Sans asile !/07

La bibliothèque libre.
La Revue populaire (p. 88-93).

VII

rue d’aguesseau


Malcie est allongée sur une chaise longue de sa chambre.

Non désarmé, Jean a jeté des mots fous à Mme d’Hallon.

— Votre fille, la mère de mes enfants, est une femme que j’ai surprise dans les bras d’un homme.

…J’ai entendu le bruit des baisers.

…J’ai tiré.

…Je ne les ai tués ni l’un ni l’autre. J’aurais pu les tuer !

Il a jeté sur le tapis le revolver, et la malheureuse, blanche à mourir ne fait pas un geste.

Dans un souffle, elle murmura :

— Jean !

— Est-ce que je mens ?

— Jean !

— Vous a-t-il embrassée cet homme ?

— Vous vous trompez.

— Misérable ! Je les ai entendus, les baisers… deux… trois… passionnés… les baisers d’un amant.

— Oh ! Jean !

La mère était terrifiée.

Elle eut préféré ne pas assister à la scène.

Elle regarde sa fille.

Leurs yeux se rencontrent.

Une douleur navrante passa dans ceux de la pauvre martyre.

Sa tête tombe sur le coussin de velours rouge.

Elle halète :

— Cela… n’est… pas…

Puis, devant la surexcitation de Jean, elle comprend que, quoi qu’elle dise, ses assertions seront mises en doute. Elle se tait.

Chez elle tout a été ébranlé, cerveau et cœur.

Une fièvre se déclare qui déjoue toutes les prévisions.

Pendant une semaine, elle est entre la vie et la mort.

Les sommités médicales se succèdent.

Les consultations se renouvellent.

Après ceux-ci, ceux-là.

Tous hésitent à se prononcer devant la gravité du cas.

Deux organes sont atteints, ébranlés.

Soigner l’un est désorganiser l’autre.

Tous sont convaincus que la femme du capitaine Jean ne se remettra pas.

Entre eux, en sortant de l’hôtel ils disent :

— Il faudrait un miracle ! Quant à la science, elle est impuissante.

Malcie délire, des délires intermittents, pendant lesquels des mots sans suite tombent de ses lèvres et, fréquemment, parmi eux, dans le vide de la pensée :

— Ce n’est pas !… Ce n’est pas !…

Puis elle rit, d’un rire qui n’est pas la manifestation d’une joie, c’est un rire d’instinct, un rire de folle.

Tous sont atterrés.

Folle ? Ah ! Dieu !… mieux vaudrait la mort !…

Elle a des enfants, Malcie.

Seront-ils les enfants d’une folle ?

Jean va et vient. Il parle peu. Il est d’une surexcitation extrême. Personne ne le questionne.

Mme d’Hallon dirige avec calme les deux ménages.

Le coup de foudre l’a bouleversée. Mais, la minute tragique écoulée, ses mouvements et son visage sont redevenus ceux d’une personne maîtresse d’elle-même.

« Il faut bien, dit-elle, que dans les moments pénibles de la vie, quelqu’un ait assez d’énergie pour y faire face ».

Celui qui paraît le plus atteint ou du moins celui qui ne peut pas réagir c’est Maxime d’Hallon.

Le brave homme cependant ignore le drame qu’on est parvenu à lui cacher.

Il passe la moitié de ses jours dans la chambre de sa fille. Il la regarde, prend ses mains dans les siennes et murmure d’une voix nouée qui ne peut en dire davantage.

— Ma pauvre petite enfant, guéris vite. C’est bien triste sans lui.

Malcie entr’ouvre les yeux.

Elle comprend, puisque dans la main du vieillard ses doigts s’agitent.

Elle se tait.

S’il savait !…

Il se détourne les yeux pleins de larmes, va jusqu’à la fenêtre, afin qu’elle ne voit pas sa tristesse, regarde, dans la cour, revient murmurant d’un ton qu’il s’efforce de rendre ferme.

— Va, nous partirons pour la mer dès que tu pourras entreprendre le voyage. Jean demandera un congé.

À l’office, silence complet.

À part Fulbert, le personnel ignore le drame. La faiblesse de la malade est telle qu’on s’attend à un dénouement.

À la loge, deux femmes causent.

Une d’elles, la concierge de l’hôtel, se penche de temps en temps.

Pas commode, le capitaine Jean d’Anicet, depuis quelque temps… Tout l’irrite. On comprend que, pour un oui ou pour un non, il ferait maison neuve.

Très bas, les deux femmes reprennent leur dialogue.

— Alors, la pauvre petite dame ne va pas ?

— Tout ce que j’en sais, madame Barbillon, c’est par les domestiques.

— C’est égal, ce serait un malheur si elle s’en allait ! Une dame bonne comme le pain !… Une dame qui n’a qu’une idée : faire le bien ! Et voilà que son mari se monte le bourrichon ! Faut convenir aussi que, lorsque les femmes sont jolies — parbleu elles le savent bien — elles devraient se tenir sur leurs gardes, de ne pas se lancer dans les aventures !…

— Malgré tout, il faut espérer. Elle est jeune. Ça vaut mieux que tous les médicaments, madame Barbillon.

— C’est tout de même un bonheur qu’il ne soit pas arrivé malheur plus grand. Si vous aviez vu l’atelier après l’algarade.

— C’est miracle, en effet, appuya la concierge de l’hôtel.

— Je suis bien aise d’être venue. J’ai hésité. Quand on ne se connaît pas. On a beau être du même métier. Et puis toutes ces choses sont si délicates. Comme a dit M. Roger : « Allez-y franchement, madame Barbillon. Expliquez les choses telles qu’elles sont. Pas de détours. Cela ne vaut jamais rien, à plus forte raison dans pareilles circonstances.

…Me permettez-vous de revenir.

— Toutes les fois que vous voudrez. Je vous communiquerai ce qui arrivera. Je me figure facilement la préoccupation de votre locataire.

…Ce n’est pas lui, n’est-ce pas, qui peut se présenter ici ?

— Dieu l’en garde ! Ça en serait du joli si le capitaine l’apercevait !

Dès le départ de Mme Barbillon, la concierge de l’hôtel se souvint des deux lettres passées dans ses mains avec la recommandation de les donner à Mme d’Anicet seule.

Elle avait flairé quelque histoire d’amour, et dès le jour de la catastrophe, elle s’était dit que la petite femme n’avait pas joué assez serré.

Et voilà que, maintenant, au lieu de ses réflexions qu’elle s’était gardée de communiquer, elle se surprenait à s’apitoyer sur le sort de Malcie.

Elle n’avait plus le geste qu’accompagnait, quelques jours auparavant une phrase qui lui venait facilement aux lèvres.

« Je m’en lave les mains, fait ton métier et ferme les yeux ».

Elle excusait, plaignait la pauvre créature.

Tout était vrai dans le récit de sa collègue de la rue Notre-Dame-des-Champs. Tout était sincère. Il y a des accents qui ne trompent pas.

« Ma foi, finit-elle par se dire, c’est bien le moins que les femmes se soutiennent entre elles. Tout ce que je saurai, je le lui dirai ».

Les jours s’écoulèrent, longs, tristes, alternés de réveils qui semblaient être un pas vers la guérison, auxquels tout à coup, succédaient des torpeurs qui faisaient craindre une fin prochaine.

Cela dura trois semaines.

Enfin, la jeunesse, un tempérament que rien n’avait jamais ébranlé, triomphèrent de l’horrible crise.

Malcie se lève, fait quelques pas.

Les médecins sont déroutés.

Ils viennent constater l’amélioration.

Cela durera-t-il ?

Ils en doutent.

Cependant, peu à peu, les heures de lever augmentent. Malcie va d’une chambre à une autre. Elle monte, descend, s’occupe de ses enfants qu’elle ne pouvait supporter au moment de la crise.

Mais ! comme elle est différente de l’élégante jeune femme que nous avons connue !…

Le rire franc, toujours prêt à se manifester, a fait place à un sourire de tristesse.

Des larmes sont toujours prêtes à tomber de ses paupières.

La mésestime de Jean pèse sur elle, cette mésestime qui lui a fait dire :

— Pour le monde, vous serez toujours madame d’Anicet. Entre nous, c’est fini à jamais !

Elle a entendu la sentence et, maintenant, lorsqu’elle se la rappelle, elle ne parvient pas à sortir du labyrinthe où elle la jette : rester perdue dans l’amour du mari en taisant la faute de la mère.

…Ou recouvrer la paix, l’entente, en dévoilant à Jean le crime perpétré pendant vingt-six années.

Par moments, dans la souffrance de son cœur une flamme fait briller sa prunelle.

Elle ne peut pas vivre ainsi. Elle ne peut pas supporter le mépris de l’homme à qui elle appartient.

Elle veut parler.

Elle le veut et elle ne le veut pas.

Ne serait-ce pas une monstruosité ?

Les jours s’écoulent lentement.

Une autre idée la hante.

Que se passe-t-il dans l’atelier ?

Roger est-il resté aussi longtemps sans s’inquiéter, sans chercher à savoir !

Son cœur répond non.

Mais ses pensées, très lucides, maintenant lui rappellent la défense :

« Quoiqu’il arrive, n’écrivez jamais ».

Cette consigne, il ne l’enfreindra pas. Elle projette de lui envoyer, elle, quelques mots dès qu’elle pourra se rendre à un bureau de poste.

L’idée est sur le point de se réaliser lorsque, un matin, Jean arrive dans la chambre de Malcie.

— Le colonel m’envoie à Cambrai, explique-t-il Je ne serai pas ici avant demain soir.

— À Cambrai ? Une grève ?

Non. Pas de grève. Et puis, lors même qu’il y aurait grève ?… En quoi cela pourrait-il vous intéresser.

Elle pâlit.

— Taisez-vous. Vous ne savez pas le mal que vous me faites.

Il balbutia, la regardant à la dérobée :

Le mal !

Oui, le mal !… Vous le regretterez un jour. Dieu veuille qu’il ne soit pas trop tard !…

Dans l’entrebâillement de la porte, Jean la contemple.

Cette femme est celle qu’il a tant aimée !…

Si son teint a pâli, si son buste s’est courbé, n’est-elle pas toujours la créature qui lui a donné deux superbes enfants ? celle qui, malgré tout, reste admirablement belle.

Un désir le secoue.

Son cœur bat à l’étouffer, car en travers de cette violence qui le fait frissonner, vient de se mettre la vision torturante de l’atelier.

— Si vous avez à sortir, dit Jean en se violentant, Fulbert vous accompagnera.

— Pour ma première sortie, répondit Malcie avec un sourire très triste, j’attendrai votre retour.

Ce fut tout.

Pas un mot de plus.

Pas une caresse.

Le capitaine Jean s’éloigna.

Ni un appel, ni une protestation de la malheureuse.

À peine, lorsque la porte fut refermée, un gémissement, moins que cela, une plainte d’oiseau, coupa-t-il le silence dans lequel retomba la chambre.

Seule, ce fut à la lettre qu’elle avait eu l’intention d’écrire à Roger qu’elle pensa.

L’exécution s’en trouvait ajournée.

Non, elle ne sortirait pas. Elle ne devait pas donner prise à une nouvelle surveillance. Si Jean ne l’avait pas surveillée, serait-il arrivé là-bas, à point nommé ?

Une furtive coloration glissa sur son visage, puis elle redevint aussi blanche que les pétales d’un lys.

À force de songer, tantôt désespérant, tantôt reprenant confiance et espoir, une idée lui vint qui lui redonna une apparence de vie.

Son œil même brilla.

Cette pensée, elle allait l’exécuter.

Comment ne lui était-elle pas venue plus tôt ?

Lorsque Fulbert revint d’accompagner son maître, il trouva Malcie dans la même position qu’à son départ.

Le vieux domestique qui aurait donné cher pour ne pas avoir trempé dans l’évènement tragique, regarda sa maîtresse d’un air de grande compassion.

Malcie soupira.

— Les beaux jours sont biens courts, mon bon Fulbert.

Ses lèvres s’entr’ouvrirent comme s’il allait parler.

Il ne trouva rien à répondre.

Malcie continua :

— Je t’assure que la fin de tout est préférable à certaines existences !

— Dites pas ça, madame !… Les mauvais jours passent et les bons reviennent.

— Il y a des choses qui ne s’effacent jamais.

— Que si !… Que si !…

— Vois-tu, c’est tout ce qu’il y a de plus triste, de plus épouvantable, de plus horrible pour une jeune femme que de voir son bonheur suspecté.

— Écoutez, madame. Bien sûr que ce n’est pas à moi, à donner un avis, mais faudra essayer une explication avec monsieur Jean… Bah ! autrefois, dans l’hôtel, on n’entendrait que des rires. Maintenant plus rien… Non, non, ça ne peut pas durer… Il est bon, au fond, monsieur Jean, mais, dame, ça été une idée qui lui a passé dans la tête…

…Toute explication est impossible. Elle ne ferait qu’aggraver.

Malcie joignit les mains.

— Moi, coupable ? oh ! mon Dieu ! N’avoir qu’un but, et voir ses actes suspectés ! C’est triste, va !

— Mais, sacredine, j’en aurais mis ma main au feu cent fois !… Écoutez, madame, il ne faut pas le brusquer du tout. Je le connais que diable, puisque je suis rentré au service de feu monsieur Honoré, quand monsieur Jean avait deux ans.

…C’est un tempérament comme ça !… Bon à l’excès, mais vif !… Trop !… Je me rappelle des scènes quand il était petit !

…Tenez, il n’en a rien dit, car depuis ce jour de malheur, il est muet comme une carpe, même avec moi, mais je suis sûr qu’il regrette !… Oh ! oui, il regrette.

Malcie soupira :

— Les services que j’essayais de rendre feront époque dans ma vie.

— Parbleu ! je le savais bien, moi, que c’était des services ! des charités ! Il aurait mieux valu que madame n’en rende jamais des services.

Malcie se tut.

Fulbert ne bougea pas plus qu’une borne.

— Fulbert ?

— Madame.

— Prépare-moi tout ce qui est nécessaire pour écrire.

— Est-ce que cela ne fatiguera pas madame ?

— J’y tiens.

— S’il n’y a rien qui presse, madame pourrait attendre.

— On ne sait pas. Nous ne pouvons pas savoir nous !… C’est le secret de celui qui dirige le monde. Prépare tout.

En déposant sur la table une écritoire complète, Fulbert grommela :

— Il est en route pour Cambrai, monsieur le capitaine, mais ses idées sont peut-être ici. D’habitude, lorsqu’il part, il y a toujours une poignée de mains pour Fulbert et des recommandations !… faut attendre ! Ce matin ? ni recommandations, ni poignée de mains : — « Merci ». Pas autre chose. Quand on n’y est pas habitué, on a beau dire, ça vous passe froid sur la peau et on baisse la tête de la gare du Nord jusqu’à son domicile.

…Madame n’a pas besoin d’autre chose ?

— Non, Fulbert, merci. Monsieur le capitaine a dit qu’il rentrerait demain soir, n’est-ce pas ?

— Oui, il l’a dit… Reste à savoir si malgré tout, le temps ne sera pas long à Cambrai, jusqu’à demain soir.

— Je n’ai plus besoin de toi, Fulbert.

— Que madame ne se fatigue pas et qu’elle fasse tout ce qui dépendra d’elle pour que l’hôtel redevienne ce qu’il était.

Malcie garda le silence.

Le valet de chambre quitta l’appartement.

Aussitôt, Mme d’Anicet glissa jusqu’à la table sur laquelle, à portée de sa main, tous les objets étaient préparés.

Elle prit la plume.

Une répugnance la lui fait poser.

Vivement elle se ressaisit.

« Victime pendant un temps, c’est bien, mais dans l’estime du mari, même dans l’au-delà ? Non ».

Elle écrivit :

« Mon cher Jean,

« Je prépare ces lignes pour le cas où je viendrais à mourir.

« Avant d’aller plus loin, jurez-moi que le secret qui en sera la déduction restera le vôtre.

« Vous êtes homme d’honneur, j’ai foi en vous et je continue.

« Vous avez cru que celle qui avait juré au pied des autels de n’être qu’à vous était devenue la maîtresse du peintre Roger, et, sans que rien ne motive cette terrible méprise de votre part, du jour où l’idée s’est implantée en vous, j’ai vécu privée de vos caresses, accablée de votre froideur, écrasée de la lourde pensée que vous faisiez peser sur moi.

« Me croire capable de mener une vie en partie double est me connaître bien peu.

« Sur l’amour qui nous a réunis pendant six ans, sur l’amour d’aujourd’hui car je vous aime toujours et je ne crois pas que vous ne m’aimez plus, sur la tête de nos enfants bien-aimés, je jure que je suis innocente.

« Si le secret qui me conduisait dans l’atelier où votre colère a éclaté m’avait appartenu, je n’aurais pas attendu pour vous le dévoiler.

« On est parfois, victime des égarements, des fautes des autres.

« C’est mon cas.

« Ce que je ne pouvais dire il y a trois semaines, je ne puis vous l’écrire : l’obstacle est devant moi.

« Cela, non jamais, mes lèvres ne le diront. Jamais une plume que je guiderai ne le dévoilera.

« Puisque je prépare ces lignes pour le cas où la mort me surprendrait avant qu’il y ait eu, entre nous, explications, vous pourrez vous rendre, je vous y autorise chez le peintre Roger.
« Je voudrais simplement que tout le monde fut heureux. »

« C’est un jeune homme sans famille à qui personne ne s’intéresse, alors qu’il aurait, aussi bien que d’autres, des droits à une affection et à un dévouement.

« Présentez-vous chez lui sans arrière-pensée et montrez-lui cette lettre.

« Je le laisse libre de vous communiquer ce qui m’attache à lui.

« Vous serez alors convaincu que rien de coupable n’existe entre nous.

« Lorsqu’il se sera expliqué, vous jugerez si vous ne devez plus le revoir.

« Vous serez libre également de lui tendre la main. C’est ce que fera votre loyauté d’homme de cœur, j’en suis convaincue.

« C’est tout.

« Je vous pardonne, mon cher Jean, vous avez dû beaucoup souffrir, vous aussi.

Malcie d’ANICET. »

Elle relut, glissa la lettre dans une enveloppe qu’elle cacheta de cinq cachets, écrivit dessus :

« Pour mon mari,
Le capitaine d’Anicet.
À lire après mon décès. »

Et, satisfaite, soulagée d’un poids énorme, elle la porta, bien en vue, sur une des tablettes de son armoire à glace.