monsieur. Vous vous présentez dans une circonstance si tragique que j’ai peine à réunir mes idées.

— Je reviendrai.

— Non.

— Suis au Terminus-Hôtel.

Les paupières du jeune homme se rejoignirent pour éviter une vision torturante.

— Vous désireriez, dites-vous, un pendant à ce « Pont de Joinville » ? Vous voulez me l’enlever.

— Je paierai autant de dollars que vous voudrez et même, si vous venez un jour à New-York, vous verrez que je lui ferai honneur.

Les yeux de Roger tombèrent sur l’or laissé par Malcie.

Y toucher ?

Jamais.

Une occasion se présentait…

Raide, William Vanderbrook, un monocle sous l’arcade sourcilière, sa lorgnette pendue en bandoulière, se promena encore devant les toiles du jeune peintre et déclara :

— Celui-ci me plaît également. Je le désire. Je vous donnerai deux cents dollars… cent pour chacun… Trouvez-vous assez ?

— Deux cents dollars, répéta Roger, croyant mal comprendre.

— Ce qui doit faire en monnaie française, mille francs, plus vingt.

— C’est trop.

— Cela vaut cela à cause de la balle… Contrat signé ? Je donnerai un chèque. Vous irez…

Il réfléchit.

No… Times is money.

Il sortit de son portefeuille deux billets de cinq cents francs et chercha de l’or.

— C’est assez protesta Roger presque honteux.

— Alors, venez dîner avec moi, ce soir. Je vous ai dit : Terminus-Hôtel. J’inviterai Renaud, votre ami.

— Mon ami ?

— Oui, votre protecteur. Vous viendrez, j’y compte.

— Ce soir ?

— Oui. Ça dissipera chimères, romans, amours. En Amérique, on ne reste pas sur une idée triste.

…À ce soir. Acceptez.

— À quelle heure ?

— À six.

— Mille fois merci.

— Aoh ! c’est moi. J’ai peur de solitioude. Jamais je ne reste seul. Good-bye !

— Au revoir, monsieur, mille fois merci.

— Moi aussi.

Sur le palier, l’Américain se retourna. Un franc rire montra ses dents d’un blanc intense, sous une épaisse moustache blond ardent.

— Là-bas, personne n’aura le vrai, l’authentique !… Personne !… Veine d’être arrivé au moment précis.

Il tendit sa main à Roger.

— Chagrin de cœur passe !… À ce soir, à six heures.

Il fit un pas.

— Devriez étudier votre grand maître Chartran. Pour nous, c’est le roi du pinceau. Deviendrez millionnaire en envoyant vos peintures aux États-Unis.

…Vous seriez payé là-bas cent dollars comme un penny. Goodbye.

Resté seul, Roger revécut l’heure tragique.

N’était-il pas le jeu d’un cauchemar ?

Hélas ! et l’évidence !

Trois balles avaient été tirées.

Une dans le tableau acheté par l’Américain.

L’autre s’était perdue dans la cimaise.

La troisième avait perforé une valise béante qui regorgeait d’esquisses.

Il se rappela l’entrée, les gestes de Jean.

Il entendit les menaces.

Il revit Malcie chanceler, tomber.

Il la vit emportée sans mouvement, sans vie.

Tout à coup, son regard se fixa. Était-il fou lui-même pour avoir accepté à dîner avec William Vanderbook ?

Il enverrait un télégramme. La seule sortie qu’il eût dû se permettre, il ne pouvait pas l’exécuter.

Et pourtant, il fallait qu’il sût ce qui se passait à l’hôtel de la rue d’Aguesseau.

Par lui, ou indirectement, il devait y arriver.

Roger sortait pour envoyer à Terminus Hôtel un petit bleu, quand Mme Barbillon l’arrêta devant sa loge.

L’habitude de se voir, de parler de sa vie, de ses occupations, ne devient-elle pas un besoin de réciproques confidences ?

L’homme ne peut pas tout garder pour lui. Aussi concentré qu’il soit, la nature parfois s’impose.

Dire ses inquiétudes est un soulagement. Conter ses préoccupations, les diminue.

À qui Roger se serait-il confié ?

Mme Barbillon n’était-elle pas la seule personne au courant de sa vie, la seule qui s’occupât de lui, aussi bien mieux qu’une parente ?

Ils échangèrent quelques pensées sur l’échauffourée du matin — échauffourée dont personne ne saurait rien — puisque, chance extraordinaire, les autres locataires se trouvaient absents. Roger communiqua son but de sortie.

Mme Barbillon l’écouta et dit :

— Avez-vous bien raison, monsieur Roger.

— Pensez-vous que j’aurais le courage de faire bonne figure à ce dîner qui sera un vrai festin ?

— Je ne dis pas, monsieur Roger, je ne dis pas !

…C’est souvent que, dans la vie, on fait bon cœur, contre mauvaise fortune.

…Il n’y croira pas à votre excuse, l’Américain !

…Manquer un richard pareil ! Qui sait, vous pouvez le retrouver sur votre chemin, monsieur Roger.

…À votre place, je garderais ses bonnes grâces et je ferais en sorte d’avoir son amitié.

— Je n’hésiterais pas si quelques jours s’étaient écoulés. Aujourd’hui même ?… Ce soir ?…

— Je vous comprends !… Réfléchissez encore avant d’envoyer votre bleu, croyez-moi.

Adossé au chambranle de la porte, Roger, le regard vague, mais la pensée travaillant, dit, perplexe :

— Votre raisonnement est juste, surtout dans l’impasse où je me trouve. Si je veux aller de l’avant, il ne s’agit pas de fermer toutes les portes devant moi.

— Eh ! non, eh ! non, monsieur Roger. Vous devez même faire tout ce qui sera en votre pouvoir pour les ouvrir. Et puis, lorsqu’elles seront entrebâillées, allez-y d’un coup d’épaule. C’est la vie !…

Lorsque le peintre quitta la loge, il avait abandonné le projet du télégraphe.

Dans l’après-midi en palpant les billets de banque versés par William Vanderbrook, Roger se dit :

— Maintenant que me voilà presque riche, je ne puis aller dîner au Terminus dans l’accoutrement que j’ai sur moi.

Il ouvrit les battants d’un placard.

— Un peu maigre mon porte-manteau !

Il partit pour le boulevard Sébastopol où il acheta un complet et, à six heures moins cinq, il arrivait à l’hôtel.

L’appartement retenu pour quinze jours par William Vanderbook se composait d’une chambre et d’un salon.

C’est là que fut introduit, presque en même temps que Roger, un vieil ami de Maxime d’Hallon, le peintre Renaud.

— Très heureux de faire votre connaissance, mon ami. Élève de Baudruche, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur.

— Et, ce qui a pour moi un très grand prix recommandé par Mme d’Anicet, ma délicieuse petite Malcie.

Roger changea de couleur.

C’était donc elle qui avait parlé de lui à Renaud ? et c’était Renaud qui lui avait adressé l’Américain ?…

— Un vieillard !… dit l’étranger. Il fera son chemin.

Quand un artistes est aimé des femmes il fait toujours son chemin !…

Renaud rit d’un rire très franc. Le sourire de Roger resta mélancolique.

Le dîner fut au champagne.

Roger n’avait jamais assisté à pareille débauche gastronomique.

Il se souviendrait toute sa vie du menu princier.

Au dessert, une franche amitié liait les trois convives.

— Je me mets entièrement à votre disposition, mon ami, affirma Renaud. Nous ne sommes pas du même âge, puisque ma barbe est toute blanche, mais nous appartenons à la même école, cela suffit.

— Vous savez, appuya William Vanderbook amis de nos amis sont amis. Je viens à Paris tous les ans. Faites du beau, nous nous reverrons…

…Voulez-vous mon adresse ?

— Certes, je ne demande pas mieux.

En tendant un bristol glacé, l’Américain ajouta.

— Je ne réponds pas aux lettres très exactly, parce que je suis toujours en voyage, moi !… Mais je réponds toujours. Soyez sûr que vous recevrez réponse. J’aime cela, very much de répondre aux lettres.

— Avez-vous fait des affaires ensemble demanda Renaud.

— Oh ! my dear ! Je suis très content. Deux pictures superbes.

Les yeux ronds de l’Américain rencontrèrent les yeux de pervenche de Roger.

Ceux-ci le suppliaient.

Avec un sourire dont la malignité échappa à Renaud, le richissime expliqua seulement :

— Ravi, parce que à New-York, William Vanderbook posséder seul, le pont… de quoi ?

— De Joinville.

Perfectly… oui c’est cela.

— Tu le connais.

— Moi ? oh ! non.

— Nous y sommes allés ensemble par la Bastille.

— À Joinville ?

— Oui. La station après Nogent-sur-Marne.

— Aoh ! c’est vrai. Excusez-moi. Perfectly. Charmant… Heureux de posséder ce paysage. Délicieux, Joinville !

…Oui, très gentil, très coquet, comme toute la banlieue de Paris.