Sans famille/Édition Thieme, 1902/1

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Sans famille (version abrégée)
Texte établi par Hugo Paul ThiemeH. Holt and company (p. 1-8).

I

AU VILLAGE

Je suis un enfant trouvé.

Mais jusqu’à huit ans j’ai cru que, comme tous les autres enfants, j’avais une mère, car lorsque je pleurais, il y avait une femme qui me serrait si doucement dans ses bras, en me berçant, que mes larmes s’arrêtaient de couler.

Jamais je ne me couchais dans mon lit sans qu’une femme vînt m’embrasser, et, quand le vent de décembre collait la neige contre les vitres blanchies, elle me prenait les pieds entre ses deux mains et elle restait à me les réchauffer en me chantant une chanson, dont je retrouve encore dans ma mémoire l’air et quelques paroles.

Quand je gardais notre vache le long des chemins herbus ou dans les brandes, et que j’étais surpris par une pluie d’orage, elle accourait au-devant de moi et me forçait à m’abriter sous son jupon de laine relevé qu’elle me ramenait sur la tête et sur les épaules.

Enfin quand j’avais une querelle avec un de mes camarades, elle me faisait conter mes chagrins, et presque toujours elle trouvait de bonnes paroles pour me consoler ou me donner raison.

Par tout cela, et par bien d’autres choses encore, par la façon dont elle me parlait, par la façon dont elle me regardait, par ses caresses, par la douceur qu’elle mettait dans ses gronderies, je croyais qu’elle était ma mère.

Voici comment j’appris qu’elle n’était que ma nourrice.

Mon village, ou pour parler plus justement, le village où j’ai été élevé, car je n’ai pas eu de village à moi, pas de lieu de naissance, pas plus que je n’ai eu de père et de mère, le village enfin où j’ai passé mon enfance se nomme Chavanon ; c’est l’un des plus pauvres du centre de la France.

C’est dans un replis de terrain, sur les bords d’un ruisseau qui va perdre ses eaux rapides dans un des affluents de la Loire que se dresse la maison où j’ai passé mes premières années.

Jusqu’à huit ans, je n’avais jamais vu d’homme dans cette maison ; cependant ma mère n’était pas veuve, mais son mari qui était tailleur de pierre, comme un grand nombre d’autres ouvriers de la contrée, travaillait à Paris, et il n’était pas revenu au pays depuis que j’étais en âge de voir ou de comprendre ce qui m’entourait. De temps en temps seulement, il envoyait de ses nouvelles par un de ses camarades qui rentrait au village.

– Mère Barberin, votre homme va bien ; il m’a chargé de vous dire que l’ouvrage marche, et de vous remettre l’argent que voilà ; voulez-vous compter ?

C’était tout. Mère Barberin se contentait de ces nouvelles : son homme était en bonne santé ; l’ouvrage donnait ; il gagnait sa vie.

Un jour de novembre, comme le soir tombait, un homme, que je ne connaissais pas, s’arrêta devant notre barrière. J’étais sur le seuil de la maison occupé à casser une bourrée. Sans pousser la barrière, mais en levant sa tête par-dessus en me regardant, l’homme me demanda si ce n’était pas là que demeurait la mère Barberin.

Je lui dis d’entrer.

Il poussa la barrière qui cria dans sa hart, et à pas lents il s’avança vers la maison.

Jamais je n’avais vu un homme aussi crotté ; des plaques de boue, les unes encore humides, les autres déjà sèches, le couvraient des pieds à la tête, et à le regarder l’on comprenait que depuis longtemps il marchait dans les mauvais chemins.

Au bruit de nos voix, mère Barberin accourut, et au moment où il franchissait notre seuil, elle se trouva face à face avec lui.

– J’apporte des nouvelles de Paris, dit-il.

C’étaient là des paroles bien simples et qui déjà plus d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec lequel elles furent prononcées ne ressemblait en rien à celui qui autrefois accompagnait les mots : "Votre homme va bien, l’ouvrage marche."

— Ah ! mon Dieu ! s’écria mère Barberin en joignant les mains, un malheur est arrivé à Jérôme.

— Eh bien, oui, mais il ne faut pas vous rendre malade de peur ; votre homme a été blessé voilà la vérité ; seulement il n’est pas mort. Pourtant il sera peut-être estropié. Pour le moment il est à l’hôpital. J’ai été son voisin de lit, et comme je rentrais au pays il m’a demandé de vous conter la chose en passant.

Et tout en séchant les jambes de son pantalon qui devenait raide sous leur enduit de boue durcie, il répétait ce mot : "pas de chance" avec une peine sincère, qui montrait que pour lui, il se fût fait volontiers estropier dans l’espérance de gagner ainsi de bonnes rentes.

— Pourtant, dit-il en terminant son récit, je lui ai donné le conseil de faire un procès à l’entrepreneur.

— Un procès, cela coûte gros.

— Oui, mais quand on le gagne !

Mère Barberin aurait voulu aller à Paris, seulement c’était une terrible affaire qu’un voyage si long et si coûteux.

Le lendemain matin nous descendîmes au village pour consulter le curé. Celui-ci ne voulut pas la laisser partir sans savoir avant si elle pouvait être utile à son mari. Il écrivit à l’aumônier de l’hôpital où Barberin était soigné, et quelques jours après il reçut une réponse, disant que mère Barberin ne devait pas se mettre en route, mais qu’elle devait envoyer une certaine somme d’argent à son mari, parce que celui-ci allait faire un procès à l’entrepreneur chez lequel il avait été blessé.

Les journées, les semaines s’écoulèrent et de temps en temps il arriva des lettres qui toutes demandaient de nouveaux envois d’argent ; la dernière, plus pressante que les autres, disait que s’il n’y avait plus d’argent, il fallait vendre la vache pour s’en procurer.

Ceux-là seuls qui ont vécu à la campagne avec les paysans savent ce qu’il y a de détresses et de douleurs dans ces trois mots : "vendre la vache."

Enfin nous l’aimions et elle nous aimait, ce qui est tout dire.

Pourtant il fallut s’en séparer, car c’était seulement par "la vente de la vache" qu’on pouvait satisfaire Barberin.

Le mardi gras arriva justement peu de temps après la vente de Roussette ; l’année précédente, pour le mardi gras, mère Barberin m’avait fait un régal avec des crêpes et des beignets ; et j’en avais tant mangé, tant mangé qu’elle en avait été toute heureuse.

Mais alors nous avions Roussette, qui nous avait donné le lait pour délayer la pâte et le beurre pour mettre dans la poêle.

Plus de Roussette, plus de lait, plus de beurre, plus de mardi gras : c’était ce que je m’étais dit tristement.

Cependant mère Barberin m’avait fait une surprise ; bien qu’elle ne fût pas emprunteuse, elle avait demandé une tasse de lait à l’une de nos voisines, un morceau de beurre à une autre et quand j’étais rentré, vers midi, je l’avais trouvée en train de verser de la farine dans un grand poêlon en terre.

– Tiens ! de la farine, dis-je en m’approchant.

– Mais oui, fit-elle en souriant, c’est bien de la farine, mon petit Rémi, de la belle farine de blé ; tiens, vois comme elle fleure bon.

Si j’avais osé, j’aurais demandé à quoi devait servir cette farine ; mais précisément parceque j’avais grande envie de le savoir, je n’osais pas en parler. Et puis d’un autre côté je ne voulais pas dire que je savais que nous étions au mardi gras pour ne pas faire de la peine à mère Barberin.

– Qu’est-ce qu’on fait avec de la farine ? dit-elle me regardant.

– Du pain.

– Et puis encore ?

– De la bouillie.

– Et puis encore ?

– Dame… Je ne sais pas.

– Si, tu sais ; seulement comme tu es un bon petit garçon, tu n’oses pas le dire. Tu sais que c’est aujourd’hui mardi gras, le jour des crêpes et des beignets. Mais comme tu sais aussi que nous n’avons ni beurre, ni lait, tu n’oses pas en parler. C’est vrai ça ?

– Oh ! mère Barberin.

– Comme d’avance j’avais deviné tout cela, je me suis arrangée pour que mardi gras ne te fasse pas vilaine figure. Regarde dans la huche.

Le couvercle levé, et il le fut vivement, j’aperçus le lait, le beurre, des œufs et trois pommes.

– Donne-moi les œufs, me dit-elle, et, pendant que je les casse, pèle les pommes.

Pendant que je coupais les pommes en tranches, elle cassa les œufs dans la farine et se mit à battre le tout, en versant dessus, de temps en temps, une cuillerée de lait.

Quand la pâte fut délayée, mère Barberin posa la terrine sur les cendres chaudes, et il n’y eut plus qu’à attendre le soir, car c’était à notre souper que nous devions manger les crêpes et les beignets.

Ah ! c’était vraiment une bonne odeur qui chatouillait d’autant plus agréablement notre palais que depuis longtemps nous ne l’avions pas respirée.

C’était aussi une joyeuse musique que celle produite par les grésillements et les sifflements du beurre.

Cependant, si attentif que je fusse à cette musique, il me sembla entendre un bruit de pas dans la cour.

Qui pouvait venir nous déranger à cette heure ? Une voisine sans doute, pour nous demander du feu.

Un bâton heurta le seuil, puis aussitôt la porte s’ouvrit brusquement.

– Qui est là ? demanda mère Barberin sans se retourner.

Un homme était entré, et la flamme qui l’avait éclairé en plein m’avait montré qu’il était vêtu d’une blouse blanche et qu’il tenait à la main un gros bâton.

– On fait donc la fête ici ? Ne vous gênez pas, dit-il d’un ton rude.

– Ah ! mon Dieu ! s’écria mère Barberin en posant vivement sa poêle à terre, c’est toi, Jérôme ?

Puis me prenant par le bras elle me poussa vers l’homme qui s’était arrêté sur le seuil.

— C’est ton père.