Sans famille/Édition Thieme, 1902/9

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Sans famille (version abrégée)
Texte établi par Hugo Paul ThiemeH. Holt and company (p. 78-85).

IX

MONSIEUR JOLI-CŒUR

[The first thing to do on reaching the next village was to care for Joli-Cœur. It was necessary to seek the aid of a physician, who was called in ostensibly to administer to Remi. Funds were low and a performance was necessary in order to make up forty francs to pay expenses and remain in the inn.]

L’heure était venue de nous rendre aux halles ; j’arrangeais un bon feu dans la cheminée avec de bonnes bûches qui devaient durer longtemps ; j’enveloppai bien dans sa couverture le pauvre petit Joli-Cœur qui pleurait à chaudes larmes, et qui m’embrassait tant qu’il pouvait, puis nous partîmes.

En cheminant dans la neige, mon maître m’expliqua ce qu’il attendait de moi.

Il ne pouvait être question de nos pièces ordinaires puisque nos principaux comédiens manquaient, mais nous devions, Capi et moi, donner tout ce que nous avions de zèle et de talent. Il s’agissait de faire une recette de quarante francs.

Quarante francs ! c’était bien là le terrible.

Tout avait été préparé par Vitalis, il ne s’agissait plus que d’allumer les chandelles ; mais c’était un luxe que nous ne devions nous permettre que quand la salle serait à peu près garnie, car il fallait que notre illumination ne finît pas avant la représentation.

Pendant que nous prenions possession de notre théâtre, le tambour parcourait une dernière fois les rues du village, et nous entendions les roulements de sa caisse qui s’éloignaient ou se rapprochaient selon le caprice des rues.

Après avoir terminé la toilette de Capi et la mienne, j’allai me poster derrière un pilier pour voir l’arrivée de la compagnie.

Bientôt les roulements du tambour se rapprochèrent, et j’entendis dans la rue une vague rumeur.

Elle était produite par les voix d’une vingtaine de gamins qui suivaient le tambour en marquant le pas.

Sans suspendre sa batterie, le tambour vint se placer entre deux lampions allumés à l’entrée de notre théâtre, et le public n’eut plus qu’à occuper ses places en attendant que le spectacle commençât.

Hélas ! qu’il était lent à venir, et cependant à la porte, le tambour continuait ses ra et ses fla avec une joyeuse énergie ; tous les gamins du village étaient, je pense, installés ; mais ce n’étaient pas les gamins qui nous feraient une recette de quarante francs ; il nous fallait des gens importants, à la bourse bien garnie et à la main facile à s’ouvrir. Enfin mon maître décida que nous devions commencer, bien que la salle fût loin d’être remplie ; mais nous ne pouvions attendre davantage, poussés que nous étions par la terrible question des chandelles.

Ce fut à moi de paraître le premier sur le théâtre, et en m’accompagnant de ma harpe je chantai deux chansonnettes. Pour être sincère je dois déclarer que les applaudissements que je recueillis furent assez rares.

Je n’ai jamais eu un bien grand amour-propre du comédien, mais dans cette circonstance, la froideur du public me désola. Assurément si je ne lui plaisais pas, il n’ouvrirait pas sa bourse. Ce n’était pas pour la gloire que je chantais, c’était pour le pauvre Joli-Cœur. Ah ! comme j’aurais voulu le toucher, ce public, l’enthousiasmer, lui faire perdre la tête ; mais autant que je pouvais voir dans cette halle pleine d’ombres bizarres, il me semblait que je l’intéressais fort peu et qu’il ne m’acceptait pas comme un prodige.

Capi fut plus heureux ; on l’applaudit à plusieurs reprises, et à pleines mains.

La représentation continua : grâce à Capi elle se termina au milieu des bravos, non-seulement on claquait des mains, mais encore on trépignait des pieds.

Le moment décisif était arrivé. Pendant que sur la scène, accompagné par Vitalis, je dansais un pas espagnol, Capi, la sébile à la gueule, parcourait tous les rangs de l’assemblée.

Ramasserait-il les quarante francs ? c’était la question qui me serrait le cœur, tandis que je souriais au public avec mes mines les plus agréables.

J’étais à bout de souffle et je dansais toujours, car je ne devais m’arrêter que lorsque Capi serait revenu : il ne se pressait point, et quand on ne lui donnait pas, il frappait des petits coups de patte sur la poche qui ne voulait pas s’ouvrir.

Enfin je le vis apparaître, et j’allais m’arrêter, quand Vitalis me fit signe de continuer.

Je continuai et me rapprochant de Capi, je vis que la sébile n’était pas pleine, il s’en fallait de beaucoup.

À ce moment Vitalis qui, lui aussi, avait jugé la recette, se leva :

– Je crois pouvoir dire, sans nous flatter, que nous avons exécuté notre programme ; cependant comme nos chandelles vivent encore, je vais, si la société le désire, lui chanter quelques airs ; Capi fera une nouvelle tournée, et les personnes qui n’avaient pas pu trouver l’ouverture de leur poche, à son premier passage, seront peut-être plus souples et plus adroites cette fois ; je les avertis de se préparer à l’avance.

Bien que Vitalis eût été mon professeur je ne l’avais jamais entendu vraiment chanter, ou tout au moins comme il chanta ce soir-là.

Il choisit deux airs que tout le monde connaît, mais que moi je ne connaissais pas alors, la romance de Joseph : "À peine au sortir de l’enfance," et celle de Richard Cœur-de-Lion : "Ô Richard, ô mon roi !"

Je n’étais pas à cette époque en état de juger si l’on chantait bien ou mal, avec art ou sans art, mais ce que je puis dire c’est le sentiment que sa façon de chanter provoqua en moi ; dans le coin de la scène où je m’étais retiré, je fondis en larmes.

À travers le brouillard qui obscurcissait mes yeux, je vis une jeune dame qui occupait le premier banc, applaudir de toutes ses forces. Je l’avais déjà remarquée, car ce n’était point une paysanne, comme celles qui composaient le public : c’était une vraie dame, jeune, belle, et qu’à son manteau de fourrure, j’avais jugée être la plus riche du village ; elle avait près d’elle un enfant qui, lui aussi, avait beaucoup applaudi Capi ; son fils sans doute, car il avait une grande ressemblance avec elle.

Après la première romance, Capi avait recommencé sa quête, et j’avais vu avec surprise que la belle dame n’avait rien mis dans la sébile.

Quand mon maître eut achevé l’air de Richard, elle me fit un signe de main, et je m’approchai d’elle.

– Je voudrais parler à votre maître, me dit-elle. Cela m’étonna un peu que cette belle dame voulût parler à mon maître. Elle aurait mieux fait, selon moi, de mettre son offrande dans la sébile ; cependant j’allai transmettre ce désir ainsi exprimé à Vitalis, et pendant ce temps Capi revint près de nous.

La seconde quête avait été encore moins productive que la première.

– Que me veut cette dame ? demanda Vitalis.

– Vous parler.

– Je n’ai rien à lui dire.

– Elle n’a rien donné à Capi ; elle veut peut-être lui donner maintenant.

– Alors, c’est à Capi d’aller à elle et non à moi.

Cependant il se décida, en prenant Capi avec lui.

Je les suivis.

Pendant ce temps un domestique portant une lanterne et une couverture, était venu se placer près de la dame et de l’enfant.

Vitalis s’était approché et avait salué froidement.

– Pardonnez-moi de vous avoir dérangé, dit la dame, mais j’ai voulu vous féliciter.

Vitalis s’inclina sans répliquer un seul mot.

– Je suis musicienne, continua la dame, c’est vous dire combien je suis sensible à un grand talent comme le vôtre.

Un grand talent chez mon maître, chez Vitalis, le chanteur des rues, le montreur de bêtes ; je restai stupéfait.

– Il n’y a pas de talent chez un vieux bonhomme tel que moi, dit Vitalis.

– Ne croyez pas que je sois poussée par une curiosité indiscrète, dit la dame.

– Mais je serais tout prêt à satisfaire cette curiosité ; vous avez été surprise, n’est-ce pas, d’entendre chanter à peu près un montreur de chiens ?

– Émerveillée.

– C’est bien simple cependant ; je n’ai pas toujours été ce que je suis en ce moment, autrefois, dans ma jeunesse, il y a longtemps, j’ai été… oui, j’ai été le domestique d’un grand chanteur, et par imitation, comme un perroquet, je me suis mis à répéter quelques airs que mon maître étudiait devant moi ; voilà tout.

La dame ne répondit pas, elle regarda assez longuement Vitalis, qui se tenait devant elle dans une attitude embarrassée.

– Au revoir, monsieur, dit-elle en appuyant sur le mot monsieur, qu’elle prononça avec une étrange intonation ; au revoir, et encore une fois, laissez-moi vous remercier de l’émotion que je viens de ressentir.

Puis, se baissant vers Capi, elle mit dans la sébile une pièce d’or.

Je croyais que Vitalis allait reconduire cette dame, mais il n’en fit rien, et quand elle se fut éloignée de quelques pas, je l’entendis murmurer à mi-voix deux ou trois jurons italiens.

– Elle a donné un louis à Capi, dis-je.

Je crus qu’il allait m’allonger une taloche ; cependant il arrêta sa main levée.

– Un louis, dit-il, comme s’il sortait d’un rêve, ah ! oui, c’est vrai, pauvre Joli-Cœur, je l’oubliais, allons le rejoindre.

Notre ménage fut vite fait, et nous ne tardâmes point à rentrer à l’auberge.

Je montai l’escalier le premier et j’entrai dans la chambre en courant ; le feu n’était pas éteint, mais il ne donnait plus de flamme.

J’allumai vivement une chandelle et je cherchai Joli-Cœur, surpris de ne pas l’entendre.

Couché sur sa couverture, tout de son long, il avait revêtu son uniforme de général, et il paraissait dormir.

Je me penchai sur lui pour lui prendre doucement la main sans le réveiller.

Cette main était froide.

À ce moment, Vitalis entrait dans la chambre.

Je me tournai vers lui.

– Joli-Cœur est froid !

Vitalis se pencha près de moi :

– Hélas ! dit-il, il est mort. Cela devait arriver. Vois-tu, Rémi, j’ai été coupable de t’enlever à madame Milligan. Je suis puni. Zerbino, Dolce. Aujourd’hui Joli-Cœur. Ce n’est pas la fin.