Sans asile !/12

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La Revue populaire (p. 117-120).

XII

nid d’amour


Pour la seconde fois, Malcie se présente rue de Ponthieu.

Lorsqu’on est sous le coup d’une joie, on se fait difficilement à la pensée que les épreuves sont le lot de la plupart. On oublie les tristesses passées.

Heureuse, souriante, Malcie gravit les étages. Elle s’annonce, entend des pas lassés qui s’approchent. On ouvre.

Elle se trouve en face d’une femme pâlie, aux yeux fatigués, une femme à peine reconnaissable.

Un trouble différent les envahit toutes deux.

« Un malheur » pense Malcie.

« Que vient-elle faire ici ? » se demande Mme Méen.

La femme du capitaine Jean tend la main aux doigts glacés qui répondent machinalement.

Silencieuse, elle pénètre dans le petit salon.

Il lui paraît bien froid sans la présence de l’exquise jeune fille.

Entre les deux femmes, la conversation est longue.

Mme Méen passe de surprise en surprise.

Elle parle bas, elle ne veut pas que sa fille entende.

L’amour-propre lui met parfois des rougeurs au front.

Puis, le souvenir des jours pénibles, l’affolement des heures de crise, atténuent les mots acerbes qui lui échappent.

Que va-t-elle décider ?

Elle ne le sait pas.

Son trouble est trop grand pour qu’elle se prononce.

Elle réfléchira. Elle consultera Berthe.

Avant tout, il faut que celle-ci se remette.

L’arrivée de Maurice met trêve aux atermoiements.

Il a reconnu la voix de Mme d’Anicet. Il entre. Devant lui Malcie expose de nouveau le but de sa visite.

— Si Berthe consent, dit-il, pourquoi y mettrions-nous empêchement ? Je vais lui soumettre la chose.

Il se lève, il fit un pas.

— Maurice ?

— Maman.

— Maurice, tu sais que les docteurs ont conseillé des ménagements.

— J’en prendrai.

— Attend qu’elle soit complètement remise. Rien ne presse.

Le jeune homme a disparu…

Dès qu’il pénètre dans la chambre de la jeune fille, celle-ci l’interroge :

— Avec qui maman s’entretient-elle ? Il me semble que je connais la voix.

Maurice est content.

Il voudrait voir le sourire d’autrefois sur les lèvres de sa sœur. Il voudrait la voir heureuse et, pour cela, il voudrait tout lui dire, d’un seul coup, dans un seul mot.

Il craint.

Des ménagements sont encore nécessaires.

Cependant, il la contemple. Il la trouve moins pâlotte. Elle s’intéresse à ce qui se passe.

N’est-ce pas un indice de guérison ?

Il sourit.

Il la regarde dans les yeux.

Il voudrait qu’elle comprît avant qu’il eût parlé.

— Tu ne devines pas ?

Sous le regard pénétrant qui persiste, elle murmure :

— C’est une voix de femme.

Il hésite encore.

— Oui… bien sûr… c’est une voix de femme.

Il se rapproche de la chaise longue où elle repose.

— Me promets-tu d’être raisonnable ?

— Tu sais bien que je le suis.

Il n’y tint plus.

— Petite sœur, tu n’as donc pas un pressentiment ? Oui, oui, c’est une dame qui est chez moi… une dame très élégante… charmante… une dame que tu aimes, sa visite a un but très sérieux. Je l’ai deviné, moi, dès que j’ai vu Mme d’Anicet.

Mme d’Anicet !…

— Parfaitement.

— Maurice, que dis-tu ? Un but très sérieux.

— Très sérieux, en effet. Elle continue la tâche qu’elle s’est imposée. Comprends-tu ? Elle le veut, très heureux !… et dame maintenant, qu’il fait partie des artistes de talent, il paraît, ma chère petite Berthe, qu’il ne peut plus vivre seul, et il a délégué tout simplement Mme d’Anicet pour demander la main de celle qu’il aime.

Elle veut parler.

Maurice l’en empêche. Il ajoute :

— À force de conspirer, je pense que nous aurons le dessus.

Il la quitte.

Les paupières de Berthe se rejoignent. Sa vision est si jolie, aux rêves si doux… Il l’enivre d’un tel bonheur que ses lèvres reprennent leur sourire, ses yeux s’ouvrent, une lueur de joie les illumine.

Un bien-être l’envahit.

Elle se sent mieux.

Elle se croit mieux.

— Eh bien ? interroge émue, Mme Méen.

Maurice répond simplement.

— Berthe est heureuse.

Insensiblement dominé par la tendresse, le courroux de la mère tombe.

Au fond que souhaite-t-elle ? sinon le bonheur de ses enfants.

Malcie qui a triomphé de tous les obstacles, se lève.

— Pourrais-je la voir ? demanda-t-elle, lui serrer la main… lui dire qu’elle guérisse vite ?…

Mme Méen ne proteste plus.

Elle ouvre la porte que vient de refermer le jeune homme.

Souriante, tous prennent la même direction.

Berthe gît sur le parquet.

Son long peignoir fait ressortir les formes du corps fluet qui ne se meut pas.

Que s’est-il passé ?

Heureuse de la confidence, a-t-elle voulu essayer de faire quelques pas ?

…Se rendre compte de ce qu’ils tramaient sans elle.

…Les surprendre gentiment !

Berthe a trop présumé de ses forces.

En glissant de son siège, une faiblesse l’a prise…

Elle a vu la porte, devant elle, très près, à deux pas…

Un mouvement suffit pour franchir la distance.

Elle la veut franchir.

Mais aussitôt un vertige…

Elle veut se retenir…

Elle se cramponne à un fauteuil, mais ses forces ne sont pas suffisantes. Elle s’affaisse doucement…

Personne n’entend le bruit du corps.

Malcie est devenu blême.

Évanouie ?

Morte ?

La fatalité ne lâcherait-elle pas Roger ?

La femme du capitaine Jean se courba. Elle fait un signe à Maurice.

Ils la soulèvent, la déposent sur le canapé, donnent de l’air.

— Elle n’est qu’évanouie, murmure Malcie. La présence d’un médecin serait prudente.

Maurice part comme une flèche.

Il ne revient pas seul.

Malcie assiste à la consultation.

— Ce n’est rien, déclara-t-il, ou plutôt, c’est toujours la même chose : jeu de nerfs.

…Je vais donner un conseil qui devra être exécuté demain.

Il faut, madame, que votre fille change d’air… Un mois, une quinzaine peuvent la remettre. C’est urgent.

— Où aller, docteur, où aller ?

Il regarde Berthe qui murmure :

— Ne m’envoyez pas loin.

De la main, il impose silence.

— Si vous voulez rester six mois dans le même état, mon enfant, vous n’avez qu’à ne pas changer de place et aller dans la banlieue. Si votre santé vous est chère au point de vous imposer pour elle un sacrifice, vous allez partir…

— Où ?

— En Auvergne.

Trois bouches protestèrent :

— En Auvergne ?

— Oui… au Lioran… à douze cents mètres d’altitude. Là, vous vivrez dans les champs, saturés d’air pur. Les sapins vous serviront d’ombrelle. La saison est propice. Profitez-en.

— En Auvergne ? répéta Berthe.

— J’ai précisé, au Lioran.

— Vous affirmez, docteur, que je pourrai revenir dans un mois.

— J’en suis sûr.

Encore, elle objecta :

— Cependant, à quelques heures de Paris, en Normandie, il y a de jolies plages où l’air est très bon. Ce ne serait pas loin, et, les dimanches…

Elle s’arrête.

Tous la comprennent.

— La mer ! Gardez-vous en, par exemple ! Ce serait néfaste. La brise marine !… Ah ! non !… De l’air pur, je vous dis, des effluves des montagnes !

Malcie prend la main de Berthe. Elle la regarde d’un air très significatif :

— Ma chérie, il faut être raisonnable. Tout dépend de vous, maintenant.

Les joues de Berthe se colorèrent légèrement.

La décision est prise.

— Eh bien, nous partirons demain, n’est-ce pas, maman ?

Les malles sont vite préparées. Dès le lendemain, Berthe et sa mère s’installent dans un compartiment pour douze heures de route.

Maurice et Roger sont sur le quai, ils promettent de faire le voyage dans quinze jours pour constater l’amélioration.

Bercée par cette pensée, les longues heures du voyage paraissent moins fatigantes à Berthe.

Elle songe à celui à qui elle a laissé tout son cœur. Quinze jours ! c’est court !

Elle dort une partie de la nuit. Son sommeil est doux, fait de jolis rêves.

Le train stoppe à Saint-Jacques.

C’est l’avant-dernière station.

Dans dix minutes Le Lioran.

Sur toute la longueur du train, les touristes se préparent, bouclent les courroies, ferment les valises. C’est la joie de l’arrivée. Le tunnel qui précède la station climatérique est proche.

L’air frais, humide pénètre brusquement dans les compartiments.

Mme Méen jette un châle sur les épaules de sa fille.

Un coup de sifflet aigu… un grondement sourd…

Le train est dans le souterrain.

Il avance dans les ténèbres.

Soudain, un mugissement horrible fait écho. Puis un choc qui bouscule ceux qui sont debouts… qui jette les autres contre les parois.

La vapeur a été brusquement renversée : le train est en panne.

Personne n’ose baisser les vasistas.

La fumée est aveuglante. Elle n’a pas d’issue. Elle s’engouffre dans les wagons.

Les femmes crient.

Qu’arrive-t-il ?

Nuit profonde ! La lumière insuffisante des veilleuses guide à peine les mouvements.

Les garde-freins descendent des vigies. À tâtons, ils se dirigent sur les trottoirs étroits du côté de la locomotive.

Des cris affolés interrogent.

Doit-on sortir ?… Sortir où ?… Du bras on touche les parois humides.

L’affolement est complet.

Il n’y a qu’une voie. Si un train arrive, c’est une horrible catastrophe.

Personne ne répond.

Des minutes angoissantes.

C’est du délire… On pressent un danger… Le silence de ce tombeau terrifiant est lugubre.

Enfin, une voix, celle du chauffeur se fait entendre.

Cinq cents mètres avant la sortie du tunnel, des vaches apeurées par le grondement sourd du train ont escaladé la claie de leur pâturage… Mugissantes, affolées, elles se sont précipitées dans le souterrain…

Chacun respira.

Les serre-freins remontent à leur poste, et, lentement, la locomotive franchit la courte distance qui la sépare de la station, laissant derrière elle la bouillie sanglante des imprudents animaux.

 

Quinze jours après — chose promise, chose due — Roger et Maurice débarquent dans l’agreste petite station du Lioran.

Du wagon, ils ont donné un coup d’œil aux deux hôtels qui s’élèvent derrière la gare.

Personne aux fenêtres.

Une crainte les saisit.

Silencieux, ils traversent la voie, sortent de la petite gare.

Mais… la joie est le meilleur des talismans… Berthe a déjà recouvré des forces. Elle est devant eux…

C’est au bras de Roger qu’elle entreprend ses premières promenades.

C’est dans cette sauvage déchirure du massif cantalien que le jeune peintre lui murmure ses premières paroles d’amour.

Les promenades se font d’une heure. Elles allongent. Elles durent des après-midi entiers.

Dans ce site grandiose, vraiment alpestre, dans ce délicieux séjour de roches volcaniques boisées de pins, Roger esquisse des paysages et Berthe tresse des gerbes dans la meilleure flore alpine.

Ils sont vraiment heureux.

De jour en jour la santé de Berthe se raffermit. Elle gravit les rochers d’un pied montagnard.

Roger parle de retour.

Il est heureux, c’est vrai. Il veut plus que cela. Il veut son nid. Un vrai nid d’amour, et Mme Méen gagne encore une semaine, puis le départ est décidé.

À Paris, Roger ne prend pas de repos. Du matin au soir, il monte les étages, court rue de Ponthieu pour demander l’avis de Berthe et repart.

Ils optent, enfin, pour un appartement rue de Miromesnil, à proximité de Malcie, très près de Mme Méen. Tout est pour le mieux.

Les tapissiers viennent.

C’est coquet, charmant, délicieux au possible.

Le jour du mariage est fixé !

En une exquise toilette de satin blanc, Berthe, au bras de son mari, pénètre dans le nid, où rien ne manque !

Ils y sont tous deux… Roger murmure des paroles d’amour et Berthe, toute suppliante, le cœur plein d’un tendre émoi, répond :

— Oh ! mon Roger !… comme je t’aime !

― FIN ―