Sans famille/Édition Thieme, 1902/2

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Sans famille (version abrégée)
Texte établi par Hugo Paul ThiemeH. Holt and company (p. 8-14).

II

UN PÈRE NOURRICIER

Je m’étais approché pour l’embrasser à mon tour, mais du bout de son bâton il m’arrêta :

— Qu’est-ce que c’est que celui-là ? Tu m’avais dit…

— Eh bien oui, mais… ce n’était pas vrai, parce que…

— Ah ! pas vrai, pas vrai.

— Il fit quelques pas vers moi son bâton levé et instinctivement je reculai.

Qu’avais-je fait ? De quoi étais-je coupable ? Pourquoi cet accueil lorsque j’allais à lui pour l’embrasser ?

Je n’eus pas le temps d’examiner ces diverses questions qui se pressaient dans mon esprit troublé.

— Je vois que vous faisiez mardi gras, dit-il, ça se trouve bien, car j’ai une solide faim. Qu’est-ce que tu as pour souper ?

— Je faisais des crêpes.

— Je vois bien ; mais ce n’est pas des crêpes que tu vas donner à manger à un homme qui a dix lieues dans les jambes.

– C’est que je n’ai rien : nous ne t’attendions pas.

– Comment rien ; rien à souper ?

Il regarda autour de lui.

– Voilà du beurre.

Il leva les yeux au plafond à l’endroit où l’on accrochait le lard autrefois ; mais depuis longtemps le crochet était vide ; et à la poutre pendaient seulement maintenant quelques glanes d’ail et d’oignons.

– Voilà de l’oignon, dit-il, en faisant tomber une glane avec son bâton ; quatre ou cinq oignons, un morceau de beurre et nous aurons une bonne soupe. Retire ta crêpe et fricasse-nous les oignons dans la poêle.

La soupe fut faite. Mère Barberin la servit dans les assiettes.

Alors quittant le coin de la cheminée il vint s’asseoir à table et commença à manger, s’arrêtant seulement de temps en temps pour me regarder.

J’étais si troublé, si inquiet, que je ne pouvais manger, et je le regardais aussi, mais à la dérobée, baissant les yeux quand je rencontrais les siens.

– Est-ce qu’il ne mange pas plus que ça d’ordinaire ? dit-il tout à coup en tendant vers moi sa cuiller.

– Ah ! si, il mange bien.

– Tant pis ; si encore il ne mangeait pas.

Naturellement je n’avais pas envie de parler, et mère Barberin n’était pas plus que moi disposée à la conversation : elle allait et venait autour de la table, attentive à servir son mari.

– Alors tu n’as pas faim ? me dit-il.

– Non.

– Eh bien, va te coucher, et tâche de dormir tout de suite ; sinon je me fâche.

Mère Barberin me lança un coup d’œil qui me disait d’obéir sans répliquer. Mais cette recommandation était inutile, je ne pensais pas à me révolter.

Je me dépêchai de me déshabiller et de me coucher. Mais dormir était une autre affaire.

On ne dort pas par ordre ; on dort parce qu’on a sommeil et qu’on est tranquille.

Or je n’avais pas sommeil et n’étais pas tranquille.

Terriblement tourmenté au contraire, et de plus très-malheureux.

Comment cet homme était mon père ! Alors pourquoi me traitait-il si durement ?

Le nez collé contre la muraille je faisais effort pour chasser ces idées et m’endormir comme il me l’avait ordonné ; mais c’était impossible ; le sommeil ne venait pas ; je ne m’étais jamais senti si bien éveillé.

Au bout d’un certain temps, je ne saurais dire combien, j’entendis qu’on s’approchait de mon lit.

Au pas lent, traînant et lourd je reconnus tout de suite que ce n’était pas mère Barberin.

Un souffle chaud effleura mes cheveux.

– Dors-tu ? demanda une voix étouffée.

Je n’eus garde de répondre, car les terribles mots : "je me fâche" retentissaient encore à mon oreille. – Il dort, dit mère Barberin ; aussitôt couché, aussitôt endormi, c’est son habitude ; tu peux parler sans craindre qu’il t’entende.

Sans doute, j’aurais dû dire que je ne dormais pas, mais je n’osai point ; on m’avait commandé de dormir, je ne dormais pas, j’étais dans mon tort.

– Ton procès, où en est-il ? demanda mère Barberin.

– Perdu ! Les juges ont décidé que j’étais en faute de me trouver sous les échafaudages et que l’entrepreneur ne me devait rien.

Là-dessus il donna un coup de poing sur la table et se mit à jurer sans dire aucune parole sensée.

– Le procès perdu, reprit-il bientôt ; notre argent perdu, estropié, la misère ; voilà ! Comme si ce n’était pas assez, en rentrant ici je trouve un enfant. M’expliqueras-tu pourquoi tu n’as pas fait comme je t’avais dit de faire ?

– Parce que je n’ai pas pu.

– Tu n’as pas pu le porter aux Enfants trouvés ?

– On n’abandonne pas comme ça un enfant qu’on a nourri de son lait et qu’on aime.

– Ce n’était pas ton enfant.

– Enfin je voulais faire ce que tu demandais, mais voilà précisément qu’il est tombé malade.

– Malade ?

– Oui, malade ; ce n’était pas le moment, n’est-ce pas, de le porter à l’hospice pour le tuer ?

– Quand il a été guéri ?

– C’est qu’il n’a pas été guéri tout de suite. Après cette maladie en est venue une autre : il toussait, le pauvre petit, à vous fendre le cœur. C’était comme ça que notre pauvre petit Nicolas est mort ; il me semblait que si je portais celui-là à la ville, il mourrait aussi.

– Mais après ?

– Le temps avait marché. Puisque j’avais attendu jusque-là je pouvais bien attendre encore.

– Quel âge a-t-il présentement ?

– Huit ans.

– Eh bien ! il ira à huit ans là où il aurait dû aller autrefois, et ça ne lui sera pas plus agréable :

– Ah ! Jérôme, tu ne feras pas ça.

– Je ne ferai pas ça ! Qui m’en empêchera ? Crois-tu que nous pouvons le garder toujours ?

Il y eut un moment de silence et je pus respirer ; l’émotion me serrait la gorge au point de m’étouffer.

Bientôt mère Barberin reprit :

– Ah ! comme Paris t’a changé ! tu n’aurais pas parlé comme ça avant d’aller à Paris.

– Peut-être. Mais ce qu’il y a de sûr, c’est que si Paris m’a changé, il m’a aussi estropié. Comment gagner sa vie maintenant, la tienne, la mienne ? nous n’avons plus d’argent. La vache est vendue. Faut-il que quand nous n’avons pas de quoi manger, nous nourrissions un enfant qui n’est pas le nôtre ?

– C’est le mien.

– Ce n’est pas plus le tien que le mien. Ce n’est pas un enfant de paysan. Je le regardais pendant le souper : c’est délicat, c’est maigre, pas de bras, pas de jambes.

– C’est le plus joli enfant du pays.

– Joli, je ne dis pas. Mais solide ! Est-ce que c’est sa gentillesse qui lui donnera à manger ? Est-ce qu’on est un travailleur avec des épaules comme les siennes ? On est un enfant de la ville, et les enfants des villes, il ne nous en faut pas ici.

– Je te dis que c’est un brave enfant, et il a de l’esprit comme un chat, et avec cela bon cœur. Il travaillera pour nous.

– En attendant, il faudra que nous travaillions pour lui, et moi je ne peux plus travailler.

– Si ses parents le réclament, qu’est-ce que tu diras ?

– Ses parents ! Est-ce qu’il a des parents ? S’il en avait, ils l’auraient cherché, et, depuis huit ans, trouvé bien sûr. Ils sont peut-être morts, d’ailleurs.

– S’ils ne le sont pas ? Si un jour ils viennent nous le demander ? J’ai dans l’idée qu’ils viendront.

– Que les femmes sont donc obstinées !

– Enfin, s’ils viennent ?

– Eh bien ! nous les enverrons à l’hospice. Mais assez causé. Tout cela m’ennuie. Demain je le conduirai au maire. Ce soir, je vais aller dire bonjour à François. Dans une heure je reviendrai.

La porte s’ouvrit et se referma.

Il était parti.

Alors me redressant vivement, je me mis à appeler mère Barberin.

– Ah ! maman.

Elle accourut près de mon lit :

– Est-ce que tu me laisseras aller à l’hospice ?

– Non, mon petit Rémi, non.

Elle m’embrassa tendrement en me serrant dans ses bras.

Cette caresse me rendit le courage, et mes larmes s’arrêtèrent de couler.

– Tu ne dormais donc pas ? me demanda-t-elle doucement.

– Ce n’est pas ma faute.

– Je ne te gronde pas ; alors tu as entendu tout ce qu’a dit Jérôme ?

– Oui, tu n’es pas ma maman, mais lui n’est pas mon père.

Je ne prononçai pas ces quelques mots sur le même ton, car si j’étais désolé d’apprendre qu’elle n’était pas ma mère, j’étais heureux, j’étais presque fier de savoir que lui n’était pas mon père. De là une contradiction dans mes sentiments qui se traduisit dans ma voix.

[Mère Barberin relates to Remi how he had been found when a mere child, wrapped in the finest of linen, and that Père Barbarin, thinking that he would be reclaimed some day by wealthy parents and a reward offered, had brought him to their home.]