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Sans famille/Édition Thieme, 1902/7

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Sans famille (version abrégée)
Texte établi par Hugo Paul ThiemeH. Holt and company (p. 61-67).

VII

ENFANT TROUVÉ

[Mrs. Milligan, a widow, had lost one child when only six months old; both she and her husband were dangerously ill at the time, and the child was either lost or stolen. All efforts of her brother-in-law, who had been charged with the finding of the child, had proved in vain. Remi made himself useful on board the boat by helping Arthur with his lessons. At the end of two months Mrs. Milligan had Vitalis meet her at Cette (in the south of France on the Gulf of Lyon). Remi with his troup go to the train to meet him.]

Je demandai à madame Milligan la permission d’aller à la gare, et prenant les chiens ainsi que Joli-Cœur avec moi, nous attendîmes l’arrivée de notre maître.

Les chiens étaient inquiets comme s’ils se doutaient de quelque chose, Joli-Cœur était indifférent, et pour moi j’étais terriblement ému. C’était ma vie qui allait se décider. Ah ! si j’avais osé, comme j’aurais prié Vitalis de ne pas dire que j’étais un enfant trouvé !

Mais je n’osais pas, et je sentais que ces deux mots : "enfant trouvé," ne pourraient jamais sortir de ma gorge.

Je m’étais placé dans un coin de la cour de la gare, tenant mes trois chiens en laisse, et Joli-Cœur sous ma veste, et j’attendais sans trop voir ce qui se passait autour de moi.

Ce furent les chiens qui m’avertirent que le train était arrivé, et qu’ils avaient flairé notre maître. Tout à coup je me sentis entraîné en avant, et comme je n’étais pas sur mes gardes, les chiens m’échappèrent. Ils couraient en aboyant joyeusement, et presque aussitôt je les vis sauter autour de Vitalis qui, dans son costume habituel, venait d’apparaître. Plus prompt, bien que moins souple que ses camarades, Capi s’était élancé dans les bras de son maître, tandis que Zerbino et Dolce se cramponnaient à ses jambes.

Je m’avançai à mon tour, et Vitalis, posant Capi à terre, me serra dans ses bras : pour la première fois, il m’embrassa en me répétant à plusieurs reprises :

Buon dì, povero caro !

Mon maître n’avait jamais été dur pour moi, mais n’avait jamais non plus été caressant, et je n’étais pas habitué à ces effusions ; cela m’attendrit et me fit venir les larmes aux yeux, car j’étais dans des dispositions où le cœur se serre vite.

Je le regardai, et je trouvai qu’il avait bien vieilli en prison ; sa taille s’était voûtée ; son visage avait pâli, ses lèvres s’étaient décolorées.

– Eh bien ! tu me trouves changé, n’est-ce pas, mon garçon ? me dit-il ; la prison est un mauvais séjour, et l’ennui une mauvaise maladie ; mais cela va aller mieux maintenant.

Puis changeant de sujet :

– Et cette dame qui m’a écrit, dit-il, comment l’as-tu connue ?

Alors, je lui racontai comment j’avais rencontré le Cygne, et comment depuis ce moment j’avais vécu auprès de madame Milligan et de son fils ; ce que nous avions vu, ce que nous avions fait.

Mon récit fut d’autant plus long que j’avais peur d’arriver à la fin et d’aborder un sujet qui m’épouvantait ; car jamais maintenant je ne pourrais dire à mon maître que je désirais le quitter pour rester avec madame Milligan et Arthur.

Mais je n’eus pas cet aveu à lui faire, car nous arrivâmes à l’hôtel où madame Milligan était logée, avant que mon récit fût terminé. D’ailleurs Vitalis ne me dit rien de la lettre de madame Milligan et ne me parla pas des propositions qu’elle avait dû lui adresser dans cette lettre.

– Et cette dame m’attend ? dit-il, quand nous entrâmes à l’hôtel.

– Oui, je vais vous conduire à son appartement.

– C’est inutile, donne-moi le numéro et reste ici à m’attendre, avec les chiens et Joli-Cœur.

Quand mon maître avait parlé, je n’avais pas l’habitude de répliquer ou de discuter ; je voulus cependant risquer une observation, pour lui demander de l’accompagner auprès de madame Milligan, ce qui me semblait aussi naturel que juste ; mais d’un geste il me ferma la bouche et je lui obéis, restant à la porte de l’hôtel, sur un banc, avec les chiens autour de moi. Eux aussi avaient voulu le suivre, mais ils n’avaient pas plus résisté à son ordre de ne pas entrer, que je n’y avais résisté moi-même ; Vitalis savait commander.

Pourquoi n’avait-il pas voulu que j’assistasse à son entretien avec madame Milligan ? Ce fut ce que je me demandai, tournant cette question dans tous les sens. Je ne lui avais pas encore trouvé de réponse lorsque je le vis revenir.

– Va faire tes adieux à cette dame, me dit-il, je t’attends ici ; nous partons dans dix minutes.

Je fus renversé.

– Eh bien ! dit-il, après quelques minutes d’attente, tu ne m’as donc pas compris ? tu restes là stupide : dépêchons !

Ce n’était pas son habitude de me parler durement, et depuis que j’étais avec lui, il ne m’en avait jamais autant dit.

Je me levai pour obéir machinalement sans comprendre.

Mais après avoir fait quelques pas pour monter à l’appartement de madame Milligan :

– Vous avez donc dit… demandai-je.

– J’ai dit que tu m’étais utile et que je t’étais moi-même utile ; par conséquent, que je n’étais pas disposé à céder les droits que j’avais sur toi ; marche et reviens.

Cela me rendit un peu de courage, car j’étais si complètement sous l’influence de mon idée fixe d’enfant trouvé, que j’imaginais que, s’il fallait partir avant dix minutes, c’était parce que mon maître avait dit ce qu’il savait de ma naissance.

En entrant dans l’appartement de madame Milligan, je trouvai Arthur en larmes et sa mère penchée sur lui pour le consoler.

– N’est-ce pas, Rémi, que vous n’allez pas partir ? s’écria Arthur.

Ce fut madame Milligan qui répondit pour moi, en expliquant que je devais obéir.

– J’ai demandé à votre maître de vous garder près de nous, me dit-elle, d’une voix qui me fit monter les larmes aux yeux, mais il ne veut pas y consentir, et rien n’a pu le décider.

– C’est un méchant homme ! s’écria Arthur.

– Non, ce n’est point un méchant homme, poursuivit madame Milligan, vous lui êtes utile, et de plus je crois qu’il a pour vous une véritable affection. D’ailleurs, ses paroles sont celles d’un honnête homme et de quelqu’un au-dessus de sa condition. Voilà ce qu’il m’a répondu pour expliquer son refus : "J’aime cet enfant, il m’aime ; le rude apprentissage de la vie que je lui fais faire près de moi lui sera plus utile que l’état de domesticité déguisée dans lequel vous le feriez vivre malgré vous. Vous lui donneriez de l’instruction, de l’éducation, c’est vrai ; vous formeriez son esprit, c’est vrai, mais non son caractère. Il ne peut pas être votre fils ; il sera le mien ; cela vaudra mieux que d’être le jouet de votre enfant malade, si doux, si aimable que paraisse être cet enfant. Moi aussi je l’instruirai."

– Puisqu’il n’est pas le père de Rémi ! s’écria Arthur.

– Il n’est pas son père, cela est vrai, mais il est son maître ; et Rémi lui appartient, puisque ses parents le lui ont loué. Il faut que pour le moment Rémi lui obéisse.

– Je ne veux pas que Rémi parte.

– Il faut cependant qu’il suive son maître ; mais j’espère que ce ne sera pas pour longtemps. Nous écrirons à ses parents, et je m’entendrai avec eux.

– Oh ! non ! m’écriai-je.

– Comment, non ?

– Oh ! non, je vous en prie !

– Il n’y a cependant que ce moyen, mon enfant.

– Je vous en prie, n’est-ce pas ?

Il est à peu près certain que si madame Milligan n’avait pas parlé de mes parents, j’aurais donné à nos adieux beaucoup plus que les dix minutes qui m’avaient été accordées par mon maître.

– C’est à Chavanon, n’est-ce pas ? continua madame Milligan.

Sans lui répondre, je m’approchai d’Arthur et le prenant dans mes bras, je l’embrassai à plusieurs reprises, mettant dans ces baisers toute l’amitié que je ressentais pour lui. Puis, m’arrachant à sa faible étreinte et revenant à madame Milligan, je me mis à genoux devant elle, et lui baisai la main.

– Pauvre enfant ! dit-elle en se penchant sur moi.

Et elle m’embrassa au front.

Alors je me relevai vivement et courant à la porte :

– Arthur, je vous aimerai toujours ! dis-je d’une voix entrecoupée par les sanglots, et vous, madame, je ne vous oublierai jamais !

– Rémi, Rémi ! cria Arthur.

Mais je n’en entendis pas davantage ; j’étais sorti et j’avais refermé la porte.

Une minute après, j’étais auprès de mon maître.

– En route ! me dit-il.

Et nous sortîmes de Cette par la route de Frontignan.

Ce fut ainsi que je quittai mon premier ami et me lançai dans des aventures qui m’auraient été épargnées, si victime d’un odieux préjugé je ne m’étais pas laissé affoler par une sotte crainte.