Sans asile !/11

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La Revue populaire (p. 110-117).

XI

la toile


Des mois ont passé.

Ils ont été courts : la joie et le bonheur y présidaient.

Mme Barbillon n’a pas remis les pied à l’hôtel de la rue d’Aguesseau.

Les intermédiaires ne sont plus nécessaires.

Lorsque Malcie veut s’entretenir avec Roger, elle va chez lui. Le jeune homme a ses entrées chez le capitaine.

À sa première visite, la concierge, qui l’a reconnu, a montré quelque surprise mais, comme elles se sont renouvelées, les visites, la brave femme, qui a bon cœur et n’est point mauvaise langue au fond, a conclu :

— Encore un que madame a tiré du pétrin !…

Cependant, elle ne peut s’empêcher de murmurer :

— Pourtant ! et cette histoire !…

Immédiatement, elle ajouta :

— Bah ! j’en connaîtrai le dernier mot par Mme Barbillon !

Dans l’hôtel, le mystère est resté entre Jean et sa femme. À quoi donc ternir le souvenir de la morte, dans le cœur de celui qui l’a toujours aimée et estimée ?…

Du jour où Jean a su, aucun motif n’existait pour lui taire les dernières intentions d’Angèle d’Hallon.

Malcie n’a rien omis, pas même le désir exprimé.

« Faites ce que je n’ai pas fait ».

Seule, que peut-elle accomplir ?

Elle consulte Jean, et, avec son assentiment, elle propose à Roger de changer de local.

Il s’y est refusé.

— Rapprochez-vous de nous, a-t-elle dit, tentante.

Roger a souri. Il a maintenu sa décision.

— Lorsque je serai arrivé par moi-même, je m’installerai. Je dois attendre. Vous l’avouerai-je, j’aime mon atelier. Toute ma vie y est concentrée. Tous mes rêves sont entre ces murs. Je ne sais pas si je pourrais travailler… ailleurs… Ici, j’ai souffert. J’ai vécu ces heures heureuses, les plus douces de ma vie.

Malcie n’a pas hésité, mais Malcie est très femme et le refus d’aujourd’hui ne la découragera pas. Au contraire.

Elle y reviendra dans huit jours, dans un mois. Elle fêta prévaloir d’immenses avantages, etc., etc… Ce que femme veut !…

En attendant que la question de domicile qui, en somme, est secondaire, soit tranchée, Malcie ne se lasse pas. Elle va chez son vieil ami Renaud, et Renaud, qui aime les œuvres de Roger, déclare :

Il fera son chemin.

— Pensez-vous ?

— J’en suis sûr.

— Il reste trop pelotonné sur lui-même.

— Le talent s’impose, mon enfant. Ce n’est ni le Boul’Mich’, ni devant des bocks qu’on fait des chefs-d’œuvre.

Malcie souriait.

— Êtes-vous convaincu que le talent s’impose seul ?

— Aux gents intelligents, oui. Quant au renom, à la gloire, si vous voulez, savez-vous à quoi cela tient ?

— À quoi ?

— Au hasard.

— Espérons qu’il en aura des hasards heureux…

Un autre rêve hante Malcie et elle cherche à le réaliser.

Elle attend une circonstance qui fera connaître Roger, alors rien ne l’arrêtera.

Elle ne l’entretient pas seule, ce rêve doré.

Souvent, très souvent, le peintre pose ses pinceaux pour regarder un instantané pris par lui-même et dont personne ne se doute. L’amour est si malin !…

Puis, lorsqu’il s’est reposé dans la vue des doux yeux, du gracieux sourire, et qu’il a glissé la carte-album dans la pochette de son calepin, il travaille avec la fièvre, il jette avec génie du vert, du blanc, il fond ses tons en maîtres.

Quand l’œuvre fut achevée, c’était celle d’un artiste :

On en parla un jour que le capitaine Jean avait à sa table Renaud et Roger.

Malcie prétendait que la toile devait être exposée au Salon. Elle demanda l’avis du vieil ami.

— Eh mais, fichtre, je pense bien qu’il faut la présenter au Salon. J’ai toujours cru que c’était le but.

— Vous savez que Roger ne connaît personne du jury.

— Qu’il expose.

— Vous parlerez pour lui, bon ami.

— Qu’il expose !… Exposez, sacre-bleu ! parler ! parler ! On aura l’air de demander des faveurs !… des grâces !… Pas de ça !… On ne meurt pas d’un refus !

— Non, mais ce serait bien ennuyeux, murmura Malcie.

— Les épreuves font les hommes.

— Cela dépend !… Excellent ami, nous désirerions beaucoup que vous parliez pour lui. Vous nous feriez plaisir.

— Si cela ne vous contrarie pas, insista Jean.

— Ils vont me faire faire ce que j’ai juré que je ne ferais jamais, affirma le portraitiste. C’est donc bien vrai, qu’on n’accomplit des bêtises qu’avec des amis !…

Tous sourirent.

— C’est convenu, n’est-ce pas ?

— Vous y tenez donc bien !

— Certes, vous ne vous doutez pas de ce qui peut résulter d’un succès, avança la jeune femme en regardant Roger.

La rougeur qui envahit le front du peintre éventa son secret.

Renaud comprit.

— Ah ! vraiment ! dit-il. Heureux temps, hein, jeune homme. Gentille ?

— Adorable ! cher maître.

— Dans ce cas, il faut, en effet, un succès… On réfléchira !… On réfléchira !…

 

Les toiles des Artistes français sont exposées dans le Salon de l’avenue Nicolas II.

Chaque juré a donné son avis.

Le jury, en groupe, commença ses opérations.

Il se tient derrière le cordon qui fixe la distance, va, vient, discute, se prépare au vote.

Accepté ? refusé ? ajourné ? L’avenir de Roger est dans ces trois mots.

Renaud a dit espérer, mais le vieil ami ne fait pas parti de la commission et ils sont légion ceux qui se sont fait recommander, et qui, d’une façon ou d’une autre, ont attiré sur leur œuvre ou leur personne une attention.

La toile de Roger occupe une longueur de deux mètres de long.

C’est un paysage ensoleillé où se silhouette une femme qui soigne un soldat français.

La toile est intitulée : Compassion.

Sur le tronc d’un arbre ce seul prénom : Roger.

Un an de travail a été nécessaire à l’exécution.

Les toiles sont nombreuses, en général, bonnes.

Le jury est exténué.

L’attention excessive, exagérée, au début de l’examen, décline, devient moins scrupuleuse. Les cerveaux ont besoin d’une relâche. Ils se ressentent de la fatigue physique.

Et pourtant que d’avenirs, de destinées, dépendent de l’appréciation.

Un homme qui, dans le palais, se promène silencieux, se rend compte de la lassitude.

C’est Renaud.

Sur le talent de son protégé, il s’est obstiné, il n’a pas voulu le recommander.

Il n’a pas parlé à personne de Compassion. Il devient nerveux, irrité, s’arrête et regarde le groupe.

Les jurés circulent à droite, à gauche. Les discussions s’échauffent.

Le président agite la sonnette.

Personne n’a l’air de la voir, la toile du jeune artiste !…

Refusée d’avance comme ces choses vouées à la Fatalité avant d’éclore ?

Les remords assaillent le maître.

Compassion est un chef-d’œuvre, Compassion ne peut passer inaperçu.

Si pareille infamie est commise, il demandera un jury spécial. Il mettra en avant la presse.

À quoi bon, puisqu’il sera trop tard ?

Il s’en veut.

Pourquoi n’a-t-il pas agi ?

Ce mot n’avait pas été dit.

Renaud n’y tint plus.

Il n’influencera pas le jury. Il ne le peut maintenant, mais ce qu’il a sur le cœur, il ne partira pas sans le communiquer au président.

Il se dirige vers lui.

— Mon cher président, déclare-t-il, voilà une heure que vos jurés s’escriment devant les œuvres de nos artistes français. Il y en a une qui s’impose, qui arrête le regard par le talent avec lequel elle a été brossée.

… Je n’ai pas vu un seul juré y donner une minute d’attention.

— De quelle toile parlez-vous, cher maître ?

— Tenez, elle est cependant superbement placée cette toile. Une femme, un soldat, Compassion, quoi.

— Son sort est déjà décidé.

Tous deux se regardent.

Renaud enlève son chapeau, un immense feutre gris qui encadre très artistement sa barbe et ses cheveux tout blancs.

Son pâle visage rosé d’émoi.

L’anxiété de son regard est une interrogation.

— Les avis ont été unanimes, continua le président. Si l’œuvre appartient à un de vos protégés, cher maître, réjouissez-vous, c’est la meilleure du Salon…

La crainte avait été poignante. La joie fut extrême.

Renaud serra chaleureusement la main du président.

— Merci !… Merci !… À les voir j’avais cru !…

Il lit volte-face, s’apprêtant à partir, puis tout à coup s’arrêta.

Deux minutes de plus ou de moins qu’importait !

Il voulut assister au vote.

Ce fut l’affaire de quelques instants.

Lorsqu’il sortit du Palais pour porter lui-même l’heureuse nouvelle aux intéressés, le secrétaire de la commission avait apposé un timbre sur le châssis de l’œuvre.

La toile de Roger était enregistrée.

Ce fut une vraie fête chez Malcie quand la nouvelle arriva.

Le talent de Roger était reconnu. Roger était quelqu’un. L’avenir lui appartenait.

La femme du capitaine Jean ne se réjouissait pas seule.

Dans un autre cœur aussi silencieusement, une allégresse vibrait. Rien n’en transpirait, de cette joie, dans la crainte d’exciter encore le courroux de Mme Méen, car le fils de Blégny avait trouvé long le temps imposé par Berthe. Il s’était épris d’une jeune Normande, et la mère de Berthe ne pardonnait pas à sa fille d’avoir perdu pareille occasion, comme elle disait.

Depuis on ne parlait jamais de Roger, Mme Méen ne le permettait pas.

Cependant, par son frère, la jeune fille avait su que le tableau, accepté par la Société des Beaux-Arts, était exposé dans le Salon de l’avenue Nicolas II. Elle désirait le voir.

Combien de fois son imagination, et son cœur avaient-ils volé dans l’atelier où celui qui l’aimait travaillait pour la conquérir !…

Et c’était son aveu qui avait mis entre elle et sa mère une insurmontable barrière !… C’était l’aveu de cet amour propre si pur qui faisait qu’elles ne se comprenaient plus !…

C’était une tendresse loyale, combattue par l’orgueil maternel qui occasionnait de longues insomnies et la rendait si pâle, si pâle !…

Très souvent, répondant à une pensée intime, à ce sentiment doux, fort, puissant, qui mourrait avec elle, Berthe affirmait.

— Jamais, non, jamais, je ne me marierai.

Ce jour-là, Berthe et Maurice étaient seuls.

— Paris tout entier ira au Salon.

La jeune fille soupira.

— Seule, je n’ai pas le droit d’y entrer.

— Qu’est-ce qui t’empêche ?

— Ce serait le sujet d’une discussion avec maman. Inutile.

— Si cela t’est agréable, Berthe, je me ferai un plaisir de t’accompagner.

— Est-ce vrai ?

— Je ne crois pas que maman s’y oppose.

— Je t’en prie, ne lui en parle pas. Si nous ne pouvons accomplir cette sortie sans la lui soumettre, je préfère y renoncer. Si tu savais comme les paroles qu’elle me lance à chaque instant me font du mal !

— Elle me paraît cependant moins aigrie depuis quelque temps. Il faut lui pardonner. Elle avait rêvé pour toi des chimères. Toutes les mères sont comme cela. N’en parlons plus, cela te rend triste et me peine.

Berthe fit un collier de ses bras au jeune homme et l’embrassa.

— Oh !… toi, tu es bon !… bien bon !…

— C’est décidé, nous irons.

— Quand ?

— Dame, il ne faudrait pas que nous nous fassions pincer !… Maman dirait que c’est moi qui suis cause que tu « toques » et tu comprends !…

…Tu verras un chef-d’œuvre, ma chère. Il n’y a pas à dire, très chouette, Compassion.

— C’est un artiste, n’est-ce pas ?

— Absolument.

— Il est à l’abri des soucis.

— Je crois pouvoir dire que les jours sombres sont finis pour lui.

— Oh ! mon Dieu ! quel bonheur !

— Seras-tu libre cet après-midi.

— Je le suis tous les jours.

— Eh bien, affaire conclus pour tantôt. J’aime les choses qui marchent rondement. Sois prête à deux heures.

— Je le serai, mon bon Maurice.

À l’heure fixée, le frère et la sœur partirent.

L’émotion paralysait la pensée de Berthe.

Si elle le rencontrait là-bas ?…

Quel est l’artiste qui n’aime pas à se rendre compte de l’appréciation du public ?

Perdu dans la foule, n’est-ce pas, pour lui, une satisfaction très légitime d’entendre louer son œuvre ?

Outre l’artiste, est-ce que les amis, les protecteurs ne se rendent pas dans les galeries.

Ne pouvait-elle rencontrer Mme d’Anicet ?

Lorsqu’ils arrivèrent, salle comble.

Dans le brouhaha, au milieu de cette foule où l’on ne parvient à circuler qu’à force de coudoiements, Berthe cherche un visage connu.

Elle n’a pas souci du tableau : Maurice la dirige. Elle sait qu’il y va directement.

Elle va… Elle va…

Non, elle ne connaît personne.

Il semble tout à coup qu’une éclaircie se produit. Dans cette atmosphère étouffante, on respire plus librement.

— Juste en face, numéro 536.

Berthe a les yeux sur le chef-d’œuvre.

Maurice lui en explique les détails. Il fait ressortir les beautés avec des expressions techniques.

Berthe est heureuse. Son cœur bat très fort.

— C’est beau, dit-elle, c’est la toile d’un grand cœur.

Elle regarde à droite, à gauche, de tous côtés. Roger n’est pas là. Mme d’Anicet non plus.

La foule circule. Des hommes, des femmes, des indifférents, dès connaisseurs, des enfants aussi. C’est un but de sortie. On va au Salon comme on va aux Courses.

Une statue d’homme grand, mince, attire l’attention de Maurice et de Berthe.

Il est vêtu d’un complet à carreaux. Il a à la main un guide et une lunette.

C’est la troisième fois qu’il se pose devant l’œuvre de Roger.

Évidemment cette idole le captive.

Il s’approche… s’éloigne… regarde : face… de côté et exclame :

Beautiful !…

Il revient devant les jeunes gens, leur tournant le dos, examine encore avec attention.

Des gardiens circulent.

Un d’eux passe à côté de l’étranger.

Solennellement, celui-ci lève la main.

— Pas encore vendue, s’il vous plaît.

— Quelle œuvre, monsieur ?

— 536… là… devant.

— Non, monsieur. Le Salon n’est ouvert que depuis deux jours. Cette toile-là sera très disputée. C’est un des clous de l’Exposition.

— Quoi ! L’œuvre il sera disputée.

— Ça été l’avis du jury.

— Disputée à moi William Vanderbook ?

— Par tous ceux qui la désireront.

— Ah ! nous verrons ! Roger, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur, elle est du peintre Roger.

— Moi, ai pris paquebot exprès pour l’Exposition pictures. Arrivé hier au Havre. Personne avant moi achètera… Aoh ! nô !…

Sans faire un mouvement, Maurice et Berthe ont entendu le dialogue.

Ils se regardent.

Berthe est rayonnante.

— La fortune de Roger est faite, affirme son frère.

Elle ne répond pas.

Un bonheur intense l’étreint, fait mourir les mots dans sa gorge.

— Partons-nous ? demanda le jeune homme.

Un vertige saisit Berthe.

Elle se touche le front.

À peine sont-ils dehors qu’elle frissonne.

Le brusque changement de température la saisit. Tout tourne autour d’elle.

— Qu’as-tu ?

— Je ne sais pas. Il faisait très chaud. J’ai la tête lourde.

— Pourvu que tu n’aies pas pris mal là-dedans.

— Oh !…

Hélas ! Maurice disait vrai.

Le soir Berthe refusa toute nourriture. Elle se mit au lit avec la fièvre. Des frissons l’ébranlaient.

La fatigue qu’elle éprouvait depuis quelque temps devait amener une crise.

L’émotion de la journée la provoqua.

Dans la nuit, Berthe délira.

Maurice était au désespoir.

N’était-ce pas la course au Salon qui avait déterminé la maladie ?

Son délire intermittent effrayait d’autant plus la mère que le docteur ne se prononçait pas catégoriquement.

— Il y a ébranlement dans le système nerveux, déclara-t-il ; cette enfant n’a-t-elle pas subi de contrariété ?

— Croyez-vous, docteur, que cela soit ?

— Certainement. Votre enfant, madame, est une sensitive. Les nerfs jouent chez elle un grand rôle. Un rien peut la remettre, mais un rien peut la tuer.

— Elle n’est pourtant pas d’aujourd’hui cette contrariété.

— Raison de plus. Votre jeune fille a concentré son chagrin. Un choc a suffi. Ménagez-la.

Le diagnostic ne surprit pas la mère.

Il se révélait de lui-même, quand aux heures de fièvre tombaient des lèvres de Berthe les deux mots :

— Roger !… Maman !…

La somnolence qui suivait ces douloureux instants était si profonde, la respiration de la malade devenait si faible que la mère n’avait qu’un cri :

— Tout, tout, mon Dieu ! mais la guérison de mon enfant !

Maurice était atterré.

Le souvenir de cette visite le bourrelait. Toute sa vie il s’en repentirait.

De deux jours et de deux nuit, Mme Méen ne quitta pas le chevet de Berthe.

Un matin pourtant, c’était le troisième jour de la maladie, Mme Méen ne put y résister. Elle laissa Maurice auprès de sa sœur et s’accorda un peu de repos.

Berthe éprouvait une accalmie

— Te sens-tu mieux ? interrogea le jeune homme.

— Je suis très faible.

— Où souffres-tu ?

— Partout et nulle part.

— Combien je regrette de t’avoir conduite au Salon ! Quelle mauvaise idée nous ayons eue là !

— Tu as tort, Maurice, il y a longtemps que je ne me sens pas bien… oh ! oui, longtemps… depuis… tu sais bien.

— Je sais.

— Je ne voulais pas me plaindre, mais je comprends que j’étais menacée.

— J’aurais préféré que cela se fût déclaré à un autre moment.

— Ne te reproche rien, Maurice. J’ai été si heureuse !… Je te dois ces quelques minutes de joie. Ne l’as-tu pas vu depuis ?

— Roger ?

— Oui.

— Non. Il doit être occupé ces temps-ci.

— Tu ne sais pas s’il a conclu son marché avec l’étranger ? Tu ne sais pas s’il est heureux ?

— Je me propose d’aller le voir.

— Me tiendras-tu au courant ?

— Oui, si tu es sage.

Elle sourit.

Il lui prit la main.

— Berthe ?

— Quoi donc ?

Timide, il exposa :

— Je crois que tu as tort de t’enfermer dans ton silence… Tu te fais mal.

— Je comprends que c’est cela, en effet.

— Les idées de maman pourraient être changées.

Le visage de Berthe prit subitement une coloration de vie.

Languissante, elle objecta :

— Ma mère ne m’a pas communiqué ses impressions. Tout me fait supposer qu’elle reviendrait facilement sur sa décision.

— Penses-tu ?

— C’est toujours la même chose : il n’a pas de nom, pas de famille.

— Si, Berthe, il a un nom. Celui qui est sur son œuvre ! Beaucoup le lui envieront. Quant à sa famille, ce sera nous, si tu deviens sa femme.

— Oh ! Maurice ! continua-t-elle avec un divin sourire, crois-tu, vraiment, que maman consentirait ?…

Avec la gaieté dans les yeux et aux lèvres, le jeune homme répondit :

— Roger t’aime… À dire vrai, je m’en doute un peu : mais… en supposant que je lui donne à entendre que je serais très heureux qu’il devint mon frère… en supposant que je m’autorise à faire le premier pas. Il faut que j’attende ta guérison. Une fiancée malade ?… Ce n’est pas possible !…

— Et maman ? C’est maman qui me préoccupe.

— Guéris, je m’en charge.

Sa tête se souleva sur l’oreiller.

Autour de son front, de jolis frissons la caressaient.

Elle était adorable, jolie à tenter le ciseau d’un sculpteur.

— Est-ce bien vrai, ce que tu dis là ?

Il répéta avec un geste d’affirmation :

— Guérie je me charge de maman.

Ceci se passait le surlendemain du jour où les deux conspirateurs avaient accompli leur petite fugue.

Pendant ce temps, que d’améliorations là-bas dans l’atelier ! que de joies entrevues ! que d’espoirs caressés.

En sortant du Salon, William Vanderbook avait couru rue Notre-Dame-des-Champs.

Porte close.

De là, il s’était fait conduire chez Renaud.

N’ayant pu le renseigner sur les heures de Roger, le maître accompagna l’Américain chez Malcie.

Fulbert fut immédiatement délégué chez le peintre. Une heure plus tard, il le ramenait avec lui.


Le traité de vente fut conclu avec le capitaine Jean et Malcie pour témoins. Compassion était payé vingt-cinq mille francs.

William Vanderbook devenait l’ami. Devant lui, fut soulevé le voile de l’avenir et le nom de la gentille Berthe fut prononcé.

D’un commun accord, il fut convenu que ce serait Malcie qui demanderait la main de la jeune fille.

Pouvait-on choisir meilleur avocat.

— Il ne faudra pas y mettre de retard, reprit Roger.

— Comptez sur moi.

— Eh ! mais, j’y pense, propose le richissime Américain, et si vous voulez faire votre voyage de noces à New-York, je vous invite. Je serai très heureux de produire là-bas le peintre Roger.

— Merci, mon cher monsieur, merci !… Il faut attendre !… Serai-je agréé ?…

William eut un geste très éloquent.

— Ils seraient difficile…

— Et puis, ajouta Roger, je ne puis décider seul un tel voyage !…

L’Américain et le peintre quittèrent ensemble l’hôtel d’Hallon.

Dans la rue, Vanderbook un sourire sous sa moustache blond argent, mit sa main sur le bras du jeune homme :

— Veinard ! je l’avais annoncé, il y a un an : quand on est l’ami des jolies femmes, on réussit toujours ! je la reconnais et je me souviens !

— Oh ! protesta Roger, épouvantable méprise !… cruelle méprise !… C’est une sainte !…

Il n’y avait pas à douter de l’accent sincère.

Avec un flegme d’outre-mer, William murmura :

— Dommage !… Le « Pont de Joinville » il perd beaucoup de sa valeur.