Sans famille/Édition Thieme, 1902/3

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Sans famille (version abrégée)
Texte établi par Hugo Paul ThiemeH. Holt and company (p. 15-28).

III

LA TROUPE DU SIGNOR VITALIS

Sans doute je dormis la nuit entière sous l’impression du chagrin et de la crainte, car le lendemain matin en m’éveillant, mon premier mouvement fut de tâter mon lit et de regarder autour de moi, pour être certain qu’on ne m’avait pas emporté.

Pendant toute la matinée, Barberin ne me dit rien, et je commençai à croire que le projet de m’envoyer à l’hospice était abandonné. Sans doute mère Barberin avait parlé ; elle l’avait décidé à me garder.

Mais comme midi sonnait, Barberin me dit de mettre ma casquette et de le suivre.

Et je n’avais plus qu’à le suivre.

Ce fut ainsi que nous entrâmes dans le village, et tout le monde sur notre passage se retourna pour nous voir passer, car j’avais l’air d’un chien hargneux qu’on mène en laisse.

Comme nous passions devant le café, un homme qui se trouvait sur le seuil appela Barberin et l’engagea à entrer.

Celui-ci me prenant par l’oreille me fit passer devant lui, et quand nous fûmes entrés il referma la porte.

Que faisait-on là dedans ? Que se passait-il derrière ses rideaux rouges ?

J’allais donc le savoir.

Tandis que Barberin se plaçait à une table avec le maître du café qui l’avait engagé à entrer, j’allai m’asseoir près de la cheminée et regardai autour de moi.

Dans le coin opposé à celui que j’occupais, se trouvait un grand vieillard à barbe blanche, qui portait un costume bizarre et tel que je n’en avais jamais vu.

Auprès de lui trois chiens tassés sous sa chaise se chauffaient sans remuer. Un caniche blanc, un barbet noir, et une petite chienne grise à la mine futée et douce ; le caniche était coiffé d’un vieux bonnet de police retenu sous son menton par une lanière de cuir.

Pendant que je regardais le vieillard avec une curiosité étonnée, Barberin et le maître du café causaient à demi-voix et j’entendais qu’il était question de moi.

Barberin racontait qu’il était venu au village pour me conduire au maire, afin que celui-ci demandât aux hospices de lui payer une pension pour me garder.

C’était donc là ce que mère Barberin avait pu obtenir de son mari, et je compris tout de suite que si Barberin trouvait avantage à me garder près de lui, je n’avais plus rien à craindre.

Le vieillard, sans en avoir l’air, écoutait aussi ce qui se disait ; tout à coup il étendit la main droite vers moi, et s’adressant à Barberin :

– C’est cet enfant-là qui vous gêne ? dit-il avec un accent étranger.

– Lui-même.

– Et vous croyez que l’administration des hospices de votre département va vous payer des mois de nourrice ?

– Dame, puisqu’il n’a pas de parents et qu’il est à ma charge, il faut bien que quelqu’un paye pour lui ; c’est juste, il me semble.

– Je ne dis pas non, mais croyez-vous que tout ce qui est juste se fait ?

– Pour ça non.

– Eh bien, je crois bien que vous n’obtiendrez jamais la pension que vous demandez.

– Alors, il ira à l’hospice ; il n’y a pas de loi qui l’oblige à rester quand même dans ma maison si je n’en veux pas.

– Vous avez consenti autrefois à le recevoir, c’était prendre l’engagement de le garder.

– Eh bien, je ne le garderai pas ; et, quand je devrais le mettre dans la rue, je m’en débarrasserai.

– Il y aurait peut-être un moyen de vous en débarrasser tout de suite, dit le vieillard, après un moment de réflexion, et même de gagner à cela quelque chose.

– Si vous me donnez ce moyen-là, je vous paye une bouteille, et de bon cœur encore.

– Commandez la bouteille, et votre affaire est faite.

– Sûrement ?

– Sûrement.

– Ce que vous voulez, n’est-ce pas, dit-il, c’est que cet enfant ne mange pas plus longtemps votre pain ; ou bien s’il continue à le manger, c’est qu’on vous le paye ?

– Juste ; parce que…

– Oh ! le motif, vous savez, ça ne me regarde pas, je n’ai donc pas besoin de le connaître ; il me suffit de savoir que vous ne voulez plus de l’enfant ; s’il en est ainsi, donnez-le-moi, je m’en charge.

– Vous le donner !

– Dame, ne voulez-vous pas vous en débarrasser ?

– Vous donner un enfant comme celui-là, un si bel enfant, car il est bel enfant, regardez-le.

– Je l’ai regardé.

– Rémi ! viens ici.

Je m’approchai de la table en tremblant.

– Allons, n’aie pas peur, petit, dit le vieillard.

– Regardez, continua Barberin.

– Je ne dis pas que c’est un vilain enfant. Si c’était un vilain enfant, je n’en voudrais pas, les monstres, ce n’est pas mon affaire.

– Ah ! si c’était un monstre à deux têtes, ou seulement un nain…

– Vous ne parleriez pas de l’envoyer à l’hospice. Vous savez qu’un monstre a de la valeur et qu’on peut en tirer profit, soit en le louant, soit en l’exploitant soi-même. Mais celui-là n’est ni nain ni monstre ; bâti comme tout le monde il n’est bon à rien.

– Il est bon pour travailler.

– Il est bien faible.

– Lui faible, allons donc! il est fort comme un homme, et solide, et sain ; tenez, voyez ses jambes, en avez-vous jamais vu de plus droites ?

Barberin releva mon pantalon.

– Trop minces, dit le vieillard.

– Et ses bras ? continua Barberin.

– Les bras comme les jambes ; ça peut aller ; mais ça ne résisterait pas à la fatigue et à la misère.

– Lui, ne pas résister ; mais tâtez donc, voyez, tâtez vous-même.

Le vieillard passa sa main décharnée sur mes jambes en les palpant, secouant la tête et faisant la moue.

– C’est un enfant comme il y en a beaucoup, dit le vieillard, voilà la vérité, mais un enfant des villes : aussi est-il bien certain qu’il ne sera jamais bon à rien pour le travail de la terre ; mettez-le un peu devant la charrue à piquer les bœufs, vous verrez combien il durera.

– Dix ans.

– Pas un mois.

– Mais voyez-le donc.

– Voyez-le vous-même.

J’étais au bout de la table entre Barberin et le vieillard, poussé par l’un, repoussé par l’autre.

– Enfin, dit le vieillard, tel qu’il est je le prends. Seulement, bien entendu, je ne vous l’achète pas, je vous le loue. Je vous en donne vingt francs par an.

– Vingt francs !

– C’est un bon prix et je paye d’avance : vous touchez quatre belles pièces de cent sous et vous êtes débarrassé de l’enfant.

– Mais si je le garde, l’hospice me payera plus de dix francs par mois.

– Mettez-en sept, mettez-en huit, je connais les prix, et encore faudra-t-il que vous le nourrissiez.

– Il travaillera.

– Si vous le sentiez capable de travailler, vous ne voudriez pas le renvoyer. Ce n’est pas pour l’argent de leur pension qu’on prend les enfants de l’hospice, c’est pour leur travail ; on en fait des domestiques qui payent et ne sont pas payés. Encore un coup, si celui-là était en état de vous rendre des services, vous le garderiez.

– En tous cas, j’aurais toujours les dix francs.

– Et si l’hospice au lieu de vous le laisser, le donne à un autre, vous n’aurez rien du tout ; tandis qu’avec moi, pas de chance à courir : toute votre peine consiste à allonger la main.

Il fouilla dans sa poche et en tira une bourse de cuir dans laquelle il prit quatre pièces d’argent qu’il étala sur la table en les faisant sonner.

– Pensez-donc, s’écria Barberin, que cet enfant aura des parents un jour ou l’autre ?

– Qu’importe ?

– Il y aura du profit pour ceux qui l’auront élevé ; si je n’avais pas compté là-dessus je ne m’en serais jamais chargé.

Ce mot de Barberin : "Si je n’avais pas compté sur ses parents, je ne me serais jamais chargé de lui", me fit le détester un peu plus encore. Quel méchant homme !

– Et c’est parce que vous ne comptez plus sur ses parents, dit le vieillard, que vous le mettez à la porte. Enfin à qui s’adresseront-ils, ces parents, si jamais ils paraissent ? à vous, n’est-ce pas, et non à moi qu’ils ne connaissent pas ?

– Et si c’est vous qui les retrouvez.

– Alors convenons que s’il a des parents un jour, nous partagerons le profit, et je mets trente francs.

– Mettez-en quarante.

– Non, pour les services qu’il me rendra, ce n’est pas possible.

– Et quels services voulez-vous qu’il vous rende ? Pour de bonnes jambes, il a de bonnes jambes, pour de bons bras, il a de bons bras, je m’en tiens à ce que j’ai dit, mais enfin à quoi le trouvez-vous propre ?

Le vieillard regarda Barberin d’un air narquois et vidant son verre à petits coups :

– À me tenir compagnie, dit-il ; je me fais vieux et le soir quelquefois après une journée de fatigue, quand le temps est mauvais, j’ai des idées tristes ; il me distraira.

– Il est sûr que pour cela les jambes seront assez solides.

– Mais pas trop, car il faudra danser, et puis sauter, et puis marcher, et puis après avoir marché, sauter encore ; enfin il prendra place dans la troupe du signor Vitalis.

– Et où est-elle cette troupe ?

– Le signor Vitalis c’est moi, comme vous devez vous en douter ; la troupe, je vais vous la montrer, puisque vous désirez faire sa connaissance.

Disant cela il ouvrit sa peau de mouton, et prit dans sa main un animal étrange qu’il tenait sous son bras gauche serré contre sa poitrine.

C’était cet animal qui plusieurs fois avait fait soulever la peau de mouton ; mais ce n’était pas un petit chien comme je l’avais pensé.

Elle était vêtue d’une blouse rouge bordée d’un galon doré, mais les bras et les jambes étaient nus, car c’étaient bien des bras et des jambes qu’elle avait et pas des pattes : seulement ces bras et ces jambes étaient couverts d’une peau noire, et non blanche ou carnée.

Noire aussi était la tête grosse à peu près comme mon poing fermé ; la face était large et courte, le nez était retroussé avec des narines écartées, les lèvres étaient jaunes ; mais ce qui plus que tout le reste me frappa, ce furent deux yeux très rapprochés l’un de l’autre, d’une mobilité extrême, brillants comme des miroirs.

– Ah ! le vilain singe ! s’écria Barberin.

Ce mot me tira de ma stupéfaction, car si je n’avais jamais vu des singes, j’en avais au moins entendu parler ; ce n’était donc pas un enfant noir que j’avais devant moi, c’était un singe.

– Voici le premier sujet de ma troupe, dit Vitalis, c’est M. Joli-Cœur. Joli-Cœur, mon ami, saluez la société.

Joli-Cœur porta sa main fermée à ses lèvres et nous envoya à tous un baiser.

– Maintenant, continua Vitalis étendant sa main vers le caniche blanc, à un autre : le signor Capi va avoir l’honneur de présenter ses amis à l’estimable société ici présente.

À ce commandement le caniche qui jusque-là n’avait pas fait le plus petit mouvement, se leva vivement et se dressant sur ses pattes de derrière il croisa ses pattes de devant sur sa poitrine, puis il salua son maître si bas que son bonnet de police toucha le sol.

Ce devoir de politesse accompli, il se tourna vers ses camarades, et d’une patte, tandis qu’il tenait toujours l’autre sur sa poitrine, il leur fit signe d’approcher.

Les deux chiens, qui avaient les yeux attachés sur leur camarade, se dressèrent aussitôt, et se donnant chacun une patte de devant, comme on se donne la main dans le monde, ils firent gravement six pas en avant, puis après trois pas en arrière, et saluèrent la société.

– Celui que j’appelle Capi, continua Vitalis, autrement dit Capitano en italien, est le chef des chiens, c’est lui qui, comme le plus intelligent, transmet mes ordres. Ce jeune élégant à poil noir est le signor Zerbino, ce qui signifie le galant, nom qu’il mérite à tous les égards. Quant à cette jeune personne à l’air modeste, c’est la signora Dolce, une charmante Anglaise qui n’a pas volé son nom de douce. C’est avec ces sujets remarquables à des titres différents que j’ai l’avantage de parcourir le monde en gagnant ma vie plus ou moins bien, suivant les hasards de la bonne ou de la mauvaise fortune. Capi !

Le caniche croisa les pattes.

– Capi, venez ici, mon ami, et soyez assez aimable, je vous prie, – ce sont des personnages bien élevés à qui je parle toujours poliment, – soyez assez aimable pour dire à ce jeune garçon qui vous regarde avec des yeux ronds comme des billes, quelle heure il est.

Capi décroisa les pattes, s’approcha de son maître, écarta la peau de mouton, fouilla dans la poche du gilet, en tira une grosse montre en argent, regarda le cadran et jappa deux fois distinctement ; puis après ces deux jappements bien accentués, d’une voix forte et nette, il en poussa trois autres plus faibles.

Il était en effet deux heures et trois quarts.

– C’est bien, dit Vitalis, je vous remercie, signor Capi ; et, maintenant, je vous prie d’inviter la signora Dolce à nous faire le plaisir de danser un peu à la corde.

Capi fouilla aussitôt dans la poche de la veste de son maître et en tira une corde. Il fit un signe à Zerbino et celui-ci alla vivement lui faire vis-à-vis. Alors Capi lui jeta un bout de la corde, et tous deux se mirent gravement à la faire tourner.

Quand le mouvement fut régulier, Dolce s’élança dans le cercle et sauta légèrement en tenant ses beaux yeux tendres sur les yeux de son maître.

– Vous voyez, dit celui-ci, que mes élèves sont intelligents ; mais l’intelligence ne s’apprécie à toute sa valeur que par la comparaison. Voilà pourquoi j’engage ce garçon dans ma troupe ; il fera le rôle d’une bête et l’esprit de mes élèves n’en sera que mieux apprécié.

– Oh ! pour faire la bête, interrompit Barberin.

– Il faut avoir de l’esprit, continua Vitalis, et je crois que ce garçon n’en manquera pas quand il aura pris quelques leçons. Au reste nous verrons bien. Et pour commencer nous allons en avoir tout de suite une preuve. S’il est intelligent il comprendra qu’avec le signor Vitalis on a la chance de se promener, de parcourir la France et dix autres pays, de mener une vie libre au lieu de rester derrière des bœufs, à marcher tous les jours dans le même champ, du matin au soir. Tandis que s’il n’est pas intelligent, il pleurera, il criera, et comme le signor Vitalis n’aime pas les enfants méchants, il ne l’emmènera pas avec lui. Alors l’enfant méchant ira à l’hospice où il faut travailler dur et manger peu.

J’étais assez intelligent pour comprendre ces paroles, mais de la compréhension à l’exécution, il y avait une terrible distance à franchir.

Assurément les élèves du signor Vitalis étaient bien drôles, bien amusants, et ce devait être amusant aussi de se promener toujours ; mais pour les suivre et se promener avec eux il fallait quitter mère Barberin.

Il est vrai que si je refusais, je ne resterais peut-être pas avec mère Barberin, on m’enverrait à l’hospice.

Comme je demeurais troublé, les larmes dans les yeux, Vitalis me frappa doucement du bout du doigt sur la joue.

– Allons, dit-il, l’enfant comprend puisqu’il ne crie pas, la raison entrera dans cette petite tête, et demain…

– Oh ! monsieur, m’écriai-je ; laissez-moi à maman Barberin, je vous en prie !

Mais avant d’en avoir dit davantage, je fus interrompu par un formidable aboiement de Capi.

En même temps le chien s’élança vers la table sur laquelle Joli-Cœur était resté assis.

Celui-ci, profitant d’un moment où tout le monde était tourné vers moi, avait doucement pris le verre de son maître, qui était plein de vin, et il était en train de le vider. Mais Capi, qui faisait bonne garde, avait vu cette friponnerie du singe, et, en fidèle serviteur qu’il était, il avait voulu l’empêcher.

– Monsieur Joli-Cœur, dit Vitalis, d’une voix sévère, vous êtes un gourmand et un fripon ; allez vous mettre là-bas, dans le coin, le nez tourné contre la muraille, et vous, Zerbino, montez la garde devant lui ; s’il bouge, donnez-lui une bonne claque. Quant à vous, monsieur Capi, vous êtes un bon chien ; tendez-moi la patte que je vous la serre.

Tandis que le singe obéissait en poussant des petits cris étouffés, le chien, heureux, fier, tendait la patte à son maître.

– Maintenant, continua Vitalis, revenons à nos affaires. Je vous donne donc trente francs.

– Non, quarante.

Une discussion s’engagea ; mais bientôt Vitalis l’interrompit :

– Cet enfant doit s’ennuyer ici, dit-il ; qu’il aille donc se promener dans la cour de l’auberge et s’amuser.

En même temps il fit un signe à Barberin.

– Oui, c’est cela, dit celui-ci, va dans la cour, mais n’en bouge pas avant que je t’appelle, ou sinon je me fâche.

Je n’avais qu’à obéir.

J’allai donc dans la cour, mais je n’avais pas le cœur à m’amuser. Je m’assis sur une pierre et restai à réfléchir.

C’était mon sort qui se décidait en ce moment même. Quel allait-il être ? Le froid et l’angoisse me faisaient grelotter.

La discussion entre Vitalis et Barberin dura longtemps, car il s’écoula plus d’une heure avant que celui-ci vînt dans la cour.

Enfin je le vis paraître : il était seul. Venait-il me chercher pour me remettre aux mains de Vitalis ?

– Allons, me dit-il, en route pour la maison.

La maison ! Je ne quitterais donc pas mère Barberin ?

J’aurais voulu l’interroger, mais je n’osai pas, car il paraissait de fort mauvaise humeur.

La route se fit silencieusement.

Mais environ dix minutes avant d’arriver, Barberin qui marchait devant s’arrêta :

– Tu sais, me dit-il en me prenant rudement par l’oreille, que si tu racontes un seul mot de ce que tu as entendu aujourd’hui, tu le payeras cher ; ainsi, attention !