Sans famille/Dentu, 1887/Deuxième partie/13

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Dentu (2p. 265-280).


XIII


LA FAMILLE DRISCOLL


Le clerc qui devait me conduire chez mes parents était un vieux petit bonhomme ratatiné, parcheminé, ridé, vêtu d’un habit noir râpé et lustré, cravaté de blanc ; lorsque nous fûmes dehors il se frotta les mains frénétiquement en faisant craquer les articulations de ses doigts et de ses poignets, secoua ses jambes comme s’il voulait envoyer au loin ses bottes éculées et levant le nez en l’air, il aspira fortement le brouillard à plusieurs reprises, avec la béatitude d’un homme qui a été enfermé.

— Il trouve que ça sent bon, me dit Mattia en italien.

Le vieux bonhomme nous regarda, et sans nous parler, il nous fit « psit, psit », comme s’il s’était adressé à des chiens, ce qui voulait dire que nous devions marcher sur ses talons et ne pas le perdre.

Nous ne tardâmes pas à nous trouver dans une grande rue encombrée de voitures ; il en arrêta au passage une dont le cocher au lieu d’être assis sur son siège derrière son cheval, était perché en l’air derrière et tout au haut d’une sorte de capote de cabriolet ; je sus plus tard que cette voiture s’appelait un cab.

Il nous fit monter dans cette voiture qui n’était pas close par devant, et au moyen d’un petit judas ouvert dans la capote il engagea un dialogue avec le cocher ; plusieurs fois le nom de Bethnal-Green fut prononcé et je pensai que c’était le nom du quartier dans lequel demeuraient mes parents ; je savais que green en anglais veut dire vert et cela me donna l’idée que ce quartier devait être planté de beaux arbres, ce qui tout naturellement me fut très-agréable ; cela ne ressemblerait point aux vilaines rues de Londres si sombres et si tristes que nous avions traversées en arrivant ; c’était très-joli une maison dans une grande ville, entourée d’arbres.

La discussion fut assez longue entre notre conducteur et le cocher ; tantôt c’était l’un qui se haussait au judas pour donner des explications, tantôt c’était l’autre qui semblait vouloir se précipiter de son siège par cette étroite ouverture pour dire qu’il ne comprenait absolument rien à ce qu’on lui demandait.

Mattia et moi nous étions tassés dans un coin avec Capi entre mes jambes, et, en écoutant cette discussion, je me disais qu’il était vraiment bien étonnant qu’un cocher ne parût pas connaître un endroit aussi joli que devait l’être Bethnal-Green ; il y avait donc bien des quartiers verts à Londres ? Cela était assez étonnant, car d’après ce que nous avions déjà vu, j’aurais plutôt cru à de la suie.

Nous roulons assez vite dans des rues larges, puis dans des rues étroites, puis dans d’autres rues larges, mais sans presque rien voir autour de nous, tant le brouillard qui nous enveloppe est opaque ; il commence à faire froid, et cependant nous éprouvons un sentiment de gêne dans la respiration comme si nous étouffions. Quand je dis nous, il s’agit de Mattia et de moi, car notre guide paraît au contraire se trouver à son aise ; en tout cas, il respire l’air fortement, la bouche ouverte, en reniflant, comme s’il était pressé d’emmagasiner une grosse provision d’air dans ses poumons, puis, de temps en temps, il continue à faire craquer ses mains et à détirer ses jambes. Est-ce qu’il est resté pendant plusieurs années sans remuer et sans respirer ?

Malgré l’émotion qui m’enfièvre à la pensée que dans quelques instants, dans quelques secondes peut-être, je vais embrasser mes parents, mon père, ma mère, mes frères, mes sœurs, j’ai grande envie de voir la ville que nous traversons : n’est-ce pas ma ville, ma patrie ?

Mais, j’ai beau ouvrir les yeux, je ne vois rien ou presque rien, si ce n’est les lumières rouges du gaz qui brûlent dans le brouillard, comme dans un épais nuage de fumée ; c’est à peine si on aperçoit les lanternes des voitures que nous croisons, et, de temps en temps nous nous arrêtons court, pour ne pas accrocher ou pour ne pas écraser des gens qui encombrent les rues.

Nous roulons toujours ; il y a déjà bien longtemps que nous sommes sortis de chez Greth and Galley ; cela me confirme dans l’idée que mes parents demeurent à la campagne ; bientôt sans doute nous allons quitter les rues étroites pour courir dans les champs.

Comme nous nous tenons la main, Mattia et moi, cette pensée que je vais retrouver mes parents me fait serrer la sienne ; il me semble qu’il est nécessaire de lui exprimer que je suis son ami, en ce moment même, plus que jamais et pour toujours.

Mais au lieu d’arriver dans la campagne, nous entrons dans des rues plus étroites, et nous entendons le sifflet des locomotives.

Alors je prie Mattia de demander à notre guide si nous n’allons pas enfin arriver chez mes parents ; la réponse de Mattia est désespérante : il prétend que le clerc de Greth and Galley a dit qu’il n’était jamais venu dans ce quartier de voleurs. Sans doute Mattia se trompe, il ne comprend pas ce qu’on lui a répondu. Mais il soutient que thieves, le mot anglais dont le clerc s’est servi, signifie bien voleurs en français, et qu’il en est sûr. Je reste un moment déconcerté, puis je me dis que si le clerc a peur des voleurs, c’est que justement nous allons entrer dans la campagne, et que le mot green qui se trouve après Bethnal, s’applique bien à des arbres et à des prairies. Je communique cette idée à Mattia, et la peur du clerc nous fait beaucoup rire : comme les gens qui ne sont pas sortis des villes sont bêtes !

Mais rien n’annonce la campagne : l’Angleterre n’est donc qu’une ville de pierre et de boue qui s’appelle Londres ? Cette boue nous inonde dans notre voiture, elle jaillit jusque sur nous en plaques noires ; une odeur infecte nous enveloppe depuis assez longtemps déjà ; tout cela indique que nous sommes dans un vilain quartier, le dernier sans doute, avant d’arriver dans les prairies de Bethnal-Green. Il me semble que nous tournons sur nous-mêmes, et de temps en temps notre cocher ralentit sa marche, comme s’il ne savait plus où il est. Tout à coup, il s’arrête enfin brusquement, et notre judas s’ouvre.

Alors une conversation ou plus justement une discussion, s’engage : Mattia me dit qu’il croit comprendre que notre cocher ne veut pas aller plus loin, parce qu’il ne connaît pas son chemin ; il demande des indications au clerc de Greth and Galley, et celui-ci continue à répondre qu’il n’est jamais venu dans ce quartier de voleurs : j’entends le mot thieves.

Assurément, ce n’est pas là Bethnal-Green.

Que va-t-il se passer ?

La discussion continue par le judas, et c’est avec une égale colère que le cocher et le clerc s’envoient leurs répliques par ce trou.

Enfin, le clerc après avoir donné de l’argent au cocher qui murmure, descend du cab, et de nouveau, il nous fait « psit, psit » ; il est clair que nous devons descendre à notre tour.

Nous voilà dans une rue fangeuse, au milieu du brouillard ; une boutique est brillamment illuminée, et le gaz reflété par des glaces, par des dorures et par des bouteilles taillées à facettes, se répand dans la rue, où il perce le brouillard jusqu’au ruisseau : c’est une taverne, ou mieux ce que les Anglais nomment un gin palace, un palais dans lequel on vend de l’eau-de-vie de genièvre et aussi des eaux-de-vie de toutes sortes, qui, les unes comme les autres, ont pour même origine l’alcool de grain ou de betterave.

— Psit ! psit ! fait notre guide.

Et nous entrons avec lui dans ce gin palace. Décidément, nous avons eu tort de croire que nous étions dans un misérable quartier ; je n’ai jamais vu rien de plus luxueux ; partout des glaces et des dorures, le comptoir est en argent. Cependant, les gens qui se tiennent debout devant ce comptoir ou appuyés de l’épaule contre les murailles ou contre les tonneaux, sont déguenillés, quelques-uns n’ont pas de souliers, et leurs pieds nus qui ont pataugé dans la boue des cloaques, sont aussi noirs que s’ils avaient été cirés avec un cirage qui n’aurait pas encore eu le temps de sécher.

Sur ce beau comptoir en argent, notre guide se fait servir un verre d’une liqueur blanche qui sent bon, et, après l’avoir vidé d’un trait avec l’avidité qu’il mettait, quelques instants auparavant, à avaler le brouillard, il engage une conversation avec l’homme aux bras nus jusqu’au coude qui l’a servi.

Il n’est pas bien difficile de deviner qu’il demande son chemin, et je n’ai pas besoin d’interroger Mattia.

De nouveau nous cheminons sur les talons de notre guide ; maintenant la rue est si étroite que malgré le brouillard nous voyons les maisons qui la bordent de chaque côté ; des cordes sont tendues en l’air de l’une à l’autre de ces maisons, et çà et là des linges et des haillons pendent à ces cordes. Assurément ce n’est pas pour sécher qu’ils sont là.

Où allons-nous ? Je commence à être inquiet, et de temps en temps Mattia me regarde ; cependant il ne m’interroge pas.

De la rue nous sommes passés dans une ruelle, puis dans une cour, puis dans une ruelle encore ; les maisons sont plus misérables que dans le plus misérable village de France ; beaucoup sont en planches comme des hangars ou des étables, et cependant ce sont bien des maisons ; des femmes tête nue, et des enfants grouillent sur les seuils.

Quand une faible lueur nous permet de voir un peu distinctement autour de nous, je remarque que ces femmes sont pâles, leurs cheveux d’un blond de lin pendent sur leurs épaules ; les enfants sont presque nus et les quelques vêtements qu’ils ont sur le dos sont en guenilles : dans une ruelle, nous trouvons des porcs qui farfouillent dans le ruisseau stagnant, d’où se dégage une odeur fétide.

Notre guide ne tarde pas à s’arrêter ; assurément il est perdu ; mais à ce moment vient à nous un homme vêtu d’une longue redingote bleue et coiffé d’un chapeau garni de cuir verni ; autour de son poignet, est passé un galon noir et blanc ; un étui est suspendu à sa ceinture ; c’est un homme de police, un policeman.

Une conversation s’engage, et bientôt nous nous remettons en route, précédés du policeman ; nous traversons des ruelles, des cours, des rues tortueuses ; il me semble que çà et là des maisons sont effondrées.

Enfin nous nous arrêtons dans une cour dont le milieu est occupé par une petite mare.

Red lion court, dit le policeman.

Ces mots que j’ai entendu prononcer plusieurs fois déjà signifient : « Cour du Lion-Rouge », m’a dit Mattia.

Pourquoi nous arrêtons-nous ? Il est impossible que nous soyons à Bethnal-Green ; est-ce que c’est dans cette cour que demeurent mes parents ? Mais alors ?…

Je n’ai pas le temps d’examiner ces questions qui passent devant mon esprit inquiet ; le policeman a frappé à la porte d’une sorte de hangar en planches et notre guide le remercie ; nous sommes donc arrivés.

Mattia, qui ne m’a pas lâché la main, me la serre, et je serre la sienne.

Nous nous sommes compris : l’angoisse qui étreint mon cœur étreint le sien aussi.

J’étais tellement troublé que je ne sais trop comment la porte à laquelle le policeman avait frappé nous fut ouverte, mais à partir du moment où nous fûmes entrés dans une vaste pièce qu’éclairaient une lampe et un feu de charbon de terre brûlant dans une grille, mes souvenirs me reviennent.

Devant ce feu, dans un fauteuil en paille qui avait la forme d’une niche de saint, se tenait immobile comme une statue un vieillard à barbe blanche, la tête couverte d’un bonnet noir ; en face l’un de l’autre, mais séparés par une table, étaient assis un homme et une femme ; l’homme avait quarante ans environ, il était vêtu d’un costume de velours gris, sa physionomie était intelligente mais dure ; la femme, plus jeune de cinq ou six ans, avait des cheveux blonds qui pendaient sur un châle à carreaux blancs et noirs croisé autour de sa poitrine ; ses yeux n’avaient pas de regard et l’indifférence ou l’apathie était empreinte sur son visage qui avait dû être beau, comme dans ses gestes indolents ; dans la pièce se trouvaient quatre enfants, deux garçons et deux filles, tous blonds, d’un blond de lin comme leur mère ; l’aîné des garçons paraissait être âgé de onze ou douze ans ; la plus jeune des petites filles avait trois ans à peine, elle marchait en se traînant à terre.

Je vis tout cela d’un coup d’œil et avant que notre guide, le clerc de Greth and Galley, eût achevé de parler.

Que dit-il ? Je l’entendis à peine et je ne le compris pas du tout ; le nom de Driscoll, mon nom m’avait dit l’homme d’affaires, frappa seulement mon oreille.

Tous les yeux s’étaient tournés vers Mattia et vers moi, même ceux du vieillard immobile ; seule la petite fille prêtait attention à Capi.

— Lequel de vous deux est Rémi ? demanda en français l’homme au costume de velours gris.

Je m’avançai d’un pas.

— Moi, dis-je.

— Alors, embrasse ton père, mon garçon.

Quand j’avais pensé à ce moment, je m’étais imaginé que j’éprouverais un élan qui me pousserait dans les bras de mon père ; je ne trouvai pas cet élan en moi. Cependant je m’avançai et j’embrassai mon père.

— Maintenant, me dit-il, voilà ton grand-père, ta mère, tes frères et tes sœurs.

J’allai à ma mère tout d’abord et la pris dans mes bras ; elle me laissa l’embrasser, mais elle-même elle ne m’embrassa point, elle me dit seulement deux ou trois paroles que je ne compris pas.

— Donne une poignée de main à ton grand-père, me dit mon père, et vas-y doucement : il est paralysé.

Je donnai aussi la main à mes deux frères et à ma sœur aînée ; je voulus prendre la petite dans mes bras, mais comme elle était occupée à flatter Capi, elle me repoussa.

Tout en allant ainsi de l’un à l’autre, j’étais indigné contre moi-même : eh quoi ! je ne ressentais pas plus de joie à me retrouver enfin dans ma famille ; j’avais un père, une mère, des frères, des sœurs, j’avais un grand-père, j’étais réuni à eux et je restais froid ; j’avais attendu ce moment avec une impatience fiévreuse, j’avais été fou de joie en pensant que moi aussi j’allais avoir une famille, des parents à aimer, qui m’aimeraient, et je restais embarrassé, les examinant tous curieusement, et ne trouvant rien en mon cœur à leur dire, pas une parole de tendresse. J’étais donc un monstre ? Je n’étais donc pas digne d’avoir une famille ?

Si j’avais trouvé mes parents dans un palais au lieu de les trouver dans un hangar, n’aurais-je pas éprouvé pour eux ces sentiments de tendresse que quelques heures auparavant je ressentais en mon cœur pour un père et une mère que je ne connaissais pas, et que je ne pouvais pas exprimer à un père et à une mère que je voyais ?

Cette idée m’étouffa de honte : revenant devant ma mère, je la pris de nouveau dans mes bras et je l’embrassai à pleines lèvres : sans doute elle ne comprit pas ce qui provoquait cet élan, car au lieu de me rendre mes baisers, elle me regarda de son air indolent, puis s’adressant à son mari, mon père, en haussant doucement les épaules, elle lui dit quelques mots que je ne compris pas, mais qui firent rire celui-ci : cette indifférence d’une part et d’autre part ce rire me serrèrent le cœur à le briser, il me semblait que cette effusion de tendresse ne méritait pas qu’on la reçût ainsi.

Mais on ne me laissa pas le temps de me livrer à mes impressions.

— Et celui-là, demanda mon père en désignant Mattia, quel est-il ?

J’expliquai quels liens m’attachaient à Mattia, et je le fis en m’efforçant de mettre dans mes paroles un peu de l’amitié que j’éprouvais, et aussi en tâchant d’expliquer la reconnaissance que je lui devais.

— Bon, dit mon père, il a voulu voir du pays.

J’allais répondre ; Mattia me coupa la parole :

— Justement, dit-il.

— Et Barberin ? demanda mon père. Pourquoi donc n’est-il pas venu ?

J’expliquai que Barberin était mort, ce qui avait été une grande déception pour moi lorsque nous étions arrivés à Paris, après avoir appris à Chavanon par mère Barberin que mes parents me cherchaient.

Alors mon père traduisit à ma mère ce que je venais de dire et je crus comprendre que celle-ci répondit que c’était très-bon ou très-bien ; en tous cas elle prononça à plusieurs reprises les mots well et good que je connaissais. Pourquoi était-il bon et bien que Barberin fût mort ? ce fut ce que je me demandai sans trouver de réponse à cette question.

— Tu ne sais pas l’anglais ? me demanda mon père.

— Non ; je sais seulement le français et aussi l’italien pour l’avoir appris avec un maître à qui Barberin m’avait loué.

— Vitalis ?

— Vous avez su…

— C’est Barberin qui m’a dit son nom, lorsqu’il y a quelque temps je me suis rendu en France pour te chercher. Mais tu dois être curieux de savoir comment nous ne t’avons pas cherché pendant treize ans, et comment tout à coup nous avons eu l’idée d’aller trouver Barberin.

— Oh ! oui, très-curieux, je vous assure, bien curieux.

— Alors viens là auprès du feu, je vais te conter cela.

En entrant j’avais déposé ma harpe contre la muraille, je débouclai mon sac et pris la place qui m’était indiquée.

Mais comme j’étendais mes jambes crottées et mouillées devant le feu, mon grand-père cracha de mon côté sans rien dire, à peu près comme un vieux chat en colère ; je n’eus pas besoin d’autre explication pour comprendre que je le gênais, et je retirai mes jambes.

— Ne fais pas attention, dit mon père, le vieux n’aime pas qu’on se mette devant son feu, mais si tu as froid chauffe-toi ; il n’y a pas besoin de se gêner avec lui.

Je fus abasourdi d’entendre parler ainsi de ce vieillard à cheveux blancs ; il me semblait que si l’on devait se gêner avec quelqu’un, c’était précisément avec lui ; je tins donc mes jambes sous ma chaise.

— Tu es notre fils aîné, me dit mon père, et tu es né un an après mon mariage avec ta mère. Quand j’épousai ta mère, il y avait une jeune fille qui croyait que je la prendrais pour femme, et à qui ce mariage inspira une haine féroce contre celle qu’elle considérait comme sa rivale. Ce fut pour se venger que le jour juste où tu atteignais tes six mois, elle te vola et t’emporta en France, à Paris, où elle t’abandonna dans la rue. Nous fîmes toutes les recherches possibles, mais cependant sans aller jusqu’à Paris, car nous ne pouvions pas supposer qu’on t’avait porté si loin. Nous ne te retrouvâmes point, et nous te croyions mort et perdu à jamais, lorsqu’il y a trois mois, cette femme, atteinte d’une maladie mortelle, révéla, avant de mourir, la vérité. Je partis aussitôt pour la France et j’allai chez le commissaire de police du quartier dans lequel tu avais été abandonné. Là on m’apprit que tu avais été adopté par un maçon de la Creuse, celui-là même qui t’avait trouvé, et aussitôt je me rendis à Chavanon. Barberin me dit qu’il t’avait loué à Vitalis, un musicien ambulant et que tu parcourais la France avec celui-ci. Comme je ne pouvais pas rester en France et me mettre à la poursuite de Vitalis, je chargeai Barberin de ce soin et lui donnai de l’argent pour venir à Paris. En même temps je lui recommandais d’avertir les gens de loi qui s’occupent de mes affaires, MM. Greth et Galley, quand il t’aurait retrouvé. Si je ne lui donnai point mon adresse ici, c’est que nous n’habitons Londres que dans l’hiver ; pendant la belle saison nous parcourons l’Angleterre et l’Écosse pour notre commerce de marchands ambulants avec nos voitures et notre famille. Voilà, mon garçon, comment tu as été retrouvé, et comment après treize ans, tu reprends ici ta place, dans la famille. Je comprends que tu sois un peu effarouché car tu ne nous connais pas, et tu n’entends pas ce que nous disons de même que tu ne peux pas te faire entendre ; mais j’espère que tu t’habitueras vite.

Oui sans doute, je m’habituerais vite ; n’était-ce pas tout naturel puisque j’étais dans ma famille, et que ceux avec qui j’allais vivre étaient mes père et mère, mes frères et sœurs ?

Les beaux langes n’avaient pas dit vrai ; pour mère Barberin, pour Lise, pour le père Acquin, pour ceux qui m’avaient secouru c’était un malheur ; je ne pourrais pas faire pour eux ce que j’avais rêvé, car des marchands ambulants, alors surtout qu’ils demeurent dans un hangar, ne doivent pas être bien riches ; mais pour moi qu’importait après tout : j’avais une famille et c’était un rêve d’enfant de s’imaginer que la fortune serait ma mère : tendresse vaut mieux que richesse : ce n’était pas d’argent que j’avais besoin, c’était d’affection.

Pendant que j’écoutais le récit de mon père, n’ayant des yeux et des oreilles que pour lui, on avait dressé le couvert sur la table : des assiettes à fleurs bleues, et dans un plat en métal un gros morceau de bœuf cuit au four avec des pommes de terre tout autour.

— Avez-vous faim, les garçons ? nous demanda mon père en s’adressant à Mattia et à moi.

Pour toute réponse, Mattia montra ses dents blanches.

— Eh bien, mettons-nous à table, dit mon père.

Mais avant de s’asseoir, il poussa le fauteuil de mon grand-père jusqu’à la table. Puis prenant place lui-même le dos au feu, il commença à couper le roast-beef et il nous en servit à chacun une belle tranche accompagnée de pommes de terre.

Quoique je n’eusse pas été élevé dans des principes de civilité, ou plutôt pour dire vrai, bien que je n’eusse pas été élevé du tout, je remarquai que mes frères et ma sœur aînée mangeaient le plus souvent avec leurs doigts, qu’ils trempaient dans la sauce et qu’ils léchaient sans que mon père ni ma mère parussent s’en apercevoir ; quant à mon grand-père, il n’avait d’attention que pour son assiette, et la seule main dont il pût se servir allait continuellement de cette assiette à sa bouche ; quand il laissait échapper un morceau de ses doigts tremblants mes frères se moquaient de lui.

Le souper achevé, je crus que nous allions passer la soirée devant le feu ; mais mon père me dit qu’il attendait des amis, et que nous devions nous coucher ; puis, prenant une chandelle, il nous conduisit dans une remise qui tenait à la pièce où nous avions mangé : là se trouvaient deux de ces grandes voitures qui servent ordinairement aux marchands ambulants. Il ouvrit la porte de l’une et nous vîmes qu’il s’y trouvait deux lits superbes.

— Voilà vos lits, dit-il ; dormez bien.

Telle fut ma réception dans ma famille, — la famille Driscoll.