Sans famille/Édition Thieme, 1902/8
VIII
NEIGE ET LOUPS
[The troup starts out anew, travelling on from Cette to Avignon, Lyon, Dijon. Between Châtillon and Troyes, a distance of about thirteen miles, being overtaken by a heavy snowstorm, they are compelled to seek shelter in an abandoned hut. They make a fire and take turns in keeping it up. Remi is on duty. Vitalis is asleep.]
Mon maître dormait tranquillement ; les chiens et Joli-Cœur dormaient aussi, et du foyer avivé s’élevaient de belles flammes qui montaient en tourbillons jusqu’au toit, en jetant des étincelles pétillantes qui, seules, troublaient le silence.
Pendant assez longtemps je m’amusai à regarder ces étincelles, mais, peu à peu, la lassitude me prit et m’engourdit sans que j’en eusse conscience.
Si j’avais eu à m’occuper de ma provision de bois, je me serais levé, et, en marchant autour de la cabane, je me serais tenu éveillé ; mais, en restant assis, n’ayant d’autre mouvement à faire que d’étendre la main pour mettre des branches au feu, je me laissai aller à la somnolence qui me gagnait et, tout en me croyant sûr de me tenir éveillé, je me rendormis.
Tout à coup je fus réveillé en sursaut par un aboiement furieux.
Il faisait nuit ; j’avais sans doute dormi longtemps, et le feu s’était éteint, ou tout au moins il ne donnait plus de flammes qui éclairassent la hutte.
Les aboiements continuaient : c’était la voix de Capi ; mais, chose étrange, Zerbino, pas plus que Dolce ne répondaient à leur camarade.
– Eh bien, quoi ? s’écria Vitalis se réveillant aussi, que se passe-t-il ?
– Je ne sais pas.
– Tu t’es endormi et le feu s’éteint.
Capi s’était élancé vers la porte, mais n’était point sorti, et c’était de la porte qu’il aboyait.
La question que mon maître m’avait adressée, je me la posai : que se passait-il ?
Aux aboiements de Capi répondirent deux ou trois hurlements plaintifs dans lesquels je reconnus la voix de Dolce. Ces hurlements venaient de derrière notre hutte, et à une assez courte distance.
J’allais sortir ; mon maître m’arrêta en me posant la main sur l’épaule.
– Mets d’abord du bois sur le feu, me commanda-t-il.
Pendant que j’obéissais, il prit dans le foyer un tison sur lequel il souffla pour aviver la pointe carbonisée.
Puis au lieu de rejeter ce tison dans ce foyer, lorsqu’il fut rouge, il le garda à la main.
– Allons voir, dit-il, et marche derrière moi : en avant, Capi !
Au moment où nous allions sortir, un formidable hurlement éclata dans le silence, et Capi se rejeta dans nos jambes, effrayé.
– Des loups ! où sont Zerbino et Dolce ?
À cela je ne pouvais répondre. Sans doute les deux chiens étaient sortis pendant mon sommeil ; Zerbino réalisant le caprice qu’il avait manifesté, et que j’avais contrarié, Dolce suivant son camarade.
Les loups les avaient-ils emportés ? Il me semblait que l’accent de mon maître, lorsqu’il avait demandé où ils étaient, avait trahi cette crainte.
– Prends un tison, me dit-il, et allons à leur secours.
J’avais entendu raconter dans mon village d’effrayantes histoires de loups ; cependant je n’hésitai pas ; je m’armai d’un tison et suivis mon maître.
Mais lorsque nous fûmes dans la clairière nous n’aperçûmes ni chiens, ni loups.
On voyait seulement sur la neige les empreintes creusées par les deux chiens.
Nous suivîmes ces empreintes ; elles tournaient autour de la hutte ; puis à une certaine distance se montrait dans l’obscurité un espace où la neige avait été foulée, comme si des animaux s’étaient roulés dedans.
– Cherche, cherche, Capi, disait mon maître et en même temps il sifflait pour appeler Zerbino et Dolce.
Mais aucun aboiement ne lui répondait, aucun bruit ne troublait le silence lugubre de la forêt, et Capi, au lieu de chercher comme on lui commandait, restait dans nos jambes, donnant des signes manifestes d’inquiétude et d’effroi, lui qui ordinairement était aussi obéissant que brave.
La réverbération de la neige ne donnait pas une clarté suffisante pour nous reconnaître dans l’obscurité et suivre les empreintes ; à une courte distance, les yeux éblouis se perdaient dans l’ombre confuse.
De nouveau, Vitalis siffla, et d’une voix forte il appela Zerbino et Dolce.
Nous écoutons ; le silence continua ; j’eus le cœur serré.
Pauvre Zerbino ! Pauvre Dolce !
Vitalis précisa mes craintes.
– Les loups les ont emportés, dit-il ; pourquoi les as-tu laissés sortir ?
Ah ! oui, pourquoi ? Je n’avais pas de réponse à donner.
– Il faut les chercher, dis-je.
Je passai devant ; mais Vitalis m’arrêta.
– Et où veux-tu les chercher ? dit-il.
– Je ne sais pas, partout.
– Comment nous guider au milieu de l’obscurité, et dans cette neige ?
En effet, la neige nous montait jusqu’à mi-jambe, et ce n’étaient pas nos deux tisons qui pouvaient éclairer les ténèbres.
– S’ils n’ont pas répondu à mon appel, c’est qu’ils sont… bien loin, dit-il ; et puis, il ne faut pas nous exposer à ce que les loups nous attaquent nous-mêmes ; nous n’avons rien pour nous défendre.
C’était terrible d’abandonner ainsi ces deux pauvres chiens, ces deux camarades, ces deux amis, pour moi particulièrement, puisque je me sentais responsable de leur faute ; si je n’avais pas dormi, ils ne seraient pas sortis.
Mon maître s’était dirigé vers la hutte et je l’avais suivi, regardant derrière moi à chaque pas et m’arrêtant pour écouter ; mais je n’avais rien vu que la neige, je n’avais rien entendu que les craquements de la neige.
Dans la hutte, une surprise nouvelle nous attendait ; en notre absence, les branches que j’avais entassées sur le feu s’étaient allumées, elles flambaient jetant leurs lueurs dans les coins les plus sombres.
Je n’aperçus pas Joli-Cœur.
Sa couverture était restée devant le feu, mais elle était plate ; le singe ne se trouvait pas dessous.
Je l’appelai ; Vitalis l’appela à son tour ; il ne se montra pas.
Vitalis me dit qu’en s’éveillant, il l’avait senti près de lui, c’était donc depuis que nous étions sortis qu’il avait disparu ?
Nous primes une poignée de branches enflammées, et nous sortîmes, penchés en avant, nos branches inclinées sur la neige, cherchant les traces de Joli-Cœur.
Nous n’en trouvâmes point : il est vrai que le passage des chiens et nos piétinements avaient brouillé les empreintes, mais pas assez cependant pour qu’on ne pût pas reconnaître les pieds du singe.
Nous rentrâmes dans la cabane pour voir s’il ne s’était pas blotti dans quelque fagot.
Notre recherche dura longtemps ; dix fois nous passâmes à la même place, dans les mêmes coins ; je montai sur les épaules de Vitalis pour explorer les branches qui formaient notre toit ; tout fut inutile.
De temps en temps nous nous arrêtions pour l’appeler ; rien, toujours rien.
Vitalis paraissait exaspéré, tandis que moi j’étais désolé.
Comme je demandais à mon maître s’il pensait que les loups avaient pu aussi l’emporter :
– Non, me dit-il, les loups n’auraient pas osé entrer dans la cabane ; je crois qu’ils auront sauté sur Zerbino et sur Dolce qui étaient sortis, mais ils n’ont pas pénétré ici ; il est probable que Joli-Cœur épouvanté se sera caché quelque part pendant que nous étions dehors ; et c’est là ce qui m’inquiète pour lui, car par ce temps abominable il va gagner froid et pour lui le froid serait mortel.
– Alors cherchons encore.
De nouveau nous recommençâmes nos recherches, mais elles ne furent pas plus heureuses que la première fois.
– Il faut attendre le jour, dit Vitalis.
– Quand viendra-t-il ?
– Dans deux ou trois heures, je pense.
Il s’assit devant le feu, la tête entre ses deux mains.
Je n’osai pas le troubler. Je restai immobile près de lui, ne faisant un mouvement que pour mettre des branches sur le feu ; de temps en temps il se levait pour aller jusqu’à la porte : alors il regardait le ciel et il se penchait pour écouter ; puis il revenait prendre sa place.
Il me semblait que j’aurais mieux aimé qu’il me grondât, plutôt que de le voir ainsi morne et accablé.
Les trois heures dont il avait parlé s’écoulèrent avec une lenteur exaspérante ; c’était à croire que cette nuit ne finirait jamais.
Cependant les étoiles pâlirent et le ciel blanchit ; c’était le matin, bientôt il ferait jour.
Mais avec le jour naissant le froid augmenta ; l’air qui entrait par la porte était glacé.
Si nous retrouvions Joli-Cœur, serait-il encore vivant ?
Quelle espérance raisonnable de le retrouver pouvions-nous avoir ?
Qui pouvait savoir si le jour n’allait pas nous ramener la neige ?
Il ne la ramena pas ; le ciel, au lieu de se couvrir comme la veille, s’emplit d’une lueur rosée qui présageait le beau temps.
Aussitôt que la clarté froide du matin eut donné aux buissons et aux arbres leurs formes réelles, nous sortîmes. Vitalis s’était armé d’un fort bâton et j’en avais pris un pareillement.
Capi ne paraissait plus être sous l’impression de frayeur qui l’avait paralysé pendant la nuit ; les yeux sur ceux de son maître, il n’attendait qu’un signe pour s’élancer en avant.
Comme nous cherchions sur la terre les empreintes de Joli-Cœur, Capi leva la tête et se mit à aboyer joyeusement ; cela signifiait que c’était en l’air qu’il fallait chercher, et non à terre.
En effet, nous vîmes que la neige qui couvrait notre cabane avait été foulée jusqu’à une grosse branche penchée sur notre toit.
Nous suivîmes des yeux cette branche, qui appartenait à un chêne, et tout au haut de l’arbre, blottie dans une fourche, nous aperçûmes une petite forme de couleur sombre.
C’était Joli-Cœur : effrayé par les hurlements des chiens et des loups, il s’était élancé sur le toit de notre hutte, quand nous étions sortis, et de là il avait grimpé au haut du chêne, où, se trouvant en sûreté, il était resté blotti, sans répondre à nos appels.
La pauvre petite bête, si frileuse, devait être glacée.
Mon maître l’appela doucement, mais il ne bougea pas plus que s’il était mort.
Pendant plusieurs minutes, Vitalis répéta ses appels : Joli-Cœur ne donna pas signe de vie.
J’avais à racheter ma négligence de la nuit.
– Si vous voulez, dis-je, je vais l’aller chercher.
– Tu vas te casser le cou.
– Il n’y a pas de danger.
Le mot n’était pas très-juste ; il y avait danger, au contraire, surtout il y avait difficulté ; l’arbre était gros, et de plus il était couvert de neige dans les parties de son tronc et de ses branches qui avaient été exposées au vent.
J’avais appris de bonne heure à grimper aux arbres et j’avais acquis dans cet art une force remarquable. Quelques petites branches avaient poussé le long du tronc ; elles me servirent d’échelons, et, bienque je fusse aveuglé par la neige que mes mains me faisaient tomber dans les yeux, je parvins bientôt à la première fourche. Arrivé là, l’ascension devenait facile ; je n’avais plus qu’à veiller à ne pas glisser sur la neige.
Tout en montant, je parlais doucement à Joli-Cœur, qui ne bougeait pas, mais qui me regardait avec ses yeux brillants.
J’allais arriver à lui et déjà j’allongeais la main pour le prendre, lorsqu’il fit un bond et s’élança sur une autre branche.
Je le suivis sur cette branche ; mais les hommes, hélas ! et même les gamins, sont très inférieurs aux singes pour courir dans les arbres.
Aussi est-il bien probable que je n’aurais jamais pu atteindre Joli-Cœur, si la neige n’avait pas couvert les branches ; mais comme cette neige lui mouillait les mains et les pieds, il fut bientôt fatigué. Alors, dégringolant de branches en branches, il sauta d’un bond sur les épaules de son maître, et se cacha sous la veste de celui-ci.
C’était beaucoup d’avoir retrouvé Joli-Cœur, mais ce n’était pas tout : il fallait maintenant chercher les chiens.
Nous arrivâmes en quelques pas à l’endroit où nous étions déjà venus dans la nuit.
Maintenant qu’il faisait jour, il nous fut facile de deviner ce qui s’était passé : la neige gardait imprimée en creux l’histoire de la mort des chiens.
En sortant de la cabane l’un derrière l’autre, ils avaient longé les fagots, et nous suivions distinctement leurs traces pendant une vingtaine de mètres ; puis ces traces disparaissaient. Alors, on voyait d’autres empreintes : d’un côté, celles qui montraient par où les loups, en quelques bonds allongés, avaient sauté sur les chiens ; et de l’autre, celles qui disaient par où ils les avaient emportés après les avoir boulés. De traces des chiens, il n’en existait plus, à l’exception d’une traînée rouge qui çà et là ensanglantait la neige.
Il n’y avait plus maintenant à poursuivre nos recherches plus loin : les deux pauvres chiens avaient été égorgés et emportés, pour être dévorés à loisir dans quelque hallier épineux.
D’ailleurs, nous devions nous occuper au plus vite de réchauffer Joli-Cœur.
Nous rentrâmes dans la cabane ; et, tandis que Vitalis lui présentait les pieds et les mains au feu, comme on fait pour les petits enfants, je chauffai bien sa couverture et nous l’enveloppâmes dedans.
Mais ce n’était pas seulement une couverture qu’il fallait : c’était encore un bon lit bassiné, c’était surtout une boisson chaude, et nous n’avions ni l’un ni l’autre ; heureux encore d’avoir du feu.
Nous nous étions assis, mon maître et moi, autour du foyer, sans rien dire, et nous restions là, immobiles, regardant le feu brûler.
– Pauvre Zerbino, pauvre Dolce, pauvres amis !
C’étaient les paroles que tous deux nous murmurions chacun de notre côté, ou tout au moins les pensées de nos cœurs.
Ils avaient été nos camarades, nos compagnons de bonne et mauvaise fortune, et pour moi, pendant mes jours de détresse et de solitude, mes amis, presque mes enfants.
Je ne pouvais m’innocenter : si j’avais fait bonne garde comme je le devais, si je ne m’étais pas endormi, ils ne seraient pas sortis, et les loups ne seraient pas venus nous attaquer dans notre cabane, ils auraient été retenus à distance, effrayés par le feu.
J’aurais voulu que Vitalis me grondât, me battît.
Mais il ne me disait rien, il ne me regardait même pas ; il restait la tête penchée au-dessus du foyer : sans doute il songeait à ce que nous allions devenir sans les chiens.